Tu soupires, jetant un œil dans le miroir. Un œil. Tu souris. Tu viens d'imaginer une scène stupide, où tu serais en train de jeter un œil au sens propre. Tu imagines la texture du globe oculaire entre tes doigts. Gélatineux, poisseux, quelques gouttes de sang sur tes doigts, s'insinuant sous tes ongles, alors que tu fais passer l'oeil d'une main à l'autre. Tu frémis, revenant à la réalité, arraché à ta rêverie par un bruit de pas. Tu finis de passer la lame de ton rasoir sur ta joue, d'un mouvement ample et rapide, chassant le restant de mousse. Combien de temps as-tu passé là-bas, dans cet enfer destiné à t'entraîner ? Trop longtemps. Tu te rappelles des heures passées à te muscler. A t'endurcir. A travailler ton physique. A affûter ton mental. Tu te rappelles de ces heures passées à geindre de tes courbatures, trop épuisé physiquement pour oser réfléchir. Trop vidé pour arriver à aligner deux pensées correctes. Mais tout ça est bel et bien terminé. Un léger sourire se dessine sur tes lèvres, alors que la porte de la salle de bain s'ouvre à la volée derrière toi. Grand con. Toujours pas foutu de toquer avant d'entrer ? Bah, tant pis. Tu lui aurais bien fait croire à une coupure à cause de son entrée impromptue. Ca aurait presque pu être drôle. Mais t'as pas le temps pour ça. Vivement que tu te barres de cette baraque miteuse, et que tu quittes ces deux petits vieux qui te servent de grand-parents. Ces deux futurs cadavres, bientôt exsangues, allongés dans les cercueils après avoir été rongés par le temps. Tu pourrais leur témoigner un peu plus d'affection. Un peu plus de reconnaissance. Mais non.T'en as rien à foutre de ces deux putains de vieux. Tu pourrais les voir crever, en train de se dessécher au soleil en période de canicule, que ça te ferait ni chaud ni froid.
Allez mon gamin, si tu te dépêches pas, le bateau va partir sans toi !
Tu soupires intérieurement. Ferme donc ta putain de vieilles gueule. Voilà les mots qui te viennent à l'esprit. Mais tu restes silencieux. Tu attrapes simplement une serviette, te la passant sur le visage pour éradiquer les résidus de mousse qui s'accrochaient encore. Tu te regardes une dernière fois dans le miroir, avec cette pensée. T'as bien changé. Ouais. T'as bien grandi, en à peine quelques mois. Et tu te passes une main sur le menton, pour vérifier que tu as fait ta toilette proprement. Foutus poils. Encore une contrainte inutile. T'aurais préféré rester imberbe. Bah. Tant pis.
Ouais. J'ai fini de toutes façons.
Et tu tournes les talons, sortant de la pièce, précédé de ton aïeul. T'aurais presque envie de lui planter la lame du rasoir dans le dos, à le voir avancer comme ça devant toi, son dos décrivant une courbe qui semble appeler les coups et les blessures. A voir ce vieux, vulnérable et sénile qui marche devant toi. Ca te dégoûte. Il te dégoûte. Toujours aussi gentil. Toujours aussi mielleux. Toujours aussi ennuyeux à tes yeux. Et un plan semble germer dans ta petite tête. Un plan malsain. Un plan déraisonnable. Ca reste ta famille. Tu peux pas faire ça. Ou du moins, si, tu pourrais tout à fait. Mais ça attendra. Ca attendra encore un peu. Et d'un léger mouvement du poignet, tu fais repasser la lame effilée du creux de ta main à l'intérieur de ta manche.
Tu pousses la porte du pied, rentrant dans ta chambre. Tu inspires profondément. T'aurais presque aimé rester encore quelques jours en repos. Il est étrange, ce vague sentiment de nostalgie qui monte en toi, alors que tu te dis que c'est peut-être la dernière fois que tu viens ici. Mais tu souris malgré tout. Tu jubiles en réalité. Te voilà sur le seuil, ton sac chargé sur l'épaule, partagé entre ces deux sentiments. Mais tu chasses tes hésitations d'un revers de la main. Ton pseudo engagement dans la Marine va enfin te permettre de quitter cet îlot miteux. Tu vas enfin pouvoir voyager plus librement. Et il y a tant de choses qui t'attendent. Tant de nouveautés à découvrir. Tant de nouveaux visages. De nouvelles coutumes. De nouvelles victimes de ta curiosité malsaine. Des pauvres hères que tu va pouvoir disséquer mentalement, pour les examiner sous toutes leurs coutures. Tu as déjà quelques anciens visages en tête. Déjà des idées. Des projets. Tout un plan qui commence déjà à se dessiner dans ta petite tête. Il est temps. Il est enfin temps pour toi de partir. De quitter cette existence monotone. Monochrome.
Mais t'as pas envie de partir juste comme ça. T'as pas envie de te barrer sans rien d'autre qu'un stupide au revoir à ces deux vieux. T'as envie de quelque chose de plus exceptionnel. De plus détonnant. De plus amusant. De plus spectaculaire que la simple vision de quelques paysans attroupés sur un quai, en train de vous souhaiter bon voyage. Explosif. Catastrophique. Quelque chose d'amusant. Voir un peu de peur dans les yeux de ces veaux. Un peur de terreur dans les prunelles de ces péquenauds. Autre chose que cette foutue émotion, quand ton vieillard sera là, en train tapoter l'épaule de son petit-fils, devenu un « grand gaillard ». Autre chose que cet attendrissement mièvre et que cette affection dégoulinante. Mais comment ? Tu sais pas trop. T'as encore quelques minutes pour trouver. Tu peux pas trop te permettre de faire trop de conneries, si tu veux éviter de te descendre dès le premier jour. Mais alors quoi ? T'as déjà mis de côté l'idée de la bombe cachée dans le public, tout comme celle de l'incendie. Dans un cas comme dans l'autre, votre capitaine vous forcera à manœuvrer pour rentrer au port fissa, et régler cette affaire. Quoique. S'il ne le fait pas, ça te fera toujours un dossier à ouvrir et à faire parvenir au gouvernement. Refus d'assistance, ça pourrait coûter cher. Ca pourrait, oui. Mais un tel incident dès le premier jour ? Tu pourrais pas agir tout de suite, ce serait suspect.
Tu verras bien. C'est ce que tu te dis, alors que tu prends la direction du port, ton bardas sur le dos, en bon petit soldat. T'aimerais pouvoir aboyer à ton vieillard de la fermer, d'arrêter de s'extasier sur ce que tu es. Sur ce que tu as pu devenir. Sur l'avenir qui t'attend. Il t'a jamais connu. Il t'a jamais compris. Il va pas commencer maintenant. De toutes façons, s'il se penchait sur ta vie, et sur tout ce que t'as pu faire jusqu'à maintenant, t'es pas sûr que son vieux cœur tienne le coup. Tu souris à cette idée, le laissant babiller à côté de toi. Tu t'imagines la scène, du petit vieux, et de son attaque en apprenant que son petit gamin est un agent gouvernemental, ainsi qu'un meurtrier et un dangereux sociopathe. Ce serait cruel pour lui. Mais ça pourrait te faire rire. Quoique ce ne soit même pas sûr. Bah. Quelle importance. Tu arrives sur les quais, te dirigeant immédiatement vers le navire de la Marine pour rejoindre tes camarades. Tu te fais interpeller par un de tes supérieurs théoriques, qui t'envoie déposer tes affaires, t'affectant alors au chargement de la cargaison.
Et tu t'y attelles, tranquillement, sans rechigner. Tu t'y attelles, alors qu'un odieux sourire germe dans ta petite tête. Une idée malsaine qui germe. Jamais pire que ce que tu auras pu faire auparavant, mais tout de même cruel. Ah, pauvre gosse. Dommage que tu te sois trouvée là à ce moment. Dommage que tu te sois trouvée là, à jouer avec ton chaton, au milieu des quais, alors que ton frère s'affaire avec cartons et caisses. Dommage que tu te sois trouvée juste en dessous de ces caisses qu'on élevait soigneusement à l'aide de boutes. Et surtout, dommage que tu aies été prise pour cible par le petit Moriarty. Qui venait de trancher soigneusement un morceau des coutures d'un sac de noix, de sa lame de rasoir. T'es vraiment ignoble, pas vrai ? Tu vas décrédibiliser la Marine en faisant ça. Mais c'est une bonne occasion de voir comment votre cher capitaine va gérer tout ça. Tu passais simplement à côté d'eux, avec un de tes camarades. Et l'instant suivant, voilà des noix qui roulent sous les pieds des mousses. Et un bout laissé en liberté. Un tas de caisses entraîné vers le bas, précipité sans pitié vers le sol. Puis un cri. Un hurlement strident, qui vient déchirer ce magnifique ciel bleu. Tu soupires intérieurement. De soulagement. Enfin un peu de panique. Un peu de peur. De ressentiment. De tristesse. Tout ces sentiments négatifs. Néfastes. Et pourtant si intéressants. Si amusants. Si excitants. Car oui, même si tu as changé d'extérieur, tu es resté en grande partie le même. Les pensées toujours aussi dérangées. Les idées toujours aussi malsaines. Toujours aussi faux. Toujours le même menteur. Le même acteur. Le même type. Avec de nouveaux projets. De nouvelles idées. Un monstre renouvelé.