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La mort en rit encore.

La faim. Avoir faim. Fantine avait longtemps détesté cette sensation. Le fait de sentir son ventre se creuser. Être si vide qu'il en devenait douloureux. Lorsque les grognements intempestifs ne suffisaient même plus, ou encore quand le fait d'imaginer planter ses crocs dans de la nourriture ne calmait plus la peine. Ou d'avoir l'impression que plus jamais elle ne pourrait le remplir... Parfois, elle se demandait si son estomac serait capable de la digérer en entière. Elle s'imaginait dévoré de l'intérieur par son propre intestin tant elle avait faim. Par instant, elle se le demandait tout à fait sérieusement. Et elle en avait peur. Le fait de manger devenait une obsession, un supplice. Au fur et à mesure que ses côtes se marquaient sur sa poitrine chétive, que ses os apparaissaient sous sa peau, que ses propres muscles semblaient être absorbés par sa substance moelle. La faim était la pire sensation au monde. Elle avait pourtant connu la fatigue et le froid... Et souvent les deux en même temps. Mais elles n'égalaient pas ensemble ce que la faim lui faisait ressentir toute seule.

C'était ce que Fantine détestait le plus. Le fait d'avoir faim. De se sentir faible à cause de ça, le fait d'avoir l'impression de digérer le poids du vide sans jamais y parvenir. C'était le plus souvent juste douloureux, et ça la rendait repoussante.

Que l'on s'entende. Fantine n'avait jamais eu un physique très avenant. Son sourire carnassier, ses longs cheveux bleus, son teint pâle. Elle avait toujours eu des airs capricieux ancrés sur son visage, faisant que la plupart du temps, les gens l'évitaient. Mais quand elle éprouvait cette sensation de faim pendant trop longtemps, lorsque son estomac n'était plus assez plein pour lui permettre de se lever le matin, elle devenait monstrueuse. Malingre, le teint blanc, presque transparent, les veines apparentes, les cernes marquées. Chétive, emportée par le vent qui soufflait près des plages qu'elle squattait. Dans la coque du navire abandonné qu'elle habitait, elle avait l'impression souvent de pouvoir se faire absorber par le bois.
Un jour, elle s'était même dit qu'on ne retrouverait d'elle que des os. A sept ans à peine, et désespérée à l'idée de mourir de faim. Il n'y avait plus que ça qui importait. L'idée de manger l'obsédait. Ça lui permettait parfois de s'extirper de sa couche moisie pour partir en quête de quelque chose. C'était rarement fructueux, souvent déroutant, la majorité du temps simplement décevant. Elle en venait à ne plus avoir assez de larmes pour pleurer, et ses airs malingres faisaient plus peur qu'ils n'attiraient la pitié de ses semblables.

Car à dire vrai, Fantine ne ressemblait plus à grand chose, tant elle en avait maigri.

Elle en venait à ne même plus se reconnaître dans les reflets qu'elle croisait à l'occasion. Sauf une fois. Où elle s'était plantée devant une baie vitrée crasseuse et qu'elle s'était assise devant. Son ventre grognait encore son mécontentement, mais la nuit tombant et le fait que la journée n'avait rien amené de bon, la fillette avait abandonné sans rien se mettre sous la dent. Elle s'était alors plantée devant elle, avait renoué sagement ses tresses, et avait essayé de pleurer. Son visage déformait par la peine ne ressemblait plus au diablotin farceur qu'elle avait eu l'habitude de croiser. Ses cheveux s'était ternis, ses yeux ne brillaient plus d'aucune malice. Elle avait tellement eu faim ces derniers temps qu'elle en oubliait d'être simplement une enfant.

Alors, elle avait pris ce soir-là le temps de voir à quoi elle pouvait ressembler. De se faire à son reflet dans cette vitre crasseuse. Elle en avait souri, jusqu'à ce que son estomac ne la rappelle à l'ordre. L'éclat malicieux s'estompa presque immédiatement alors qu'un petit sanglot triste lui échappa. Et elle pleura, en ramenant ses deux jambes osseuses à sa poitrine pour y plonger sa tête trop lourde pour la porter.
C'était pour ça qu'elle détestait la faim. Cette sensation la réduisait à une moins que rien, une chose qu'elle ne voulait pas être. Désespérée, seule, à habiter un corps qui lui réclamait tant et à qui elle ne pouvait rien donner. Le fait d'avoir faim la réduisait à n'être qu'une moins que rien qu'elle abhorrait d'une manière qu'elle même ne soutenait plus à force de se haïr. Et c'était tellement épuisant de ne plus savoir s'aimer. De ne plus penser qu'à une chose : manger.

Jusqu'à Joaquim.

Cette fois-là, devant la glace, à pleurer des larmes qu'elle n'avait plus, on lui tomba dessus. Pas littéralement cependant. On lui glissa une pomme sous le nez, dans une main d'adolescent un peu crasseuse. Elle ne redressa le nez que timidement, pour croiser le regard d'un jeune homme à peine pubère qui lui tendait de quoi manger. Les sourcils froncés, l'air froid et calme, les yeux clairs, les cheveux châtains. Une cicatrice zébrait sa joue. Le garçon devait avoir quelques années de plus qu'elle, alors qu'elle était sur le point de fêter ses huit ans pour de vrai. Elle n'estima pas son âge sur le coup, les pensées orientées vers une seule chose : La pomme.

Il la lui colla sur les genoux, et il lui annonça d'une voix presque grave que c'était pour elle.

Fantine la dévora. Sans en demander plus, trop contente de mettre quelque chose dans son estomac. Et pendant qu'elle mangeait en sentant les larmes lui monter aux yeux de bonheur, le garçon se présenta à elle. Il s'appelait Joaquim. Il vivait avec d'autres enfants des rues dans un squatte, il avait quatorze ans depuis quelques jours, et il disait l'avoir déjà croisé plusieurs fois sans savoir si elle tiendrait très longtemps dans son état. Mais elle avait tenu, et c'était ce qui l'avait motivé à venir la voir.
Était-ce simplement ça ? Sur le moment, la jeune fille ne se posa pas vraiment la question. Elle se releva et essuya ses genoux écorchés, se tint devant Joaquim avec la lèvre tremblante. Silencieuse, elle s'apprêta à retourner à son navire abandonné quand le garçon lui posa une main sur l'épaule et l'invita à venir avec lui.

Il lui promit une seule chose : qu'elle n'aurait plus jamais faim.

Il ne lui en fallut pas plus pour la convaincre de le suivre jusqu'à son chez lui. Ou ce qu'il appelait comme ça. Un vieux bâtiment désaffectée qu'il se partageait avec une dizaine d'autres adolescents. Des garçons pour la plupart, des enfants des rues qui travaillaient pour des criminels à l'occasion. Joaquim lui expliqua alors qu'il arrivait que certains disparaissent, mais qu'un autre prenait toujours la place laissée. On fonctionnait là-bas parce qu'il le fallait. Et on ne s'attachait jamais. Parce qu'il arrivait trop souvent qu'on ne revienne juste pas. Sauf Joaquim. Lorsqu'il lui présenta ce qui ressemblait à une chambre, avec un matelas miteux, une couverture trouée et un matelas dégoûtant, il lui promit de ne jamais partir.
Les premiers temps furent étranges. Fantine n'osa pas quitter cette pièce où l'eau de pluie s'infiltrait. Elle n'osait rien à dire vrai. Ni bouger, ni parler. Parfois, l'idée de respirer lui semblait étrangement inconvenante avec les autres, si bien qu'elle évitait de fréquenter les autres. Mais Joaquim revenait toujours la chercher pour qu'elle s'intègre. Il comprit alors qu'elle avait quelque chose. Qu'une fois nourrie, elle pouvait servir l'intérêt du plus grand nombre. Qu'elle volait bien, mentait bien, et lorsqu'elle retrouva le sourire ou ce qui y ressemblait, elle avait ce petit rien qui changeait tout.

Combien de temps ?
Un an.
Deux.
Peut-être trois.

Dans ce monde singulier où elle prenait ses marques presque tranquillement. Et où elle s'adaptait enfin au reste. Elle ne mangeait pas toujours à sa faim, mais cette dernière devint moins une obsession que le fait de pouvoir grandir simplement. Il lui sembla retrouver une sorte d'équilibre qui pouvait convenir. Parfois précaire, mais un équilibre quand même. Son estomac la tourmentait moins, sa survie également. Elle arrivait à se laisser penser, parfois, à autre chose. Joaquim l'y avait aidé.

Et il l'avait compris.

Car un soir, il vint dans sa pièce alors qu'elle ne faisait rien, et se posa au bout de son matelas. L'air sérieux, un peu sombre. Il la fixa de ses yeux clairs et lança d'une voix assurée qui ne souffrait d'aucun refus :

Je t'aide depuis longtemps, tu me dois quelque chose en retour.

Et il s'approcha d'elle, la surplomba de sa force et l'écrasa de son poids.

Le fait que ça soit la première fois avait ce petit quelque chose d'irréel. Dans la tête de Fantine, cette incompréhension pouvait rester à l'état abstrait et indicible, ce petit quelque chose d'incompréhensible justement dont elle ne pourrait jamais parler. Il n'y avait de toute façon rien à en dire. Lorsque Joaquim avait quitté l'endroit, la jeune fille s'était mise à fixer son plafond nervé de fissures, en regardant goutter l'eau dans une bassine qu'elle avait trouvé. Le bruit de de la pluie tombant dans le contenant devint abstrait lui aussi, mais régulier, et entêtant. Il rentra à l'intérieur de son esprit et lui rappela sans cesse qu'il lui était arrivé quelque chose. Elle ne savait dire si c'était grave, si ça avait de l'importance, si ça devait en avoir en fin de compte. C'était juste une fois.
Un retour.
C'était ce que Joaquim avait dit, alors elle devait oublier ce quelque chose et faire comme si de rien n'était.

Sauf que le quelque chose devint une sorte de rituel. Rien de régulier, ou rien qu'elle ne souhaitait qualifier de régulier. Ça ne pouvait pas l'être. Pas à son âge. Pas de cette manière. Durant ces moments-là, il arrivait souvent à Fantine de penser à la faim. A son ventre qui se creusait. A la colère qui l'envahissait. Au passé. A sa sœur. Mais surtout à la faim. A la douleur qu'elle avait éprouvé dans ces moments là précisément et qui l'avait grignoté de l'intérieur. Des douleurs que Joaquim avait fait disparaître avec tant de facilité. Il avait suffit d'une pomme, dans laquelle Fantine avait croqué.

Elle se retrouvait coincée ici à cause d'une pomme.

Le rituel devint alors une répétition. Peut-être une routine. Elle ne sut le dire. Tout ce qu'elle savait, c'était que ces répétitions avaient ce quelque chose de douloureux. Comme la faim. Mais en pire. Et ce refuge qu'on lui avait offert devint un enfer.

Le sourire qu'elle avait regagné, elle le reperdit en quelques jours à peine. Et elle ne le retrouva qu'en de très rare occasions. La colère par contre devint son second habit. Elle ne sut dire pourquoi sur le moment, puisque c'était tout bonnement indicible. Elle ne sut traduire ces choses pour elle, alors qu'elle en avait sans doute besoin. Dans les faits, les craquelures de son esprit devinrent des éclats de verre coupant qui l'entaillaient de l'intérieur. Elle s'en arrachait les ongles à lutter pour ne pas disparaître dans ces moments, elle s'en cassait les doigts pour ne plus habiter de corps qui croupissait et nécrosait depuis ce jour. Fantine avait l'impression d'avoir un nœud constant dans le ventre. Le même nœud qu'elle éprouvait lorsqu'elle avait faim. Le même qui l'avait rendu triste et désespérée.

Sauf que cette fois, Fantine n'avait rien d'une gamine triste, ou désespérée. De l'espoir, elle n'en avait jamais eu beaucoup, ou tout du moins elle s'en était convaincue. Et sans doute que la tristesse était pour elle une seconde nature qu'elle cachait derrière des crises de colère interminables et des sourires crispant, mais elle ne l'avait jamais admise comme sa compagne d'aventure. Mais Fantine n'avait plus rien d'une enfant. Elle avait cessé de l'être quand la Famine l'avait rongé, quand la Pestilence l'avait gagné, et enfin quand Joaquim l'avait lancé dans une Guerre interminable contre elle-même.

Combien de temps endura-t-elle ?
Un an.
Peut-être plus.
Peut-être moins.

Une fois de plus, Joaquim se redressa après avoir terminé, et se posa à côté d'elle quelques secondes. Se passant une main sur le visage en reprenant son souffle, il ferma les yeux tandis que sa voisine regardait le plafond fixement. Ses yeux roses sondaient le vide à la recherche de son esprit qui la contemplait. C'était ça. C'était ça qu'elle faisait dans ces moments-là : Elle partait loin d'elle et elle attendait que ça se termine en silence. Elle attendait simplement que tout ça s'arrête une bonne fois pour toute.

Elle s'était répétée la chose une bonne centaine de fois. Souvent dans sa tête, parfois à haute voix. Peut-être pour s'en convaincre à force. En songeant que ça rendrait la chose plus vraie. C'était rien. C'était qu'un moment à passer. Il suffisait de ne rien dire, et comme de toute façon il n'y avait rien à dire, alors ça ne pouvait pas exister.

Alors, elle, ne pouvait pas exister.

Une fois de plus, Joaquim s'endormit. Du sommeil du juste, alors qu'elle se crispait à côté avec un sourire s'étendant sur ses lèvres fines. La jeune fille se redressa simplement en prenant une grande inspiration. Dégageant ses jambes de ses draps déchirés, elle attrapa son coussin à deux mains et se tourna vers Joaquim en gardant son sourire. Ce dernier s'étendit, et un peu plus encore quand elle posa le traversin sur le visage de l'homme à ses côtés. Ses deux mains appuyèrent et elle maintint l'objet le plus fort qu'elle le put. Il s'éveilla. Fantine eut peur brièvement, une pointe seulement qui la traversa avant de disparaître. La risette aux lèvres qui n'exprimaient pas sa joie de faire mais la nécessité de se sauver. Elle sentit la poigne de Joaquim sur ses poignets frêles en luttant pour son air. Mais elle ne le lui rendit pas. Ne recula pas. Ne renonça pas. Jusqu'à ce que les mouvements ne soient que des tressautements, et qu'elle s’oublie finalement en un petit rire de soulagement.

Lorsqu'elle ne sentit plus ses bras à force d'appuyer, la jeune fille retomba sur le côté de son lit. Assise, elle remonta ses jambes à sa poitrine et les enlaça. Puis, elle ravala son rire, mais garda son sourire.

Mort avait frappé à nouveau dans sa vie. Mais loin de semer la fin, il lui avait promis un renouveau. Une délivrance. La Liberté. Et sans regarder le cadavre de celui qui avait été son ami, elle était plus sûre de croire les mots du Cavalier que d'un faux sauveur.

Et ce fut sereine qu'elle gagna le sommeil.
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