— Vise un peu la taille de ce marigouin, beuglait un homme sale à son voisin.
— On va se régaler héhé.
Nel marquait un arrêt, observant les deux indigènes dévorer cru un insecte énorme. Une gelée verte coulait aux commissures de leurs bouches. "Berk" fit Nel en appuyant son dégoût par une grimace très habilement mimée. Une réaction logique pour quiconque ne faisait pas partie d'Amerzone depuis quelques années. Son arrivée ici n'était d'ailleurs pas réellement voulue, il s'était très discrètement installé dans la soute d'un navire marchand qui avait navigué jusqu'à ce trou perdu rempli de marécages et d'autochtones aux goûts culinaires étranges. Il regrettait déjà son voyage clandestin. Un peu plus loin il découvrit une petite échoppe recelant de quincailleries brillantes ainsi que de boissons variées.
— Un jus de fruits, demanda Nel la mine réjouie.
— Fruit ?
Le vendeur se gratta la tête en signe d'intense réflexion. Sa main se dirigea finalement derrière lui et attrapa une bouteille poussiéreuse sur une étagère en bois pourri. En échange de quelques pièces qu'il fit trébucher sur le comptoir, Nel obtint le mystérieux breuvage. Ça ne valait pas les jus de cerises frais de sa mère, mais au moins il n'y avait pas d'alcool. Une caractéristique très rare sur cette île dépravée. Finalement, voyager n'était pas toujours aussi drôle qu'il aurait cru. Il leva les yeux au ciel tandis qu'un long soupir s'échappait de sa bouche. C'est alors qu'il l'aperçut, à travers les nuages, qui se débattait lentement contre la poussée inéluctable du vent. Un drapeau bleu sur lequel était inscrit une mouette blanche. Le symbole de la marine. Le symbole de son père. Partir en direction de la bâtisse qui arborait ce signe devint alors une évidence. Plus rien ne fulminait dans son esprit juvénile, seule la volonté d'aller rencontrer d'autres marins aussi brave que son paternel subsistait. Totalement absorbé par cette pensée, il ne remarqua pas la crevasse remplie d'eau boueuse devant lui. Un pied entraînant l'autre, il s’affala comme une crêpe au beau milieu de l'allée. Au moins il était protégé des marigouins à présent.
— Hé moustique, tu sais que c'est mon nouveau manteau en peau de Kangarou que tu viens d'éclabousser de merde ?
Une cicatrice traversait en une diagonale approximative la face de la silhouette menaçante. Une demi-douzaine de coupe jarrets la suivait de prêt, tous armés et dotés de barbes hirsutes. Nel se releva en constatant que lui aussi venait de salir sa belle tenue. Il considéra le fameux manteau taché. « C'est vrai qu'il est beau » pensait Nel. Un jour quand il sera riche, lui aussi il en aura un comme ça. Enfin la boue en moins.
— Désolé, annonça Nel gêné. Ça ira pour en racheter un autre ? Demanda-t-il en offrant sa bourse pleine. C'est tout ce que j'ai.
— Euh ouai, ça ira...
Le chef de la bande se grattait la tête en signe d'incompréhension. Y'avait quoi, 60 000 berrys ? De quoi s'acheter une dizaine de vestes comme la sienne avec encore de quoi se bourrer la tronche pendant un... deux... pas mal de soirs ? C'est à ce moment que ce petit roublard du dimanche comprit l'occasion en tenor qui se tenait devant ses yeux.
— Toi, t'es un bon gars, pas vrai ? Fit-il en tapotant le dos de Nel. Dis voir, j'ai oublié un coffre chez l'un de mes vieux potes, j'ai absolument pas le temps d'y repasser. Tu pourrais le ramener pour moi ?
— Bien sûr ! Où est-ce qu'il faut que j'aille ?
— Tu vois le quartier gé... tu vois l'épave ambulante avec l'image de mouette ? Bon tu continues le chemin sur la droite, quand tu commences à voir un truc un peu cossu, la belle baraque, c'est là. Ya un coffre dans le sous-sol, faudrait que tu le récupères. Mais faut pas déranger mon ami hein, passe ça discrètement c'est... c'est un cadeau que j'ai oublié chez lui l'autre fois. D'ailleurs s'il te voit dis pas que c'est moi, faudrais pas gâcher la surprise hein ? Tu me ramènes ça à l'auberge juste en face ici là tu vois ?
— D'accord !
« Pas possible que ça marche... Ah, bah si... » Nel était déjà parti à grandes enjambées. Dans l'esprit du type, peu de chance que ça marche de toute manière. Mais bon, il avait prévu de se picher la calebasse dans l'auberge d'en face de toute façon. Ça changeait pas trop le plan si le gamin finissait par se faire choper comme un con.
De son côté, Nel arrivait déjà devant la propriété qu'il avait trouvé sans problèmes. A la voir au milieu de toute la merde et la puanteur de cette île, on se croirait dans un paradis. Marbre blanc, ornement or, trois gardes au mètre, rien qu'en vendant la devanture t'avais de quoi acheter trois fois la totalité de l'île. Heureusement la végétation environnante offrait un cadre parfait pour se faufiler avec un peu d'agilité dans la propriété. Et Nel, l'agilité il en avait à revendre.
— Nyoup, fit-il en se frottant les mains avec satisfactions.
A présent qu'il était parvenu dans l'enceinte, il fallait échapper aux regards des gardes dans le jardin. De la difficulté s'annonçait en perspective pour le jeune acrobate.