Il n'y avait pas à dire, c'était bon le casoar grillé au feu de bois. Je m'en étais fait une grillage au bénéfice d'une pause après quatre heures de marche à travers la jungle. Plus nous avancions vers les périphéries, plus la canopée devenait légère et la lumière plus insistante. Bientôt, nous n'eûmes plus besoin de nos torches. Au cœur de la forêt, Quilian avait la hantise de voir surgir une monstrueuse bestiole. Ici, à l'approche des côtes, c'était bien la crainte de tomber sur les auteurs de ce galimatias qui l'épouvantait. Mais comme moi, il était résolu à en découdre, pour venger les cervidés massacrés et récupérer les faons. Pour perpétuer l'espèce, si c'était encore possible.
Nous ne tardâmes pas à les trouver et un "waouh !" suivit notre découverte de ce qui se dressait en lisière de forêt comme un véritable complexe industriel miniature en préfabriqué. Il y avait des cabanes partout, certaines expulsant des fumées colorées par leur cheminée, de grandes cuves noires contenant probablement du solvant, d'autres cuves géantes en verre cette fois-ci faisant partie d'un système de distillerie qui prenait sa source dans la plus imposante bâtisse haute d'un étage. Au loin sur la côte, nous aperçûmes l'ombre d'un imposant navire qui mouillait, ancré à une jetée.
- Ce ne sont pas des chimistes du dimanche, ces mecs sont là depuis longtemps. Ils sont organisés.
Quilian acquiesça du chef. Il m'indiqua un arbre à l'autre bout du complexe qui ressemblait vaguement à un baobab. Des fruits semblables à de gros ballons de baudruche pendouillaient sur ses branches et aussi loin que je pusse en juger de notre position, une espèce d'enclos était emménagé à sa base. Nous avions trouvé l'arbrabeille.
Furtifs, nous alors traversâmes le camp en direction de l'arbre. C'était l'après-midi et un soleil de plomb frappait l'île de ses rayons. Rares étaient donc les gardes au dehors et quelque part, je me dis que la tranquillité dont ils avaient joui depuis leur arrivée ici devait les avoir ramollis. Tant mieux pour nous.
A quatre pattes à présent, nous empruntions une venelle étroite qui séparait deux gîtes. Soudain, une voix tonna et nous nous arrêtâmes dans notre progression. La voix provenait de la bâtisse à notre gauche et sortait par sa fenêtre ouverte. Elle était verte de colère et ses interlocuteurs n'en menaient pas large, s'exprimant à travers de petits couinements de souris apeurée.
- Six mois, Jack ! Six mois, sans compter le temps qu'il a fallu pour acheter et monter cette usine ! Six mois d'échec !
- Désolé Boss, mais ce n'est pas de ma faute, nous avons été dup...
BAF !
- Ose encore répéter que ce n'est pas de ta faute et tu t'en repentiras ! Si je t'ai recruté, c'est parce qu'on m'avait dit que tu étais le meilleur chasseur de tout West Blue. Foutaises ! Pas même fichu de trouver un stupide herbivore !
- Maître, Señor Ludwig... hésita le dénommé Jack.
Je connaissais ce ton, c'était celui de quelqu'un qui devait avouer une vérité qui, peut-être, lui coûterait la vie dans la seconde qui suivrait. J'aurais été à sa place que je me serais tu.
Je crains que... que les villageois... ces Morves comme ils se dénomment, que nous avons capturés dans la forêt ne nous ait mené en bateau... L'Alpha, n'existe pas...
BAF ! BAF ! BAF ! BAF ! BAF ! BAF ! BANG !
A l’ouïe, je dirais que Ludwig devait l'avoir rossé de coups puis tiré dessus. Une plainte de douleur indiqua qu'il avait visé un endroit non mortel.
- NE ME DIS PAS QUE J'AI PERDU MON TEMPS PENDANT UNE MOITIE D'ANNÉE ! L’ALPHA EXISTE ! JE LE SAIS, J'AI TORTURÉ CES CHASSEURS JUSQU’À CE QU'ILS ME RÉVÈLENT LES SECRETS LES PLUS INTIMES DE LEUR VILLAGE !
QUI A DEVINÉ ET DÉVELOPPÉ LA FORMULE DU MÂLE SI JALOUSEMENT TENUE SECRÈTE ? MOI !
QUI A SYNTHÉTISÉ A FORCE DE TRAVAIL ET DE GÉNIE LE MUSC DE CERFROUSSARD ? MOI !
VOUS ÊTES VOUS DEMANDÉS POURQUOI JE N'AI PAS RASÉ CE VILLAGE POUR OBTENIR LA FORMULE PLUTÔT QUE D'USER MES NEURONES PENDANT UN AN DANS CE BUT ?
POURQUOI HEIN ? APRES TOUT, JE SUIS LUDWIG LE GRAND ! CE QUE JE DÉSIRE, JE LE PRENDS !
MAIS VOILA, JE VEUX ETRE LE MEILLEUR ! ET CELA PASSE PAR UN AFFINEMENT DE MES TECHNIQUES ! ON NE DEVIENT PAS LE MEILLEUR PARFUMEUR AU MONDE A ÉCRASER LA CONCURRENCE A COUP DE PLOMB DANS LES AILES ! ON LE DEVIENT EN PRÉPARANT LE MEILLEUR DES PARFUMS ET LE MÂLE N'EST LE QUE PREMIER D'UNE LOOOOOONGUE LISTE !
HOMMES DE PEU DE FOI !
LE MONDE EST SI VASTE ET LES ODEURS SI DISPARATES ET EXTRAORDINAIRES ! ALORS, JE N'AI PAS A POUSSER RACINE EN CES LIEUX ! J'AI DÉJÀ PRÉPARÉ LE MÂLE AVEC CE QUI A ÉTÉ EXTRAIT DES CERFROUSSARD. CE QUE JE DÉSIRE POUR MES CLIENTS, POUR MA GLOIRE PERSONNELLE C'EST D'ÊTRE LE PREMIER, LE PREMIER A PRÉPARER LE MÂLE APLHA !
C'EST TROP VOUS DEMANDER ? HEIN ?
BANG ! BANG ! BANG ! BANG ! BANG !
Cette fois-ci, il l'avait troué pour de bon. Les autres qui se trouvaient en la présence du Ludwig s'enfuirent du gîte pour échapper à sa colère meurtrière. Cela sentait mauvais pour nous aussi puisque ces vociférations avaient attiré des gardes curieux. Quilian m'alpagua par le coude et me poussa dans un petit bosquet formé par des pétunias. On s'y tassa le temps que la meute de pirates s'en aille à grand pas vers une destination que nous n'avions pas en visuelle. Ludwig les suivit à grands pas, arme au point, vert de rage. Il hurla un "JE VAIS VOUS MONTRER MOI COMME APPELER L'ALPHA !".
- Okey, il s'est tiré. C'est quoi ce souk ? De quoi parlait-il ? C'est quoi cet Alpha ?
- C'est bien pire que ce que je pensais... marmonna Quilian, pâle et exsangue. Mais c'est insensé, l'Alpha est une légende ! Elle remonte aux premières heures de l'établissement de notre peuple ici, il y a plus de dix siècles. La Forêt était déjà là, et les Cerfroussards aussi. Des peintures rupestres dans quelques grottes tendent à indiquer que nos ancêtres ont cohabité avec une espèce géante de Cerfroussard. Enfin, c'était toujours le même, il était représenté parmi ses semblables plus petits. La légende orale l'a nommé Alpha, le Premier. On en disait que c'était le dieu des Cerfroussards, qu'il était le tout Premier de l'espèce, celui qui a donné naissance aux autres.
- Hmmm, c'est une idée très répandue dans les tribus rurales. Certains auteurs ont même certifié que l’humanité descendrait de 4 femmes et hommes. Donc Ludwig traque cet Alpha problématique pour recueillir son musc et concocter le parfum aphrodisiaque suprême ?
- Oui, mais ce n'est pas aussi simple... Tu te souviens que tu ne comprenais pas pourquoi les femelles dans la forêt avaient également été tuées ? Je viens de comprendre. Ta première idée était la bonne !
- Ma premiè... Attends, ils veulent exterminer l'espèce ? Mais pourquoi ?!
- Parce que notre histoire orale dit que l'Alpha dormirait d'un sommeil millénaire. Et qu'il se réveillerait uniquement pour sauver son peuple de l'extinction. L'histoire confirme que c'est arrivé, trois siècles plus tôt quand le volcan dont tu peux voir la crête vers le Nord a mis feu à toute l’île. Les Morves qu'il a capturé lui ont sans doute raconté cette légende.
- Et il en a conclu qu'il devait éradiquer l'espèce pour forcer l'Alpha à sortir...
- Tu l'as entendu non ? Il a trouvé la formule du Mâle, il a même synthétisé le musc pour se passer des Cerfroussards ! Il n'a plus rien à perdre et tout à gagner. Et tu l'as entendu tout à l'heure non ? Oh non, il se dirigeait vers l'arbrabeille §
- Il doit penser que tant qu'il reste encore des faons pour engendrer une nouvelle génération, l'Alpha se terrera. Merde ! J'espère que tu sais te servir d'une arme à feu ! dis-je à Quilian en lui lançant une carabine à plomb. Un coup, max de dégât.
Il fallait arrêter ce génocide. Nos sangs se glacèrent quand nous entendîmes les premiers coups de feu. Apparemment, Ludwig et ses hommes tiraient maintenant à vue sur ce qui restait des faons. Dans la mêlée d'horreur, j'entendis Ludwig s’esclaffer d'un rime dément et proclamer "JE SERAI LE ROI DES PARFUMEURS !". Mon sang ne fit qu'un tour quand je sortis de l'ombre d'une cabane et commençai à canarder le groupe à mon tour, Quilian sur mes talons. Ils étaient une vingtaine environ et cinq tombèrent dans les premières secondes avant que le reste ne comprenne qu'ils étaient attaqués. Leur attention se détourna des faons, ce que nous voulions? et ils nous prirent en chasse, Ludwig y compris. Nous courûmes sous une pluie de balles pour les éloigner autant que possible des petits, nous retournant de temps à autre pour vérifier que le groupe entier mordait à l'hameçon. Un cri étouffé et une vision périphérique me signalèrent que Quilian avait été touché au mollet. A terre, il refusait se rendre et continuait de tirer, rampant et traînant sa jambe mutilée derrière lui.
- Gruidae, Envol !
La grue était gracieuse. Je m'envolai comme elle, appui pris auparavant sur mes jambes. Concrètement, je fis un quintuple salto arrière en survolant cinq ennemis qui me regardaient passer au dessus d'eux, la bouche ouverte devant cette acrobatie de haut vol. Je profitai de ma position avantageuse et de leur égarement pour les cribler de couteaux de jets. J’atterris lestement aux côtés de Quilian, m'apprêtant à le tirer hors de la trajectoire des balles quand une puissance douleur me parcourut l'échine. Je ne me sentais pas blessé par un projectile, je me sentais engourdi, chacun de mes muscles fourmillant de crispation. Cette sensation, je la connaissais, pour l'avoir déjà subie. Électrocution.
Ludwig, savourant sa victoire, parada devant nous dans son imperméable couleur noisette. Il dégagea une mèche imaginaire sur son front et nous toisa d'une infinie condescendance. Nous étions à terre et lui debout.
A part ça, il commençait vraiment à me courir sur le haricot...
- VOUS ÊTES CEUX QUI ONT TUÉ MON CAPO ? SON CORPS A ÉTÉ RETROUVÉ DANS LA FORÊT !
- Nan, ce n'est pas nous. Mais nous serons ceux qui vous tuerons, vous. En plus, je pourrai empocher un million grâce à ça avec lesquels je pourrai me torcher... Ouais, je n'ai plus de papier toilette.
- FILS D'ENFLURE !
Quilian n'eut pas le même selfcontrol que moi et se précipita sur Ludwig. Une seconde plus tard, il se retrouvait violemment projeté par terre et battu sauvagement. Moi aussi d'ailleurs, pour la bonne mesure. Mais mon esprit était ailleurs, totalement détaché de mon corps qui protestait de douleur. On aurait dit que je planais sous l'effet d'une quelconque substance illicite. Mon attention dirigé vers... la nature en général avait perçu un léger trouble. Comme si l'air abondait en trop mais s'était à la fois raréfié. J'avais le sentiment que quelque chose flottait dans l'air, que quelque chose de gros approchait. Toutes ces années à imiter les animaux m'avait conféré une espèce d'instinct au même titre qu'eux. Bientôt, tous perçurent le même danger que moi et arrêtèrent de nous brutaliser pour pointer leurs armes vers la forêt. Les oiseaux s'échappaient par nuées, des arbres craquaient au loin, la terre tremblait par saccade.
Indubitablement, quelque chose approchait.
La terreur saisit le groupe de pirate et même Ludwig abandonna sa condescendance contre une mine apeurée mais excitée. C'est alors que nous le vîmes, émergeant avec majesté des derniers arbres qu'il n'avait pas déraciné.
Le Mâle, le Vrai.
L'Alpha.