_____La salle était immense. Il y avait dix-sept rangées de fauteuils rouges en mousse délicate qui entouraient l’estrade en demi-cercles concentriques, s’élevant lentement dans l’amphithéâtre lumineux. De grandes fenêtres aux verres impeccablement nettoyés laissaient entrer une lumière chaleureuse qui introduisait un jeu d’ombres mystérieux sur les rideaux titanesques de la gigantesque tribune. Pendu au plus haut du plafond fuyant digne des plus belles chapelles, un lustre scintillait majestueusement à une dizaine de mètres de hauteur, étincelant tel un énorme joyeux recouvert de mille feux. Les murs étaient bardés de motifs rouges et or, peints à même une pierre finement poncée sans la moindre irrégularité. Au-dessus de nous se trouvaient de luxueuses loges dont la rumeur énervée nous parvenait à peine mais qui nous surplombaient de leurs silhouettes imposantes. Là, dans l’ombrage indistinct du deuxième étage de gradins, des centaines de personnes étaient confortablement installées sur leur siège et discutaient joyeusement dans un épouvantable capharnaüm immobile : je n’ai pas assez d’argent je me demande ce qu’il y aura d’intéressant il paraît qu’il y aura une autre sculpture tu as vu ma nouvelle coupe de cheveux elle te va bien oh, mais tu es magnifique dans comment est-ce que tu vas cette robe, où est-ce que je vais bien, merci l’as achetée…
_____— Ana, tu as peur ?
_____J’étais perdue et oppressée, écrasée par autant de présences, de conversations, par toutes ces consciences volatiles qui venaient jusqu’à moi. Je voyais les gens qui s’agitaient au-devant et la scène qui restait étrangement calme, avec ces rideaux rouges qui ondulaient au gré des brises de vent, et je ressentais comme un mal des transports, un haut-le-cœur, un malaise grandissant qui montait dans ma poitrine et m’asséchait la gorge.
_____— Non-non, voyons : je n’ai peur de rien !
_____Ma peau moite était en sueur et ma voix chevrotait, mes doigts tremblaient.
_____— Si, je sais : tu es toujours mal à l’aise quand il y a beaucoup de monde.
_____— Ce n’est pas vrai, je vais parfaitement bien.
_____Pour le prouver, je me redressai fièrement et calai mon dos contre le dossier. Sa mousse visqueuse semblait vouloir m’absorber mais je chassai cette idée de mon esprit pour ne voir que l’agréable siège qui m’était offert. Ahhhh. Je fermai les yeux et caressai doucement le dos de la main minuscule qui reposait sur ma paume, comme pour me rassurer de la présence de mon petit frère. À ma droite, maman regardait avec intérêt la scène où il ne se passait résolument rien et nous jetait des coups d’œil inquiets par moments, vérifiant que nous étions encore là. Quand je croisais son regard, elle me servait un de ces sourires radieux et rassurants qui m’apaisaient si bien et je me sentais heureuse.
_____— Ah, ça commence !
_____Papa, qui jusque-là s’ennuyait à mourir et lançait des regards désespérés à sa femme, se redressa subitement tandis que les vendeurs prenaient place, imposant un silence irréel à la pièce toute entière… C’était fascinant. Ce brouhaha insistant qui s’estompa d’un seul coup, effacé d’un coup de gomme ! Au fur et à mesure que les présences disparaissaient, je me sentais mieux : Il n’y avait plus tous ces dialogues que je n’arrivais pas à suivre ni ces petits gestes de la tête qui ne voulaient rien dire… J’étais de nouveau seule avec ma conscience dans un milieu familier où seules des voix connues résonnaient. Souriante, je tendis le cou pour mieux profiter du spectacle.
_____— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs : je vous souhaite la bienvenue dans cet amphithéâtre. Comme vous le savez, d’ici quelques instants se déroulera notre vente aux enchères bisannuelle… c’est donc une occasion unique d’acquérir des richesses rares et exotiques à moindre coût : ne la laissez pas passer. Mais sans plus attendre, je vais vous présenter notre premier article.
_____C’était une chaise en bois massif. Des motifs en fleur étaient découpés dans son dossier aéré et une mince pellicule d’or avait été déposée pour habiller ses bras, ses jambes et sa tête. Cette chaise était une vraie contradiction : sculptée dans une matière rigide et dense, elle semblait pourtant légère et aérienne. Des motifs travaillés donnaient forme à ses mains, à ses pieds, à ses cheveux, faisant d’elle une personnalité à part entière. On aurait dit une nymphe piégée dans l’ébène, un habitant des bosquets prêt à partir, à prendre son envol… Et pourtant c’était une chaise, c’était pour s’asseoir ! Amusée, je m’attendais presque à la voir léviter mais rien de tel ne se produisit sous les yeux indifférents de l’Alerto Den.
_____Statuettes, peintures, armes, sculptures en tous genres, animaux rares et matériaux prisés, tout y est passé. Je me souviens que je m’émerveillais à chaque fois que je trouvais quelque chose de joli mais que papa n’achetait jamais rien.
_____— Regarde, c’est un tableau de ton père !
_____Ah, mais je m’en souviens ! C’était un hérisson, un petit hérisson qui jouait avec une pelote de laine… Trop mignon ! Il était sur un parquet clair qui faisait ressortir ses petits piquants sombres qui se hérissaient gentiment, et papa lui avait dessiné une expression joueuse, comme celle d’un enfant découvrant son premier ballon. Oh, comme on aurait dit un chat ! En arrière-plan, une fenêtre à demi ouverte apportait de la luminosité et donnait sur un ciel bleu où se prélassaient deux modestes nuages blancs et moutonneux. On pouvait apercevoir un arbre dans le jardin, un pommier si je me souviens bien. Ah, j’adore cette toile : je trouve ça vraiment dommage que papa l’ait vendue… Mais bon, il y en a tellement qui s’accumulent dans le salon qu’il faut bien qu’on en fasse quelque chose.
_____— Soixante-deux mille berries une fois, soixante-deux mille berries deux fois… Soixante-deux mille berries trois fois… Personne ? Vendu ! Passons donc à l’article suivant, ce magnifique couteau en provenance du nord.
_____C’était un long couteau d’ivoire. Simple, crue, la lame brillait sur l’écran de projection. Je ne sais pas trop ce qui m’a séduite : sans doute les sculptures de la manche, ces traits fins et ciselés qui transformaient la garde en deux magnifiques ailes d’ange… ou encore le pommeau, sphère parfaite absolument lisse qui luisait paisiblement à la lumière du jour.
_____— Papa, regarde : on dirait un oiseau ! Il est joli, hein ?
_____J’étais émerveillée. Pourtant, ce n’était qu’un couteau ! Bien façonné, certes, mais je suis sûre qu’il était loin d’être unique.
_____— Anatara, je ne peux pas acheter ça : c’est beaucoup trop cher.
_____— Mais, papa…
_____D’habitude il m’appelle Ana, c’est sa façon attendrie de s’adresser à moi. Quand il est amusé, c’est Anata mais là, là ça voulait dire qu’il était très exaspéré. Je n’avais aucune chance. Je lançai un regard suppliant à ma droite mais maman se contenta de m’offrir un doux sourire compatissant. Elle passa sa main dans mes cheveux et me caressa l’arrière du crâne, ce qui m’apaisa instantanément. Après ça, j’insistai pour la forme mais la marchandise fut achetée par un autre sans que mon père n’enchérît une seule fois.
_____— Ana, tu as peur ?
_____J’étais perdue et oppressée, écrasée par autant de présences, de conversations, par toutes ces consciences volatiles qui venaient jusqu’à moi. Je voyais les gens qui s’agitaient au-devant et la scène qui restait étrangement calme, avec ces rideaux rouges qui ondulaient au gré des brises de vent, et je ressentais comme un mal des transports, un haut-le-cœur, un malaise grandissant qui montait dans ma poitrine et m’asséchait la gorge.
_____— Non-non, voyons : je n’ai peur de rien !
_____Ma peau moite était en sueur et ma voix chevrotait, mes doigts tremblaient.
_____— Si, je sais : tu es toujours mal à l’aise quand il y a beaucoup de monde.
_____— Ce n’est pas vrai, je vais parfaitement bien.
_____Pour le prouver, je me redressai fièrement et calai mon dos contre le dossier. Sa mousse visqueuse semblait vouloir m’absorber mais je chassai cette idée de mon esprit pour ne voir que l’agréable siège qui m’était offert. Ahhhh. Je fermai les yeux et caressai doucement le dos de la main minuscule qui reposait sur ma paume, comme pour me rassurer de la présence de mon petit frère. À ma droite, maman regardait avec intérêt la scène où il ne se passait résolument rien et nous jetait des coups d’œil inquiets par moments, vérifiant que nous étions encore là. Quand je croisais son regard, elle me servait un de ces sourires radieux et rassurants qui m’apaisaient si bien et je me sentais heureuse.
_____— Ah, ça commence !
_____Papa, qui jusque-là s’ennuyait à mourir et lançait des regards désespérés à sa femme, se redressa subitement tandis que les vendeurs prenaient place, imposant un silence irréel à la pièce toute entière… C’était fascinant. Ce brouhaha insistant qui s’estompa d’un seul coup, effacé d’un coup de gomme ! Au fur et à mesure que les présences disparaissaient, je me sentais mieux : Il n’y avait plus tous ces dialogues que je n’arrivais pas à suivre ni ces petits gestes de la tête qui ne voulaient rien dire… J’étais de nouveau seule avec ma conscience dans un milieu familier où seules des voix connues résonnaient. Souriante, je tendis le cou pour mieux profiter du spectacle.
_____— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs : je vous souhaite la bienvenue dans cet amphithéâtre. Comme vous le savez, d’ici quelques instants se déroulera notre vente aux enchères bisannuelle… c’est donc une occasion unique d’acquérir des richesses rares et exotiques à moindre coût : ne la laissez pas passer. Mais sans plus attendre, je vais vous présenter notre premier article.
_____C’était une chaise en bois massif. Des motifs en fleur étaient découpés dans son dossier aéré et une mince pellicule d’or avait été déposée pour habiller ses bras, ses jambes et sa tête. Cette chaise était une vraie contradiction : sculptée dans une matière rigide et dense, elle semblait pourtant légère et aérienne. Des motifs travaillés donnaient forme à ses mains, à ses pieds, à ses cheveux, faisant d’elle une personnalité à part entière. On aurait dit une nymphe piégée dans l’ébène, un habitant des bosquets prêt à partir, à prendre son envol… Et pourtant c’était une chaise, c’était pour s’asseoir ! Amusée, je m’attendais presque à la voir léviter mais rien de tel ne se produisit sous les yeux indifférents de l’Alerto Den.
_____Statuettes, peintures, armes, sculptures en tous genres, animaux rares et matériaux prisés, tout y est passé. Je me souviens que je m’émerveillais à chaque fois que je trouvais quelque chose de joli mais que papa n’achetait jamais rien.
_____— Regarde, c’est un tableau de ton père !
_____Ah, mais je m’en souviens ! C’était un hérisson, un petit hérisson qui jouait avec une pelote de laine… Trop mignon ! Il était sur un parquet clair qui faisait ressortir ses petits piquants sombres qui se hérissaient gentiment, et papa lui avait dessiné une expression joueuse, comme celle d’un enfant découvrant son premier ballon. Oh, comme on aurait dit un chat ! En arrière-plan, une fenêtre à demi ouverte apportait de la luminosité et donnait sur un ciel bleu où se prélassaient deux modestes nuages blancs et moutonneux. On pouvait apercevoir un arbre dans le jardin, un pommier si je me souviens bien. Ah, j’adore cette toile : je trouve ça vraiment dommage que papa l’ait vendue… Mais bon, il y en a tellement qui s’accumulent dans le salon qu’il faut bien qu’on en fasse quelque chose.
_____— Soixante-deux mille berries une fois, soixante-deux mille berries deux fois… Soixante-deux mille berries trois fois… Personne ? Vendu ! Passons donc à l’article suivant, ce magnifique couteau en provenance du nord.
_____C’était un long couteau d’ivoire. Simple, crue, la lame brillait sur l’écran de projection. Je ne sais pas trop ce qui m’a séduite : sans doute les sculptures de la manche, ces traits fins et ciselés qui transformaient la garde en deux magnifiques ailes d’ange… ou encore le pommeau, sphère parfaite absolument lisse qui luisait paisiblement à la lumière du jour.
_____— Papa, regarde : on dirait un oiseau ! Il est joli, hein ?
_____J’étais émerveillée. Pourtant, ce n’était qu’un couteau ! Bien façonné, certes, mais je suis sûre qu’il était loin d’être unique.
_____— Anatara, je ne peux pas acheter ça : c’est beaucoup trop cher.
_____— Mais, papa…
_____D’habitude il m’appelle Ana, c’est sa façon attendrie de s’adresser à moi. Quand il est amusé, c’est Anata mais là, là ça voulait dire qu’il était très exaspéré. Je n’avais aucune chance. Je lançai un regard suppliant à ma droite mais maman se contenta de m’offrir un doux sourire compatissant. Elle passa sa main dans mes cheveux et me caressa l’arrière du crâne, ce qui m’apaisa instantanément. Après ça, j’insistai pour la forme mais la marchandise fut achetée par un autre sans que mon père n’enchérît une seule fois.