La vie est une ressource périssable de la nature. Au même titre que tous les déchets, elle peut se recycler une fois désuète. Et même gâchée dans toute cette fraîcheur, on peut toujours s'en faire un précieux engrais sur lequel germera le futur. Recyclage.
Ma mémoire me glisse entre les neurones. QI élevé, génome cruel. Poisson rouge à l'amnésie chronique mais au potentiel détonnant. Jamais trop su d'où je venais en réalité. Mais ce qui se passe ici enfonce une aiguille dans un genre de tigre endormi en moi. L'impression désagréable de revivre une séquence de mon enfance. Un crissement de vinyle rayé qui résonne depuis les ténèbres les plus lointaines de mon passé. Celles qui absorbent la lumière lorsque je tente de les illuminer. Tss.
Basses préoccupations. Ça nuit à ma productivité. Je hais ça. Je hais. Souvenirs méprisables. L'avenir est seul pris en compte dans mes calculs. J'aimerais chasser à jamais ces loups aboyant dans ma tête. Et focaliser mon esprit sur la science. Tout ce qui compte.
Si ça vous met mal à l'aise, vous pouvez demander votre mutation, Romanov.
Non.
J'insiste, je...
Co-cobaye comme tant d'autres. Peau plus tendre, sensibilité élevée, et esprit friable. De bo-bonnes ressources.
Vous le prenez bien...
Peu imp-porte.
Moi, je dois vous avouer...
Gardes ta saliv-ve pour ton exposé.
On se tutoie, maintenant ?
La conversation s'éternise dangereusement. Bientôt l'interaction sociale envahira ma concentration et détournera ma mémoire à court terme de ma vraie priorité. Je coupe court en injectant un silence dans la discussion, qui dépérit alors rapidement. Et je me focalise sur le sujet du jour. Études sur des enfants des rues. Qui permettront de sauvegarder l'existence d'autres enfants. Enfants de classes sociales supérieures, j'entends. Si l'éthique ne s'immisce pas dans les lois implacables de la nature, je vois pas pourquoi elle ferait aujourd'hui la fine bouche. Le monde humain s'embarrasse pas du fantôme hautain nommé Justice. Le monde humain est régit par la naissance. Le monde humain... Je pensais à quoi ? Études sur les enfants. Très intéressant. De grands progrès sur la qualité des armes chimiques à prévoir.
Nos chemins se séparent au détour d'un couloir. Un couloir étroit, sombre et serré par la pénombre. Laboratoire gouvernemental sous couverture d'usine de médicaments. Des locaux propres et suréquipés, mais des plus étroits. Et sombres. A limiter les fenêtres, on finit par tant s'habituer à l'obscurité que nos yeux semblent muter en organes félins. Naturellement, ce que nous produisons ici est bien loin d'avoir l'usage de médicaments. Lui, docteur Flaine, collègue, s'en va boucler les derniers préparatifs. Moi j'amène les cobayes. Leur escorte doit déjà être à leurs côtés.
Un échantillon-test composé de cinq enfants qui seront exposés à cinq isotopes du même gaz de combat. L'idée n'est pas de bêtement déterminer si oui ou non cet armement est mortel chez les enfants -il l'est- mais plutôt la nature exacte de ses conséquences à long terme, afin de savoir les reconnaître et les contrecarrer, si on peut. Afin d'aisément étouffer chaque occurrence de ces symptômes. Afin de protéger les populations de frayeurs d'ordre chimique. Ils ont suffisamment à s'inquiéter avec les pirates. On pourra ainsi abuser d'armes chimiques sur les pirates tout en pouvant repérer et traiter secrètement les retombées sur les populations. On prend des enfants parce que naturellement plus fragiles que les adultes. S'ils meurent trop vite, dans un délai de six mois, avant qu'on n'ait pu localiser les effets secondaires et les en guérir, ça voudra dire que la substance n'est pas prête à l'emploi. Trop nuisible pour les populations civiles. C'est beau. C'est intéressant.
Intéressant, mais loin d'être fascinant. Tout le travail sur ce gaz a déjà été fait. J'arrive sur le projet alors qu'il ne reste plus que le travail long et laborieux de post-conception. Intéressant, cependant. Que je ressente un soupçon d'identification envers ces enfants. Intéressant, alarmant et ennuyeux. Je dois pas me laisser distraire.
Lorsque je pénètre dans les quartiers des cobayes, je gâche pas la moindre seconde en errance. Je me dirige directement vers les loges du surveillant. Le caporal Tane réunit son équipe. Une escorte maigre composée de deux recrues. Pas besoin d'un déploiement colossal pour amener cinq enfants anesthésiés aux salles d'expérimentation. On parle ici d'économie d'argent, de ressources humaines, mais aussi de logique. Qu'est-ce qui pourrait mal se passer ?
Tout est p-prêt, caporal ?
Oui. Ça y est ?
Oui.
... Bon. Ils ont été rasés et lavés, comme prévu.
Bien.
Leur observation va durer longtemps ?
Six mois.
Donc... On va mat-ter ces gosses dépérir pendant six mois, et...
Pas votre job d'y réfléchir, matelot.
Hum. Pourquoi vous prenez pas des rats ?
On a passé l'étape des ron-rongeurs depuis longtemps.
Des singes ?
Trop c-cher à faire importer. Alors qu'il y a une réserve d'enfants gratuits à deux pas d'ici. On y va ?
Ouais, ouais... On y va, doc.
On y va, oui. Il faut faire sortir un à un tout ces enfants de leur cellule, et c'est assez chronophage. Certains risquent de ne même pas pouvoir tenir seuls debout, tant les autres scientifiques ont parfois la main lourde sur les sédatifs qu'ils administrent aux cobayes jeunes, rien que pour éviter d'avoir à confronter des regards trop vivants. Ils les assomment de médicaments par lâcheté. Un oeil torve est moins inquisiteur qu'un en pleine forme qui se doute de ce qui l'attend. Je comprends la démarche. Les sentiments cassent la détermination. Taire les sentiments évite d'être dérangé par les échos des remords. Mais ces enfants, il va falloir les porter. Mes muscles ne sont pas adaptés. Ils sous-estiment le poids de cinquante kilos de viande endormie. Sans compter les spasmes réguliers qui emportent leurs corps dans de violents séismes. Symptômes de la prise trop régulière de psychotropes faisant office de marteau abattu sur leurs fragiles crânes.
Vous devrez peut-être les transporter.
Oh non...
Si. Vos attributions.
Et si c'était tes gosses ?
Hypothèse absurde. J'en ai pas.
Et quand t'en auras ? T'auras envie qu'ils atterrissent ici ?
Toujours absurde. Probabilité que je trouve une partenaire reproductrice compatible avec mon génome supérieur inférieure à 5%. Probabilité qu'on ait une progéniture négligeable.
"Génome supérieur"... Je rêve.
Non, tu rêves pas.
Il est toujours comme ça ?
Toujours...
AAAAAAAAAAAAAH !
Tympans brutalement agressés. Perte d'audition négligeable. Tout va bien.
Putain ! C'était quoi ?!
Tout près ! C'était tout... Tout près...
Ok, les gars, z'êtes formés à ça ! Protocole de défense A !
On distribue ici, déguisé en émissaires caritatifs, des médicaments produits en série de basse qualité pour servir la couverture du laboratoire. Fabrique pharmaceutique. Permet aussi de partir en reconnaissance dans ces quartiers obscurs où il suffit de se baisser pour ramasser des cobayes de qualité médiocre. Médiocre parce qu'ils sont malades. Des sacs de peau débordant de varices exotiques, à l'espérance de vie conquérant avec peine trois ou quatre décennies. Un ghetto, oui, qui menace d'abord les sens avant la vie. Relents de pourriture et de décomposition, fumet de sang frais virevoltant comme un fantôme autour des narines de mon groupe. Obscurité peinte à même les briques bancales dans lesquelles sont assemblés les gourbis. Parfois quelques hurlements très brefs débordent des couloirs nauséabonds du quartier. Une vie qui s'éteint à la vitesse d'une flamme sur laquelle on urine. J'ai rien à faire dans ce simili de civilisation. Trop dangereux. Un seul pas dans cette jungle grise suffit à s'affirmer que la sécurité n'est qu'une légende abstraite pour la faune locale. Ils vivent ici cernés par les couteaux des gens qui n'ont plus rien à perdre et les souvenirs de ce qu'eux ont perdu. Les maladies règnent par ici comme un gang insaisissable grassement entretenu par la misère. Contre la misère, il n'existe que des traitement préventifs. Une fois qu'elle a atteinte un être vivant, il ne peut plus que regarder son monde tomber en déliquescence. Contempler son échec et accepter sa présence envahissante. Le Game Over de son existence. Mais dans ce jeu il n'a qu'une seule vie.
La file d'attente est pressante. Des centaines de mètres de mendiants aux visages ravagés par les grippes saisonnières. Ils braillent et geignent et sentent extrêmement mauvais, plus encore qu'un lac entier rempli de sulfure d'hydrogène. Classique. Certains développent d'étranges excroissances que j'apprécierais étudier. Probablement une forme avancée de lèpre. Dommage que je sois pas là pour ça.
Notre avant-poste ici est un gourbi parmi tant d'autre, recyclé en une espèce de soupe populaire. Sauf qu'on y distribue pas de nourriture. Mais des médocs. Evidemment, ça pourrait attirer les junkies et les dealers, de la marchandise gratuite. Mais notre escorte de marines les reconnaît de très loin. Et bondissent dessus comme une meute de chien enragés dès qu'ils en détectent. Ça renforce l'illusion de bienveillance. Les gens croient qu'on s'inquiète vraiment pour leur santé. Alors qu'on se contente de les cuisiner, eux et leurs enfants. Profondément cynique et dépouillé d'éthique, pensent certains de mes collègues. Moi je m'en fiche. Tant qu'à côté, on me laisse faire mon travail et des découvertes intéressantes tranquille.
Travesti en assistant, j'entasse des antibiotiques, des sirops et des cachets dans des bacs, triés par principes actifs. J'ai ordre de jouer un rôle muet. Pas capable de conserver le masque d'un subordonné docile et peu brillant lorsque je m'exprime. Mon génie se sent à l'étroit et tente de s'échapper par ma bouche. Je pense. Bref je me tais. Pour pas trahir notre réelle mission. Peu de confiance en moi. L'habitude.
Bref. Je reste à l'arrière de la boutique, terré dans le gourbi, à organiser les casiers de médicaments. Ils aiment pas trop m'exposer de peur que je les trahisse. Tsss. Comme si un rat grouillant dans ce nid nauséabond serait capable de deviner notre vraie nature. Précaution stérile.
Ma mémoire me glisse entre les neurones. QI élevé, génome cruel. Poisson rouge à l'amnésie chronique mais au potentiel détonnant. Jamais trop su d'où je venais en réalité. Mais ce qui se passe ici enfonce une aiguille dans un genre de tigre endormi en moi. L'impression désagréable de revivre une séquence de mon enfance. Un crissement de vinyle rayé qui résonne depuis les ténèbres les plus lointaines de mon passé. Celles qui absorbent la lumière lorsque je tente de les illuminer. Tss.
Basses préoccupations. Ça nuit à ma productivité. Je hais ça. Je hais. Souvenirs méprisables. L'avenir est seul pris en compte dans mes calculs. J'aimerais chasser à jamais ces loups aboyant dans ma tête. Et focaliser mon esprit sur la science. Tout ce qui compte.
Si ça vous met mal à l'aise, vous pouvez demander votre mutation, Romanov.
Non.
J'insiste, je...
Co-cobaye comme tant d'autres. Peau plus tendre, sensibilité élevée, et esprit friable. De bo-bonnes ressources.
Vous le prenez bien...
Peu imp-porte.
Moi, je dois vous avouer...
Gardes ta saliv-ve pour ton exposé.
On se tutoie, maintenant ?
La conversation s'éternise dangereusement. Bientôt l'interaction sociale envahira ma concentration et détournera ma mémoire à court terme de ma vraie priorité. Je coupe court en injectant un silence dans la discussion, qui dépérit alors rapidement. Et je me focalise sur le sujet du jour. Études sur des enfants des rues. Qui permettront de sauvegarder l'existence d'autres enfants. Enfants de classes sociales supérieures, j'entends. Si l'éthique ne s'immisce pas dans les lois implacables de la nature, je vois pas pourquoi elle ferait aujourd'hui la fine bouche. Le monde humain s'embarrasse pas du fantôme hautain nommé Justice. Le monde humain est régit par la naissance. Le monde humain... Je pensais à quoi ? Études sur les enfants. Très intéressant. De grands progrès sur la qualité des armes chimiques à prévoir.
Nos chemins se séparent au détour d'un couloir. Un couloir étroit, sombre et serré par la pénombre. Laboratoire gouvernemental sous couverture d'usine de médicaments. Des locaux propres et suréquipés, mais des plus étroits. Et sombres. A limiter les fenêtres, on finit par tant s'habituer à l'obscurité que nos yeux semblent muter en organes félins. Naturellement, ce que nous produisons ici est bien loin d'avoir l'usage de médicaments. Lui, docteur Flaine, collègue, s'en va boucler les derniers préparatifs. Moi j'amène les cobayes. Leur escorte doit déjà être à leurs côtés.
Un échantillon-test composé de cinq enfants qui seront exposés à cinq isotopes du même gaz de combat. L'idée n'est pas de bêtement déterminer si oui ou non cet armement est mortel chez les enfants -il l'est- mais plutôt la nature exacte de ses conséquences à long terme, afin de savoir les reconnaître et les contrecarrer, si on peut. Afin d'aisément étouffer chaque occurrence de ces symptômes. Afin de protéger les populations de frayeurs d'ordre chimique. Ils ont suffisamment à s'inquiéter avec les pirates. On pourra ainsi abuser d'armes chimiques sur les pirates tout en pouvant repérer et traiter secrètement les retombées sur les populations. On prend des enfants parce que naturellement plus fragiles que les adultes. S'ils meurent trop vite, dans un délai de six mois, avant qu'on n'ait pu localiser les effets secondaires et les en guérir, ça voudra dire que la substance n'est pas prête à l'emploi. Trop nuisible pour les populations civiles. C'est beau. C'est intéressant.
Intéressant, mais loin d'être fascinant. Tout le travail sur ce gaz a déjà été fait. J'arrive sur le projet alors qu'il ne reste plus que le travail long et laborieux de post-conception. Intéressant, cependant. Que je ressente un soupçon d'identification envers ces enfants. Intéressant, alarmant et ennuyeux. Je dois pas me laisser distraire.
Lorsque je pénètre dans les quartiers des cobayes, je gâche pas la moindre seconde en errance. Je me dirige directement vers les loges du surveillant. Le caporal Tane réunit son équipe. Une escorte maigre composée de deux recrues. Pas besoin d'un déploiement colossal pour amener cinq enfants anesthésiés aux salles d'expérimentation. On parle ici d'économie d'argent, de ressources humaines, mais aussi de logique. Qu'est-ce qui pourrait mal se passer ?
Tout est p-prêt, caporal ?
Oui. Ça y est ?
Oui.
... Bon. Ils ont été rasés et lavés, comme prévu.
Bien.
Leur observation va durer longtemps ?
Six mois.
Donc... On va mat-ter ces gosses dépérir pendant six mois, et...
Pas votre job d'y réfléchir, matelot.
Hum. Pourquoi vous prenez pas des rats ?
On a passé l'étape des ron-rongeurs depuis longtemps.
Des singes ?
Trop c-cher à faire importer. Alors qu'il y a une réserve d'enfants gratuits à deux pas d'ici. On y va ?
Ouais, ouais... On y va, doc.
On y va, oui. Il faut faire sortir un à un tout ces enfants de leur cellule, et c'est assez chronophage. Certains risquent de ne même pas pouvoir tenir seuls debout, tant les autres scientifiques ont parfois la main lourde sur les sédatifs qu'ils administrent aux cobayes jeunes, rien que pour éviter d'avoir à confronter des regards trop vivants. Ils les assomment de médicaments par lâcheté. Un oeil torve est moins inquisiteur qu'un en pleine forme qui se doute de ce qui l'attend. Je comprends la démarche. Les sentiments cassent la détermination. Taire les sentiments évite d'être dérangé par les échos des remords. Mais ces enfants, il va falloir les porter. Mes muscles ne sont pas adaptés. Ils sous-estiment le poids de cinquante kilos de viande endormie. Sans compter les spasmes réguliers qui emportent leurs corps dans de violents séismes. Symptômes de la prise trop régulière de psychotropes faisant office de marteau abattu sur leurs fragiles crânes.
Vous devrez peut-être les transporter.
Oh non...
Si. Vos attributions.
Et si c'était tes gosses ?
Hypothèse absurde. J'en ai pas.
Et quand t'en auras ? T'auras envie qu'ils atterrissent ici ?
Toujours absurde. Probabilité que je trouve une partenaire reproductrice compatible avec mon génome supérieur inférieure à 5%. Probabilité qu'on ait une progéniture négligeable.
"Génome supérieur"... Je rêve.
Non, tu rêves pas.
Il est toujours comme ça ?
Toujours...
AAAAAAAAAAAAAH !
Tympans brutalement agressés. Perte d'audition négligeable. Tout va bien.
Putain ! C'était quoi ?!
Tout près ! C'était tout... Tout près...
Ok, les gars, z'êtes formés à ça ! Protocole de défense A !
Une semaine plus tôt
On distribue ici, déguisé en émissaires caritatifs, des médicaments produits en série de basse qualité pour servir la couverture du laboratoire. Fabrique pharmaceutique. Permet aussi de partir en reconnaissance dans ces quartiers obscurs où il suffit de se baisser pour ramasser des cobayes de qualité médiocre. Médiocre parce qu'ils sont malades. Des sacs de peau débordant de varices exotiques, à l'espérance de vie conquérant avec peine trois ou quatre décennies. Un ghetto, oui, qui menace d'abord les sens avant la vie. Relents de pourriture et de décomposition, fumet de sang frais virevoltant comme un fantôme autour des narines de mon groupe. Obscurité peinte à même les briques bancales dans lesquelles sont assemblés les gourbis. Parfois quelques hurlements très brefs débordent des couloirs nauséabonds du quartier. Une vie qui s'éteint à la vitesse d'une flamme sur laquelle on urine. J'ai rien à faire dans ce simili de civilisation. Trop dangereux. Un seul pas dans cette jungle grise suffit à s'affirmer que la sécurité n'est qu'une légende abstraite pour la faune locale. Ils vivent ici cernés par les couteaux des gens qui n'ont plus rien à perdre et les souvenirs de ce qu'eux ont perdu. Les maladies règnent par ici comme un gang insaisissable grassement entretenu par la misère. Contre la misère, il n'existe que des traitement préventifs. Une fois qu'elle a atteinte un être vivant, il ne peut plus que regarder son monde tomber en déliquescence. Contempler son échec et accepter sa présence envahissante. Le Game Over de son existence. Mais dans ce jeu il n'a qu'une seule vie.
La file d'attente est pressante. Des centaines de mètres de mendiants aux visages ravagés par les grippes saisonnières. Ils braillent et geignent et sentent extrêmement mauvais, plus encore qu'un lac entier rempli de sulfure d'hydrogène. Classique. Certains développent d'étranges excroissances que j'apprécierais étudier. Probablement une forme avancée de lèpre. Dommage que je sois pas là pour ça.
Notre avant-poste ici est un gourbi parmi tant d'autre, recyclé en une espèce de soupe populaire. Sauf qu'on y distribue pas de nourriture. Mais des médocs. Evidemment, ça pourrait attirer les junkies et les dealers, de la marchandise gratuite. Mais notre escorte de marines les reconnaît de très loin. Et bondissent dessus comme une meute de chien enragés dès qu'ils en détectent. Ça renforce l'illusion de bienveillance. Les gens croient qu'on s'inquiète vraiment pour leur santé. Alors qu'on se contente de les cuisiner, eux et leurs enfants. Profondément cynique et dépouillé d'éthique, pensent certains de mes collègues. Moi je m'en fiche. Tant qu'à côté, on me laisse faire mon travail et des découvertes intéressantes tranquille.
Travesti en assistant, j'entasse des antibiotiques, des sirops et des cachets dans des bacs, triés par principes actifs. J'ai ordre de jouer un rôle muet. Pas capable de conserver le masque d'un subordonné docile et peu brillant lorsque je m'exprime. Mon génie se sent à l'étroit et tente de s'échapper par ma bouche. Je pense. Bref je me tais. Pour pas trahir notre réelle mission. Peu de confiance en moi. L'habitude.
Bref. Je reste à l'arrière de la boutique, terré dans le gourbi, à organiser les casiers de médicaments. Ils aiment pas trop m'exposer de peur que je les trahisse. Tsss. Comme si un rat grouillant dans ce nid nauséabond serait capable de deviner notre vraie nature. Précaution stérile.