Je n'étais qu'un gamin à l'époque, je suis un homme maintenant. C'est en tout cas ce que sont censées dire les années qui ont passé. Plus de dix ans, écoulé comme un filet de rhum s'échappant d'une chope. En dix années, j'ai eu le temps de m'accomplir, ou il me semble que j'ai eu ce temps là. J'ai eu le temps de me faire des amis. De grimper au sommet de ce que je pouvais faire de mieux. Peut-être même d'atteindre mon apogée. Le problème avec toutes les montées, c'est qu'il y a forcément une redescente à un moment donné. Toujours la dernière dans une vie. Je crois que je m'en approche.
Une vive douleur me prend à la tempe, et mon cœur semble y battre lentement, par des a-coups si franc qu'ils me font tourner encore la tête. Ma nuque est raide, mes muscles sont douloureux. Quand je tente de les bouger, j'ai l'impression que du plomb les retient en arrière, et quand je redresse la tête en manquant de m'étouffer avec mon propre sang, c'est pour sentir la totalité de mon corps attaché au mât de mon navire. Le bois s'imprime dans ma colonne, je pourrais en prendre la texture à force. La vue me revient, les formes dansent et se condensent finalement, jusqu'à percevoir finalement un sourire crispé et crispant, deux pupilles d'un rose transperçant, un visage d'une pâleur morbide, des cheveux d'une longueur sans pareille que je suis sûr de connaître.
Sous mes yeux, cette enfant que je n'ai pas vu grandir. quand l'équipage à décidé de s'en débarrasser. J'ai cautionné ça en me taisant. J'ai accepté qu'on la mette dans un tonneau de rhum pour la laisser à la merci des mers. J'ai accepté qu'elle y meurt en ne disant rien sur le moment.
« Toi... »
J'articule péniblement, comme si ma langue était faite de plomb. Un filet de bave mélangé à de l'hémoglobine s'échappe de mes lèvres, dégouline sur mon pantalon sali. Elle me tapote la tête d'un petit geste empli de mesquinerie, essuyant ensuite son nez ensanglanté en ajoutant d'une voix qui teinte comme une cloche :
« Moi. »
Aujourd'hui, elle m'a trouvé. C'est sur moi qu'elle a mis la main, et je pense n'être que le premier nom d'une longue liste de vengeance en suspend. Ironiquement, j'imaginais mon épée de Damoclès différente. Moins maigrichonne, moins féminine. Celle-ci ressemble à un surin empli de venin, un surin rouillé qui m'empoisonnera avant que je n'ai le temps de me vider de mon sang. Je l'ai sans doute mérité. Je cille, sans trop savoir ce que je regarde. Mes yeux sont captés par ses pupilles où brillent une lueur folle. Et son sourire me semble aussi semblable que différent désormais.
Je pourrais dire qu'elle a changé, mais je n'en suis même pas certain. Elle a gardé son visage poupon, qui ne lui donne pas d'âge. Je regarde dans le passé, et les marques que le temps lui a laissé sont comme invisibles. Je regarde une chose qui ne vieillira jamais, qui ne grandira pas forcément. Je regarde quelqu'un qui est resté coincé des années en arrière, la même personne que mes compères de l'époque ont mis dans ce tonneau sans que je ne fasse rien pour l'en empêcher.
« Tu sais où est ma sœur, me lance-t-elle comme une affirmation qui me glace le sang. »
Derrière son sourire mesquin se cache une colère qu'elle a du mal à contenir. Sur le lot de personne l'ayant trahi ce soir-là, il semble que la jeune fille... La jeune femme ? Qu'importe. Il semble qu'elle ne pardonnera pas à la chaire de sa chaire. Est-ce que je peux le comprendre ? J'en sais foutre rien. La douleur que j'éprouve me fait trembler. De froid. Je crois que j'ai froid.
« Tu devrais passer au-dessus, Fantine... Oublier tout ça... »
Ma tentative est désespérée, comme vouée à l'échec. Elle ne changera rien à ce qui va m'arriver, je le sens au plus profond. J'imagine que le sort qu'elle réserve à chacun équivaut au tort qu'on lui a causé à l'époque. Je ne sais pas de quoi elle se souvient à mon propos, je ne sais pas comment elle a pu me retrouver en fin de compte. Mon appartenance à son équipage de l'époque reste assez flou, mais j'imagine que quelque chose chez moi l'a marqué. Et la question qui me trotte en tête, elle l'entend alors que je ne la lui pose pas, elle la voit sans poser les yeux sur moi :
« La cicatrice à ton bras. J'étais là, quand tu te l'ais faite. »
Mes yeux se baissent vers cette plaie remise depuis longtemps. Un sourire s'esquisse sur mon visage. En effet. En pleine cuisine, de corvée de patate, elle était passée dans mes jambes pour courir après un de ses amis imaginaires quelconques. Ce jour-là, je m'empalai moi-même sur le couteau que je tenais quand elle entra dans mes jambes. Je me souviens du sang qui goûtait absolument partout, de la tête et des cris du chef cuisinier, mais surtout, du sourire de la gosse qui me fixait sans rien faire. Elle m'a vendu. Le Destin a fait le reste.
« J'ai quitté cet équipage... Quelques mois après ton départ, je ne sais pas ce qu'ils sont devenus. Je revois bien Jack le Borgne et Phil' de temps à autre, mais les autres... Tu... Tu en sauras plus par le journal que par moi... »
Durant mon discours, elle fait le tour du pont de mon navire, et à la force de ses bras, ramasse les corps qui jonchent le plancher. Elle en porte un comme elle le peut, le fait passer par-dessus la rambarde, regarde le cadavre tomber à l'eau. Demi-tour, son pied glisse dans une flaque de sang, et elle chute lourdement dedans. L'hémoglobine tâche son short, sa jambe. Et je constate, malgré mon œil tuméfié, que je ne suis pas le seul à m'être fait mal durant l'affrontement. Elle était seule, contre nous. Mais elle a eu le dessus. Parce que ce qu'elle faisait n'avait aucun sens, aucun but. Parce que sa manière de bouger n'était pas pourvu d'une logique que je pouvais comprendre. J'ai vu mes hommes tomber, les uns après les autres. J'en ai vu l'attraper et tenter de la tuer. L'un d'eux lui a démis une épaule, qu'elle a remis entre temps comme une grande, malgré le bleu énorme qui lui mange le bras désormais. J'ai vu le coup de poing que l'un réussit à lui mettre sur le nez, et les hurlements de douleur qu'elle a retenu malgré tout. J'ai vu le moment où on pensait pouvoir la maîtriser, puis je n'ai plus rien vu après le matraquage magistral qu'elle m'infligea.
Ma respiration devient comme un râle profond et caverneux. Le bruit que font les corps de mes amis en rencontrant l'eau me fait froid dans le dos. Chaque hommes dont elle se débarrasse avec un détachement implacable me donne envie de pleurer. Elle n'a pas de cœur. Ou elle n'en a plus, si un jour elle en a eu un.
« Tu as perdu la raison ces dernières années, j'en suis désolé... »
Ma voix est un murmure rauque qui l'interrompt brièvement. Elle avale la distance jusqu'à moi, se baisse, et me regarde profondément. Ses yeux me transpercent comme s'il n'y avait rien du tout à l'intérieur. Comme si elle n'était qu'un pantin, animé par quelque chose, ou quelqu'un, que je ne peux concevoir vraiment.
« Nan, ça, c'est seulement si tu pars du principe que j'ai un jour eu une raison, me rétorque-t-elle sans sourciller un seul instant. »
Je ne vais pas me lancer dans un débat avec elle. J'aurais tort d'essayer de lui faire comprendre une logique qu'elle ne veut même pas entrevoir. Ou qu'elle ne peut. J'aurais envie de rire, en me disant qu'il lui manque quelques cases à celle-ci, mais j'ai mal aux côtes rien qu'à respirer, et la situation pue trop pour que je me permette une joute verbale avec elle.
« Je n'en suis pas sûre.
Moi non plus, que je conclus. »
Elle me sourit à nouveau, tendrement cette fois et ajoute sur le ton de la confidence :
« Quand j'étais petite, je me souviens que tu étais insignifiant. C'est tout ce que je me rappelle de toi, d'ailleurs. »
Je me suis longtemps douté qu'un jour, un élément de mon passé me rattraperait. Quand toute sa vie, on vogue comme des mercenaires, des pirates, qu'on pille et qu'on vole, ça devient difficile de tenir la liste des ennemis qu'on se fait. J'ai commis bien des crimes, aucun de nobles, et je ne laisserais probablement rien derrière moi d'impérissable. J'ai suivi un code insignifiant, pour me sentir droit dans mes bottes. En fin de compte, je me retrouve pieds nus devant la dernière personne que je m'attendais à revoir un jour. Dans les faits, je la pensais surtout morte. L'est-elle ? Comment a-t-elle pu survivre à la mer, du haut de ses six ans ? Comment a-t-elle pu survivre à la vie, jusqu'ici, jusqu'à moi ? Et surtout...
Pourquoi moi ?
« Tu n'as pas tant changé que ça. »
...
C'est sans doute pour cette raison que je suis encore en vie. Parce que je suis insignifiant, à peine bon à être roué de coups par une gosse deux fois moins grande que moi. C'est pour cette raison que ce qui ressemblait à un équipage pour moi à a été décimé, pour laisser seul capitaine sur son navire en perdition. J'ai l'impression d'être une gamine dans un tonneau de rhum, laissé en pleine mer avec une gourde et un morceau de pain.
J'ai toujours su que cette histoire aurait une fin.
Mais comme toutes les fins, elle arrive bien trop vite quand on a apprécié le conte.
Une vive douleur me prend à la tempe, et mon cœur semble y battre lentement, par des a-coups si franc qu'ils me font tourner encore la tête. Ma nuque est raide, mes muscles sont douloureux. Quand je tente de les bouger, j'ai l'impression que du plomb les retient en arrière, et quand je redresse la tête en manquant de m'étouffer avec mon propre sang, c'est pour sentir la totalité de mon corps attaché au mât de mon navire. Le bois s'imprime dans ma colonne, je pourrais en prendre la texture à force. La vue me revient, les formes dansent et se condensent finalement, jusqu'à percevoir finalement un sourire crispé et crispant, deux pupilles d'un rose transperçant, un visage d'une pâleur morbide, des cheveux d'une longueur sans pareille que je suis sûr de connaître.
Sous mes yeux, cette enfant que je n'ai pas vu grandir. quand l'équipage à décidé de s'en débarrasser. J'ai cautionné ça en me taisant. J'ai accepté qu'on la mette dans un tonneau de rhum pour la laisser à la merci des mers. J'ai accepté qu'elle y meurt en ne disant rien sur le moment.
« Toi... »
J'articule péniblement, comme si ma langue était faite de plomb. Un filet de bave mélangé à de l'hémoglobine s'échappe de mes lèvres, dégouline sur mon pantalon sali. Elle me tapote la tête d'un petit geste empli de mesquinerie, essuyant ensuite son nez ensanglanté en ajoutant d'une voix qui teinte comme une cloche :
« Moi. »
Aujourd'hui, elle m'a trouvé. C'est sur moi qu'elle a mis la main, et je pense n'être que le premier nom d'une longue liste de vengeance en suspend. Ironiquement, j'imaginais mon épée de Damoclès différente. Moins maigrichonne, moins féminine. Celle-ci ressemble à un surin empli de venin, un surin rouillé qui m'empoisonnera avant que je n'ai le temps de me vider de mon sang. Je l'ai sans doute mérité. Je cille, sans trop savoir ce que je regarde. Mes yeux sont captés par ses pupilles où brillent une lueur folle. Et son sourire me semble aussi semblable que différent désormais.
Je pourrais dire qu'elle a changé, mais je n'en suis même pas certain. Elle a gardé son visage poupon, qui ne lui donne pas d'âge. Je regarde dans le passé, et les marques que le temps lui a laissé sont comme invisibles. Je regarde une chose qui ne vieillira jamais, qui ne grandira pas forcément. Je regarde quelqu'un qui est resté coincé des années en arrière, la même personne que mes compères de l'époque ont mis dans ce tonneau sans que je ne fasse rien pour l'en empêcher.
« Tu sais où est ma sœur, me lance-t-elle comme une affirmation qui me glace le sang. »
Derrière son sourire mesquin se cache une colère qu'elle a du mal à contenir. Sur le lot de personne l'ayant trahi ce soir-là, il semble que la jeune fille... La jeune femme ? Qu'importe. Il semble qu'elle ne pardonnera pas à la chaire de sa chaire. Est-ce que je peux le comprendre ? J'en sais foutre rien. La douleur que j'éprouve me fait trembler. De froid. Je crois que j'ai froid.
« Tu devrais passer au-dessus, Fantine... Oublier tout ça... »
Ma tentative est désespérée, comme vouée à l'échec. Elle ne changera rien à ce qui va m'arriver, je le sens au plus profond. J'imagine que le sort qu'elle réserve à chacun équivaut au tort qu'on lui a causé à l'époque. Je ne sais pas de quoi elle se souvient à mon propos, je ne sais pas comment elle a pu me retrouver en fin de compte. Mon appartenance à son équipage de l'époque reste assez flou, mais j'imagine que quelque chose chez moi l'a marqué. Et la question qui me trotte en tête, elle l'entend alors que je ne la lui pose pas, elle la voit sans poser les yeux sur moi :
« La cicatrice à ton bras. J'étais là, quand tu te l'ais faite. »
Mes yeux se baissent vers cette plaie remise depuis longtemps. Un sourire s'esquisse sur mon visage. En effet. En pleine cuisine, de corvée de patate, elle était passée dans mes jambes pour courir après un de ses amis imaginaires quelconques. Ce jour-là, je m'empalai moi-même sur le couteau que je tenais quand elle entra dans mes jambes. Je me souviens du sang qui goûtait absolument partout, de la tête et des cris du chef cuisinier, mais surtout, du sourire de la gosse qui me fixait sans rien faire. Elle m'a vendu. Le Destin a fait le reste.
« J'ai quitté cet équipage... Quelques mois après ton départ, je ne sais pas ce qu'ils sont devenus. Je revois bien Jack le Borgne et Phil' de temps à autre, mais les autres... Tu... Tu en sauras plus par le journal que par moi... »
Durant mon discours, elle fait le tour du pont de mon navire, et à la force de ses bras, ramasse les corps qui jonchent le plancher. Elle en porte un comme elle le peut, le fait passer par-dessus la rambarde, regarde le cadavre tomber à l'eau. Demi-tour, son pied glisse dans une flaque de sang, et elle chute lourdement dedans. L'hémoglobine tâche son short, sa jambe. Et je constate, malgré mon œil tuméfié, que je ne suis pas le seul à m'être fait mal durant l'affrontement. Elle était seule, contre nous. Mais elle a eu le dessus. Parce que ce qu'elle faisait n'avait aucun sens, aucun but. Parce que sa manière de bouger n'était pas pourvu d'une logique que je pouvais comprendre. J'ai vu mes hommes tomber, les uns après les autres. J'en ai vu l'attraper et tenter de la tuer. L'un d'eux lui a démis une épaule, qu'elle a remis entre temps comme une grande, malgré le bleu énorme qui lui mange le bras désormais. J'ai vu le coup de poing que l'un réussit à lui mettre sur le nez, et les hurlements de douleur qu'elle a retenu malgré tout. J'ai vu le moment où on pensait pouvoir la maîtriser, puis je n'ai plus rien vu après le matraquage magistral qu'elle m'infligea.
Ma respiration devient comme un râle profond et caverneux. Le bruit que font les corps de mes amis en rencontrant l'eau me fait froid dans le dos. Chaque hommes dont elle se débarrasse avec un détachement implacable me donne envie de pleurer. Elle n'a pas de cœur. Ou elle n'en a plus, si un jour elle en a eu un.
« Tu as perdu la raison ces dernières années, j'en suis désolé... »
Ma voix est un murmure rauque qui l'interrompt brièvement. Elle avale la distance jusqu'à moi, se baisse, et me regarde profondément. Ses yeux me transpercent comme s'il n'y avait rien du tout à l'intérieur. Comme si elle n'était qu'un pantin, animé par quelque chose, ou quelqu'un, que je ne peux concevoir vraiment.
« Nan, ça, c'est seulement si tu pars du principe que j'ai un jour eu une raison, me rétorque-t-elle sans sourciller un seul instant. »
Je ne vais pas me lancer dans un débat avec elle. J'aurais tort d'essayer de lui faire comprendre une logique qu'elle ne veut même pas entrevoir. Ou qu'elle ne peut. J'aurais envie de rire, en me disant qu'il lui manque quelques cases à celle-ci, mais j'ai mal aux côtes rien qu'à respirer, et la situation pue trop pour que je me permette une joute verbale avec elle.
« Je n'en suis pas sûre.
Moi non plus, que je conclus. »
Elle me sourit à nouveau, tendrement cette fois et ajoute sur le ton de la confidence :
« Quand j'étais petite, je me souviens que tu étais insignifiant. C'est tout ce que je me rappelle de toi, d'ailleurs. »
Je me suis longtemps douté qu'un jour, un élément de mon passé me rattraperait. Quand toute sa vie, on vogue comme des mercenaires, des pirates, qu'on pille et qu'on vole, ça devient difficile de tenir la liste des ennemis qu'on se fait. J'ai commis bien des crimes, aucun de nobles, et je ne laisserais probablement rien derrière moi d'impérissable. J'ai suivi un code insignifiant, pour me sentir droit dans mes bottes. En fin de compte, je me retrouve pieds nus devant la dernière personne que je m'attendais à revoir un jour. Dans les faits, je la pensais surtout morte. L'est-elle ? Comment a-t-elle pu survivre à la mer, du haut de ses six ans ? Comment a-t-elle pu survivre à la vie, jusqu'ici, jusqu'à moi ? Et surtout...
Pourquoi moi ?
« Tu n'as pas tant changé que ça. »
...
C'est sans doute pour cette raison que je suis encore en vie. Parce que je suis insignifiant, à peine bon à être roué de coups par une gosse deux fois moins grande que moi. C'est pour cette raison que ce qui ressemblait à un équipage pour moi à a été décimé, pour laisser seul capitaine sur son navire en perdition. J'ai l'impression d'être une gamine dans un tonneau de rhum, laissé en pleine mer avec une gourde et un morceau de pain.
J'ai toujours su que cette histoire aurait une fin.
Mais comme toutes les fins, elle arrive bien trop vite quand on a apprécié le conte.