J'étais absolument sciée. Si je n'avais pas déjà été à genoux, ces derniers se seraient dérobés sous moi. Mes poumons, mon cœur, tout mon corps, se comprimèrent, s'arrêtèrent. Le couperet venait de tomber. J'étais belle et bien guillotinée.
C'était une chose que de se faire virer des Bureaux. C'en était une autre que de se retrouver coincée à Skypiéa. Loin de tout – surtout des grands magasins – dans un monde qui m'était inconnu. Oui comme ça, de prime abord, ça ressemblait aux Blues et à Grand Line. Mais la météo était différente, le sol était différent, les mentalités étaient différentes. Je le savais maintenant. C'était comme tester un nouveau plat, lui trouver le goût du poulet – avez-vous remarqué comme toute nouvelle découverte culinaire peu amène se résumait toujours à avoir le goût du poulet, alors que c'était tout sauf du poulet ? Ben voilà, Skypiéa était à mon monde, ce que la découverte gustative l'était au poulet.
En un mot comme un autre, j'étais le dindon de la farce.
Les gardes me relâchèrent enfin, et je me tassai sur moi-même. Tout ce qu'il me restait de force, je le mobilisais pour ne pas éclater en sanglots, là, maintenant. J'avais juste encore assez de fierté pour ne pas donner cette satisfaction à Maselfush. D'autant plus que je me doutais fortement qu'il n'en aurait rien à faire. Au mieux, cela le conforterait dans son idée que j'étais une faible femme forcément à moitié hystérique et qu'il avait eu raison de me retirer mon grade.
C'était marrant, notai-je avec un certain décalage. J'étais révolutionnaire presque aussi longtemps que j'avais été CP. Mon éjection des rangs aurait dû ne me faire qu'un effet moindre. J'aurais dû m'en réjouir, même. Mais j'avais toujours partagé les valeurs d'Adam, pour qui le système Marine/CP/GM n'était pas à détruire jusqu'à la racine. Juste épurer et élaguer. J'étais très, très satisfaite de ma réussite professionnelle au sein des Bureaux. Pour moi, gravir les échelons n'avait pas été une seule nécessité, comme cela avait été le cas pour Mosca de Torcy qui avait gagné ses galons juste pour solidifier son masque d'agent double. Moi, j'étais convaincue de faire du bon boulot, CP comme révo, au sein du Cinquième Bureau.
Un Marine du Ptérodactyle me releva, et ce fut en mode loque du genre humaine que j'emboîtai le pas au trio Alincourt-Elzékior-... Kadren. Je ne connaissais pas le prénom du Colonel, et je n'allais jamais le connaître. Il faisait partie des gens qui n'ont pour seule identité qu'un nom de famille. Peut-être un grade ou un titre honorifique. En plus, il y avait de fortes chances qu'il eût un prénom ridicule. Jean-Georges Kadren, par exemple. Pouah.
Autrefois, il y cinq minutes, cette pensée m'aurait tirée au moins un sourire, fût-il sardonique. Là, rien. Et mon manque de réactivité ne passa pas inaperçu. Alors que nous embarquions à bord du Ptérodactyle, en route pour Vearth pour faire visiter l'île de terre à son Illuminance – il aurait préféré prendre son yacht, mais clairement, il ne voulait pas de nous dessus, alors Kadren avait signalé qu'un trop gros navire, inconnu de surcroît, risquait de faire peur aux Anges, histoire de régler tout ça – Alincourt me prit en aparté. J'étais partie pour m'enterrer dans ma cabine et ne plus en ressortir avant la fin du monde, quand je réalisai que techniquement, n'étant plus CP, je n'avais pas de cabine à bord d'un bâtiment militaire. Sans job, sans cabine. SDF totale en moins d'une minute. Voilà le pouvoir terrifiant des Dragons Célestes.
- « Alors, ma petite, tu vas arrêter de faire la tronche et plus vite que ça. » me siffla Alincourt, en nous poussant dans une coursive déserte.
- « Mais je vais ce que je veux ! »
- « Justement non, tu fais ce que LUI, il veut. »
- « Justement, j'ai encore plus raison de jouer les effondrées de service. Sinon, il est capable de réellement demander ma tête. J'ai déjà perdu mon travail et ma maison, je tiens encore à la vie. »
De Bergerac grommela un je-ne-sais-quoi, peu satisfait.
- « On a encore besoin de toi. Je... je ne peux pas gérer Maselfush seul ! »
- « Mais qu'est-ce que j'en ai à faire ? »
- « Hé, je te signale que tu es désormais une skypéienne. Tu as donc tout à t'en faire, de ce que ton nouveau chez-toi devient. »
- « Je reste une citoyenne libre ! Maselfush n'a pas le droit de m'obliger à rester ici et s'il pens--- » Ouais, mais non. Il avait le droit. Surtout si je n'étais désormais qu'une civile. Encore, quand j'étais un agent CP, j'avais toujours pu compter sur une protection de ma hiérarchie. J'étais cependant complètement démunie. « Je sais !!! » m'exclamai-je soudain. « Je vais m'engager dans la Marine, et avec le réseau familial, il l'aura bien profond, tiens ! »
- « M'est d'avis que c'est ta famille qui va en payer le prix. Si ce que tu nous as dit des dragons célestes est vrai – et je n'ai aucune raison de ne pas te croire, vu ce qu'il t'a fait – tu n'as aucun recours possible. »
- « … il va peut-être oublier sa décision ? Et si personne ne le lui rappelle... Kadren n'ira pas mettre ça dans son rapport. » espérai-je.
- « Hum, je pense que tu lui as fait une impression mémorable, à ton Dragon Céleste. Et s'il oublie, sa troupe de sycophantes, non. On se fera un plaisir de le lui rappeler. C'est beaucoup plus sain si tu considères dès à présent que c'en est fini de ta carrière dans les Bureaux, quoi que cela soit... voire même dans ton Gouvernement Mondial. »
- « … Et pourquoi tu ne le patafiolerais pas ? »
- « HEIN ? »
- « Avec tes pouvoirs ? Le rendre tout mou, comme tu l'as fait avec moi ? Là, il pourrait publiquement, après que la suggestion lui ait été susurrée à l'oreille, revenir sur sa décision. »
- « Petite, tu as bien vu que mon pouvoir ne marche pas très bien sur lui. Je n'arriverai jamais à un tel résultat d'ici son départ. » Départ prévu pour la fin de soirée, si j'avais bien compris le planning général. Son Illuminance n'avait aucune envie de traîner dans les fins fonds de la civilisation.
- « Ah ? Comment ça se fait ? »
- « On pourrait dire que mon pouvoir ne fonctionne que sur des gens qui ont un cœur. Ce gars ? Il est trop obnubilé par lui-même. Son égo est démesuré. Ça bloque mes pouvoirs. Ça et le fait qu'il se méfie de tout, sans craindre personne. »
- « Nan, mais tu déconnes ? Il te faut... une ambiance particulière pour utiliser ton pouvoir ? »
- « C'est un peu ça. L'amour, c'est compliqué, tu sais. »
- « Mais je n'y crois pas. Tu ne sers vraiment à rien ! »
- « Je te mets en colère, et c'est mieux qu'être en train de se lamenter sur ton pauvre petit sort. » L'intonation moqueuse sur la fin de phrase était juste insupportable.
- « Mais bien sûr. J'aimerais bien t'y voir, gérer sourire aux lèvres la fin de tout ce que tu connais. »
- « Ah ? J'avais pourtant bien l'impression de faire un bon boulot, jusqu'ici. » fit-il d'un air entendu.
- « Mais de quoi tu parles ? »
- « Oh, trois fois rien. Juste une inconnue aux cheveux roses qui débarque sur mon île, qui met fin à l'histoire locale comme je l'ai toujours vécue, met fin à ma tribu, met fin à tout un système gouvernemental et plus ou moins nous impose sa façon de vivre. J'ai perdu mon titre de Dieu, ma liberté et mon indépendance, et tu ne me vois pas en train de pleurnicher.. »
- « ... »
J'en restai bouche bée. Jamais je n'avais considéré l'impact que cette histoire avait pour les Anges et les Shandias. Dans tout ça, selon leur point de vue, ils avaient vraiment tout perdu. Ce qui avait été « normal » pour eux, n'était plus. Leur monde venait d'être révolutionné.
- « Alors, déjà, ce n'est pas MA venue, mais celle de Maselfush. S'il n'était pas venu, moi, je serai restée dans mon bureau. Et puis, si le GM s'intéresse à vous, c'est de la faute de Gisèle qui a envoyé ce type, De Danemark, chercher de l'aide. »
- « Certes. Mais voilà, tu es ici, et ta vie se déroule comme ça et comme comme ci, et tu fais avec. Et je considère qu'il suffit que ta vie ait été pourrie. Pas la peine d'embarquer celle des autres aussi. Alors, tu te bouges les quelques os qui te servent de troufion et tu viens m'aider à gérer le Lampadaire Majestueux. »
- « Parfois, je te déteste vraiment. »
- « Oui, je sais. J'aime qu'on me haïsse. »
Que voulez-vous répondre à ça ?
L'escrocoeur
C'était presque une piste qui se dessinait maintenant depuis les abords de la plage où nous avions débarqués, à travers la luxurieuse forêt tropicale qui déversait sur nous ses myriades de vert et d'exotisme, jusqu'aux ruines de Shanda. A force d'allers-retours, la terre avait été comme martelée, et nous avions gravé dans sa chair la marque de la civilisation. J'en étais presque coupable – presque, parce que moi, je n'y étais pour rien ; j'avais bien au contraire donné ma livre de chair et sang à crapahuter dans les lianes. Je me pris à espérer très, très fort qu'un serpent volant géant et sauvage surgirait, là, maintenant, pour gober tout cru un certain Maselfush. Voilà bien ce qui réglerait mes problèmes. Bon, ça serait le début de la fin, avec des procédures aussi longues que l'horizon, pour expliquer la mort du dragon céleste. Cependant, quelque chose me disait que si on présentait bien la chose, sa famille et les autres dragons seraient bien contents de ne pas poser plus de questions que nécessaire sur la mort d'un être cher, bien que compétiteur, et tout en pleurant des larmes de crocodiles, ils ne perdraient pas de temps en conjoncture ou demande de vengeance, et encore moins à se partager l'héritage.
Mon souhait ne fut pas réalisé. Maselfush survécut à cette « horrible » épreuve que fut la traversée jusqu'à la ville – et après, on ose me dire que moi, j'ai mauvais caractère – et ce fut en grande pompe et assez fatigué qu'il fit ses premiers pas dans le berceau de la civilisation Shandia. Les Skypéiens l'attendaient. S'ils étaient moins souriants que les Anges de Héailleutou, ils n'en étaient pas moins fébriles. Je sentais la tension dans l'air, un mélange de nervosité inquiète et d'excitation vive. Ici Maselfush n'était pas forcément le bienvenu ; il n'était pas le père protecteur attendu par une population béate. Les Anges d'Héailleutou étaient réellement un groupe à part. Ici, les Anges et les Shandias, et même les Sélénites, étaient tous des guerriers endurcis. Malselfush était toléré, et s'il avait gagné le droit de fouler cette terre sacrée pour tous, il n'en était pas le conquérant.
En fait, je surpris sur le visage de plusieurs hommes et femmes un air de curiosité dédaigneuse. Oui, ils avaient accepté de courber la tête. Cependant ce choix était motivé par la seule certitude que le maître qu'il s'était choisi était leur inférieur en tout point. Ils n'avaient pas haute opinion du Noble, et n'avait aucunement l'intention de changer d'avis. Et je savais pertinemment que rien dans l'attitude de ce très cher Elzékior allait inverser le cours des choses. Pire encore, je savais que ce dernier allait très rapidement s'apercevoir de ce manque de « respect » pour sa petite personne, ce qui allait forcément produire des étincelles.
Pour le moment, Son Illuminance était occupé à examiner les bâtiments qui constituaient la ville. Pour une fois, je n'étais pas pressée par le temps et je pus m'arrêter pour bien voir les alentours. Je réalisai alors que le qualificatif de ruines n'était pas forcément approprié. C'était la main-mise de la nature sur les lieux qui m'avait donné cette impression. Partout du lierre tropical, des herbes, des feuilles et même des arbres qui, en effet, avaient pénétré les constructions, dérangeant les pierres pour pouvoir sortir branches et racines. Certains édifices étaient donc mal en point et absolument insalubres. Mais la plupart, une fois la couche végétale ôtée, étaient en excellent état et pouvaient – devaient – servir. Si les ex-Shandias avaient vécu dans des tentes, occupant ce qui avait été une place, c'était plus parce qu'ils en avaient pris l'habitude depuis le temps qu'ils avaient monté leur village secret. Contrairement à Syrdahar que les nomades voyaient comme sacrée, Shanda n'était pas un lieu de culte. C'était un lieu d'histoire. La ville avait été laissée « à l'abandon » pour ne pas l'exposer aux guerres qui auraient forcément fait rage si les anciens humains étaient restés ici.
Maintenant que la paix était faite, et que les Anges du GUANO n'avaient plus à vivre cachés dans leurs huttes, que les alliés de la Lune Noire n'avaient à se dissimuler dans les branchages, nul doute que Shanda allait revenir à la vie. Par contre, la végétation serait préservée, ça se sentait. Les Anges gardaient toujours un sentiment d'extase devant les fruits de la Terre, et les Shandias n'imaginaient pas vivre sans « symbiose » avec leur mère patrie.
Génial... J'étais destinée à être une plante-girl, maintenant. Pff, si j'admettrais parfois ne pas avoir la main douce, je savais que je n'avais pas la main verte.
- « Hum, en effet, il n'y a vraiment rien de remarquable ici. » lâcha à ce moment Malselfush, d'un ton extrêmement blasé. « A part le fait que ce lieu prouve clairement le passé commun avec Jaya – le style architectural est typique – nous sommes en présence de … pas grand chose. »
- « C'est notre pays. » siffla Manguelita avec un air mauvais. L'ancienne cheffesse n'avait pas apprécié, tout comme moi, le regard glissant que le Dragon avait posé sur elle. Une femme, encore une.
- « Ahem, nous avons conscience que Vearth n'est pas riche au sens le plus traditionnel du terme. » intervint diplomatiquement Chris. Le Connétable de Skypiéa avait l'avantage de l'âge pour lui, contre un Maselfush qu'il traitait avec un détachement tout paternaliste. Pour lui, c'était un « jeune homme » qui avait à « apprendre de l'exemple de ses aînés ». Le Noble avait immédiatement senti que le vieillard chenu avait dans sa main l'ensemble des populations pourtant encore divisées hier ; aussi manœuvrait-il avait un peu plus de délicatesse autour de ce nouveau centre de pouvoir. Alincourt, toujours présent à ses côtés, restait d'un mutisme bien étrange, pour qui le connaissait.
- « Bien entendu. Mais ce n'est pas étonnant que vous ayez cherché à vous rapprocher de la civilisation. »
- « Oui, nous désirons pouvoir choisir la façon dont la civilisation va être intégrée à notre monde. Il est sûrement petit et bien sauvage à vos yeux, mais c'est tout ce que nous avons, et nous tenons à le préserver. » Chris Entème parlait de cette voix douce, emplie de conviction qui faisait qu'il n'avait pas à hausser la voix. Instinctivement les autres se taisaient pour mieux l'écouter.
- « Préserver ? Qu'y a-t-il à préserver ? »
Tout homme du monde, instruit et éduqué qu'il était, Maselfush était indifférent aux beautés du monde. Quelque part, ça se comprenait. Lui-même n'avait aucune raison de se sentir attaché à des lieux ou des choses. Marie-Joie ? Certes pas le berceau de son histoire. Le monde lui appartenait, il était d'ici et de nul part, et était tout et rien à la fois. Il n'avait aucune identité. Creux, vide, comme seul un cercle pouvait l'être.
Je sentis à ce moment un profond sentiment de pitié à l'encontre de Maselfush. Comment détester un homme aussi aveuglé ? Il n'était pas né mauvais. Il était né du mauvais côté du destin. Méchant malgré lui. Destructeur de vies et oppresseur de libertés à ses propres dépens. Il n'avait même pas conscience du mal qu'il faisait. Tel un enfant qui trouvait amusant d'arracher les ailes des mouches ou de recouvrir de sel une limace : les cris des victimes n'atteignaient pas ses oreilles. Et il était le premier étonné quand le chat dont il tirait « innocemment » la queue se retournait pour le griffer.
Oui, c'était peut-être pousser Mémé dans les orties. Comment un homme qui voyageait comme le Noble le faisait pouvait-il ignorer les monstruosités laissées dans son sillage ? Pouvait-il vraiment être sincèrement insensible aux tourments de la foule ? Pouvait-on être intelligent et involontairement mauvais ? Je ne savais pas trop. Rafaelo, lui, avait une idée bien arrêtée sur la réponse à cette question. Sa présence m'éludait pour le moment. Je le sentais quelque part à la limite de mon champ de conscience, comme une ombre au coin de l’œil. Une bonne chose qu'il eût de lui-même pris la décision de s'éloigner le temps de la visite de Maselfush. Il n'aurait pas fait bon qu'un révolutionnaire à moitié amnésique censé être mort assassinât un Dragon Céleste sous les yeux d'un Colonel de Marine que j'avais appris à apprécier.
- « Une culture est toujours fondée sur un passé commun. Pour avancer, il faut souvent se débarrasser de nombreux préjugés du passé, des mythes et des légendes, des habitudes de vies, des certitudes acquises par le temps. Seulement, il a été prouvé que trop souvent ce ménage de printemps a été fait trop rapidement, de façon trop incisive. De telle sorte que le futur s'est construit sur une blessure béante trop tôt recouverte, et laissée à putréfier au fil du temps. Il est hors de question de répéter ces erreurs. Ici, nous avons le temps de faire la part des choses. C'est ainsi que nous vivons, et que nous vivrons.. »
- « Mais de quelles erreurs parlez-vous ? Mon monde est parfaitement--- »
- « Instable. Des guerres, des pirates, des révolutions, de partout. Depuis plus de deux ans, votre monde n'a pas été en paix. »
- « Le vôtre non plus. » rétorqua Maselfush, peu heureux que Chris lui eût coupé la parole.
- « Mais nous n'avons pas, nous, la prétention de nous appeler monde civilisé. »
- « Donc, pour vous, je suis un barbare ? » Avais-je dit qu'il était susceptible ?
- « Si nous pensions que vous étiez un barbare, nous ne vous demanderions pas de nous guider. »
- « Sauf si vous êtes vous-mêmes des barbares. »
- « Dans ce cas, vous n'auriez pas accepté de nous guider. »
Ce qui aurait pu être la conclusion toute en beauté d'un argumentaire où chacun reconnaissait la valeur de l'autre, en un de ces mouvements d'illusion d'optique où le devant devenait le derrière, et où l'un validait son mérite par l'acceptation de la vertu de l'autre, retomba comme un mauvais soufflet.
- « Je n'ai pas dit que j'acceptais. » Avais-je dis qu'il était mauvais perdant ?
La remarque, qui se voulait chafouine, venant d'une personne pour qui se faire encenser toutes les dix minutes était un besoin vital, mit le feu aux poudres. Alincourt déjà s'avançait, prêt à se répandre en tournures alambiquées, le rôle d'encenseur national lui ayant été remis par tacite reconduction unanime, mais Manguelita explosa.
- « Si vous ne voulez pas nous guider, qu'est-ce que vous faites ici, hein ? » Derrière elle, Andy l'approuvait. Ces deux-là se ressemblaient vraiment et avaient apparemment fait une alliance. A mon avis, ils allaient finir ensemble à produire de beaux petits Skypéiens qui deviendraient de superbes bérets blancs.
Pour le moment, elle faisait l'objet de l'examen délibérément lent du Dragon Céleste. Maselfush n'était pas du genre à accepter ce genre de rébellion. Ses yeux, froids et calculateurs, prirent en compte ses oripeaux tribaux, sa lance, ses jambes laissées nues, ses cheveux en bataille, son maintien presque royal s'il n'était aussi martial. Une femelle guerrière. Encore une. Il laissa cette pensée fuir son visage, à travers sa grimace de dégoûts alors que ses yeux faisaient l'aller-retour entre elle et moi.
- « Que les Instances me préservent des femelles qui pensent savoir parler. » grommela-t-il en soupirant largement.
- « Je n'ai pas besoin de savoir parler pour tuer. »
- « Une menace, peut-être ? » lâcha-t-il avec un reniflement supérieur. Ça, c'était assez idiot. N'importe qui pouvait voir que Manguélita n'était pas du genre à parler sans avoir un solide fond pour appuyer ses dires.
- « Un fait. J'ai mené ma tribu pendant des années, sans être défaite. »
- « Oui, tu as continué à vivre comme une sauvage qui a à peine découvert comment cuire sa viande. Maintenant, laisse les grandes personnes parler. Tu n'es rien, tu n'es plus rien et tu n'as jamais rien été. »
- « Les Shandias sont-. »
- « Rien. Disparus. Kapout. » D'un geste autoritaire, il interdit à tous de bouger ou de parler. Même Alincourt ne s'y risqua point. Maselfush avait atteint sa limite journalière de blablablas révoltés, féminins ou pas, et ce malgré les papouillages de De Bergerac. « Si tu me dis que les Anges et les Shandias existent encore, crois-moi bien que je me ferai un plaisir d'exterminer une bonne fois pour toute la bande de primates qu'ils seraient. Au nom de MA civilisation. Il serait mieux, pour tout le monde ici présent, qu'il n'y ait plus que des Skypéiens sur cette île. Ça et personne d'autre. »
- « Il n'y a que des Skypéiens, ça, c'est certain. Ce n'est pas pour autant qu'on va accepter de se faire traiter comme des chiens. Tu veux nous guider ? Tu ne veux pas ? » C'était déjà beau qu'elle eût vouvoyé au départ. Maselfush était simplement trop incapable de comprendre et accepter les différences culturelles pour comprendre tous les efforts qui avaient été faits pour l'honorer. « Moi, je me dis que dépendre d'un gars qui ne sait pas ce qu'il veut , ce n'est pas ça, la civilisation et le progrès. Après tout ce qu'on m'a dit sur toi, je me rends compte que j'étais loin de t'imaginer comme ça. »
Ce qui n'était pas la chose à dire à un Dragon Céleste déjà contrarié. Jusqu'ici il n'avait jamais été remis en cause aussi ouvertement. Jamais auparavant il n'avait eu à prouver sa valeur ou le bien-fondé de ses actes, de son soi. Entre Chris et Manguélita... Tiens, on le voyait clairement, là, le lien de famille.
Et ce qui devait arriver, arriva.
- « C'EST BON ! J'EN AI MA CLAQUE ! IL N'Y A RIEN À TIRER DES CES GENS ! JE NE VAIS PAS NON PLUS PERDRE MON TEMPS À LES CONVAINCRE UN PAR UN NON PLUS ! » Maselfush jeta l'éponge et leva les bras au ciel, excédé par cette contrariété de plus. « Allez, on rase tout ça, mettez-moi ces trucs aux fers et en fond de cale. J'aurais un bien meilleur rapport qualité-prix qu'à tenter de les éduquer. »
Automatiquement, les hommes du Dragon réagir, se mettant en position de combat, armant leurs fusils. Les Skypéiens répondirent au quart de tour, et nous étions sur le point de nous entre-tuer.
- « Voyons, votre Excellence ! » s'immisça le Colonel Kadren avec l'énergie du désespoir. « Comprenez bien que la guerre civile s'est terminée très récemment. Il faut laisser un peu de temps à la population d'accepter les faits. Vous êtes juste trop nouveau, trop novateur pour eux. Ils ont... peur de vous. »
- « Ben ils peuvent. Et je vais les conforter dans leur opinion. »
- « Je vous en conjure, ça serait maladroit de mettre fin à cette... expérience... comme ça, si rapidement. Soyez un peu patient, je vous en prie. »
- « J'veux pas ! En plus, j'vois pas en quoi attendre un jour, un mois ou un an va les faire changer, ces bourricots d'emplumés ! Quand on est con un jour, on est con toujours ! Donnez-moi une seule bonne raison pour ne pas tous les tuer ou les esclavager ! »
- « On a un Poneglyphe. »
- « Hein ? Quoi ? »
- « On a un Poneglyphe. » répéta Chris de sa voix douce.
- « Comment ça, vous avez un Poneglyphe ? Depuis quand ? Et qu'est-ce que vous savez des Poneglyphes, vous ? »
- « Nous avons un Poneglyphe parce qu'il est sur cette île depuis... sûrement avant la construction de la cité de Shanda, en fait. Et nous savons ce que c'est. »
- « Ah oui, vraiment ? Vous, vous savez ce qu'est un Poneglyphe... »
- « Oui, nous savons. C'est un gros bloc de pierre qu'on ne retrouve pas dans le coin, gravé de signes, qui n'a jamais été érodé, abîmé. »
- « Et vous savez lire ces signes ? » Malgré lui, Maselfush étrécit les yeux. Je ne pourrais dire si c'était de calcul ou de méfiance. Sûrement des deux. Heureusement Chris répondit parfaitement à la question, évitant le piège.
- « Non. »
- « Pas vous personnellement, vous dans votre globalité. Y a-t-il quelqu'un ici qui sait lire les Poneglyphes. »
- « Non. » Je savais qu'il mentait. Mangrove, je le savais, devait avoir au moins une connaissance basique de ce langage. Sa manière de regarder la Pierre, quand nous nous étions rencontrées, indiquait clairement que ce n'était pas qu'un vestige qu'elle protégeait parce que Luffy Chapeau-de-Paille et son équipage en avaient donné la consigne. « Entre la montée de l'île sur la Mer Blanche et les conflits qui en ont suivi, ce savoir a été perdu depuis longtemps. Et j'ai cru comprendre que c'était très bien comme ça. »
- « En effet, en effet.... » Elzékior se frottait le menton, indécis sur la marche à suivre.
Tout en lui, son sang même de Dragon Céleste, lui hurlait de détruire cette stèle. C'était ainsi que les Dragons Célestes avaient toujours procédé face aux restes du Siècle Passé. C'était ainsi que leur « race » était montée au pouvoir, et c'était ainsi qu'elle comptait bien y rester. Mais Maselfush n'était pas un Dragon Céleste comme les autres. Il était beaucoup plus aventureux. Et donc, beaucoup ambitieux. Pour lui comme pour les autres, être maître du monde allait de soi ; c'était leur situation depuis leur venue au monde. Mais lui avait l'ambition d'être le véritable maître du monde. Il ne voulait pas partager le trône. Il ne cherchait pas le pouvoir – qu'en aurait-il fait ? Non, il voulait le prestige qui allait avec le poste d' « unique dragon céleste ». S'il collectionnait ce qui était beau et rare, c'était par avarice pure. Il voulait tout, tout pour lui.
Et avoir un Poneglyphe, à lui, rien qu'à lui, et ce sous le nez de ses petits camarades... Ah, il n'y avait rien de plus palpitant. De plus, le sentiment de commettre un acte interdit envoyait toujours des petits frissons d'anticipation et de plaisir. Pour un homme blasé par la vie comme Maselfush, pour qui rien n'était interdit – y compris tuer et réduire en esclavage selon son bon vouloir – réaliser qu'il y avait encore un tabou à fouler au sol provoquait... la colère parce qu'il réalisait qu'il y avait encore une limite à son pouvoir puis la satisfaction de savoir qu'il allait pouvoir la faire voler en éclat, cette limite.
- « Nous serions comblés, Votre Excellence, d'être votre garde rapprochée. » Maselfush trahit son incompréhension par une moue et un froncement de sourcils. « Nous sommes encore très... versés dans les arts de la guerre. Nous pouvons protéger le Ponéglyphe de toute intrusion. Personne d'autres que vous ne saura jamais qu'il y a ici, sur Skypiéa, un Poneglyphe. »
- « Votre Poneglyphe... » susurra Alincourt en touchant habilement Maselfush du bout des doigts, posés sur son avant-bras, pour le tourner dans la direction du bâtiment où le Poneglyphe était caché. Patafiolage en cours.
Mon cœur eut alors un raté. Et si Maselfush savait lire le Poneglyphe ? Et si cette stèle recelait un secret qui ne devait absolument pas tomber dans les mains d'une âme noire comme le Dragon Céleste ?
Malgré moi, vraiment malgré moi, je retins Maselfush, prenant à deux mains son autre bras. Mon instinct me criait de le mettre à terre, de tout faire pour l'arrêter avant que l'irrémédiable ne fut fait.
- « Non, vous ne pouvez pas ! »
- « ENCORE TOI !! »
- « Non, non, ce n'est pas ça. » dis-je précipitamment. « C'est juste que c'est une terrible idée que d'aller voir ce Poneglyphe. »
- « Ah oui ? Et pourquoi donc ? »
- « Parce qu'on ne sait pas ce qui va se passer. Qui sait ? Ça va peut-être s'activer en votre présence !! »
- « Mais quelle idiote ! Bienheureuse imbécile. » Quelle chance pour moi, son monstrueux égo prit le dessus sur son tempérament colérique, et il décida d'interpréter mon intervention comme née d'une sollicitude extrême à son égard.
- « Mais qu'est-ce que j'en sais ! Le Siècle Oublié, c'est justement un Siècle Oublié ! »
- « Pour des gens comme toi, oui. Pas pour moi. Je te rassure, femelle, les Poneglyphes ne sont que des pierres gravées. Rien de plus. »
- « Ooooh. » Je pris l'air admiratif. « Vous savez donc lire les Poneglyphes ? »
Erreur de ma part ! Grave et grossière erreur. Acculer Maselfush à devoir publiquement avouer qu'il ne savait pas tout ! Mais qu'est-ce que j'avais dans le crâne !
- « Mais bien sûr que non. Mon Illuminance a bien autre chose à faire qu'apprendre un langage oublié. Tout ça pour quoi, en plus ? Ça doit être des prières, ou une généalogie. De trucs inutiles, à l'image de feu-le-peuple qui l'a construit. »
- « Hein ? »
- « Ah oui, forcément. Un peuple tellement faible qu'il se fait exterminer jusqu'au dernier bébé n'a forcément rien de bien intéressant à dire... » Nous faisons une bonne équipe, Alincourt et moi.
- « Exactement. C'est déjà assez bien que je sache reconnaître un Poneglyphe. C'est tout ce que cette civilisation mérite, de toutes les façons. Maintenant, je vais aller voir ce... machin. Kadren, Connétable, avec moi. »
Ainsi congédiée, je dus rester sur la place, avec la plupart des Skypéiens. Vidée de nouveau après ce regain soudain d'adrénaline, je m’affaissais sur une pierre, près d'un feu où une sorte de thé était gardé au chaud. Machinalement, je me servis une tasse. J'avais besoin d'un remontant si je voulais finir la journée.
- « Pourquoi tu n'es pas avec eux ? » me demanda Manguélita en crachant en direction de Maselfush.
- « Hum, je ne suis pas... disons que non seulement ma tête ne revenait pas à Maselfush, mais en plus, j'ai... comment dire... je me le suis mis à dos ? »
- « Ah, et pas qu'un peu. » ricana un des Marines. Devant le regard sombre que lui lancèrent plusieurs Skypéiens, il se trouva inopinément un esprit de groupe et alla rejoindre le reste de l'escouade qui attendait un peu plus loin. Mais il n'en fallut pas plus pour que Manguélita, Lullaby et d'autres voulussent en savoir plus. Et vu que je devais annoncer tôt ou tard le fait que j'étais nouvellement Skypiéenne, autant le faire tout de suite.
- « Je n'y crois pas ! » tempêta l'ex-cheffesse, une fois mes explications terminées. « Il peut vraiment te faire ça ? » Acquiescement silencieux. Comme ça ? » Bis repetita « Et toi, tu ne dis rien ? Ne fais rien ? Te contentes de ça ? »
- « Non mais vas-y, je t'en prie ! Tu n'as qu'à me dire comment toi, tu t'y prendrais pour résoudre la situation ! »
- « Un coup de lance bien placé, un cadavre balancé dans la jungle. » répondit-elle au tac au tac sans flancher une seconde.
- « Résoudre la situation, pas l'empirer ! On ne touche pas au Dragon Céleste, c'est pourtant facile à comprendre ! »
- « Pff, s'il venait à disparaître en mer, personne ne dirait rien. »
- « Sauf qu'on n'est pas en mer, là ! Et même si on se mettait tous à dire - Kadren compris et je n'y compterais pas trop dessus – qu'un monstre des mers de la Mer Blanche a soudainement surgi et croqué le yacht de Maselfush sans qu'on puisse y faire quelque chose... ben déjà, ce n'est pas sûr qu'on nous croie, et même si on nous croit, il y aura des questions. »
- « On qu'à le tuer une fois sur tes océans à toi. »
- « Mais ça risque d'être trop tard pour sauver mon poste. En plus, ça ne servirait qu'à laisser Skypiéa exposée à l'avidité du premier venu. Au moins, maintenant, on va bénéficier de la protection de Maselfush. Encore une fois, ce n'est pas une sinécure, mais pense à tous les avantages qui viennent avec. »
- « Je ne vois pas d'avantages qui vaillent le coût de me... me vendre comme ça. Je suis une guerrière Shandia. J'ai un honneur, moi ! »
- « Ah ben tiens, tu as une intégrité maintenant ! Alors que ça ne t'a pas gêné de tuer des Anges à tour de bras avant ! »
- « C'était une guerre, c'est différent. »
- « Et ceci n'est pas différent. C'est juste un combat avec d'autres armes. Bienvenue dans la civilisation. »
- « Pas étonnant que vous soyez en révolte, tiens, avec tes rebelles ! » grommela-t-elle en croisant les bras sur la poitrine.
- « Chuuut, moins fort ! » lui recommandais-je en glissant un coup d’œil vers les Marines.
Ils n'avaient heureusement rien entendu, car des gamins avaient accaparé leur attention. Caquetant avec entrain, les jeunes Skypiéens examinaient habits et équipements avec une curiosité qui n'était pas complètement candide. Un Shandia ou un GUANO naissait avec une lame entre les dents après tout, et comme l'avait rappelé Chris, les Skypiéens étaient peut-être en paix, mais nullement paisibles. Il y avait fortement un motif ultérieur à cet innocent examen.
À ce moment, je captais Tenna me faisant un signe discret. Avec un soupir de lassitude, je le rejoignis, à l'écart et cachée par un pan de mur. Que l'ex-Shandia me demandât me surprenait. Nous ne nous connaissions pas plus que ça ; c'était avec Rafaelo qu'il avait noué des relations. J'en déduisis que mon ami avait besoin de moi, ou que Tenna me sollicitait suite à une remarque de l'homme de Goa.
- « Shaïness, on a un problème. »
- « Ma vie sera tellement simple si on n'avait qu'un seul problème. De quoi s'agit-il ? »
- « D'après ce que Rafaelo m'a dit, tu es la plus à même de savoir comment gérer cet homme. »
- « Hum ? Qui ? Rafaelo ? »
- « Non, l'homme à l'uniforme. Le plus jeune. »
- « Zieger. » Il me fallut un instant pour faire dans ma tête l'appel des troupes et réaliser que le Marine manquant ne pouvait être que le lieutenant-colonel.
- « Oui. Jeune, avec une queue de cheval. »
- « C'est bien lui. Qu'est-ce qui se passe ? »
Rapidement, Tenna me raconta la dernière bêtise en date de Rafaelo. Je vous jure !!! Révo un jour, révo toujours, mais ça allait aussi avec les têtes brûlées. Maselfush n'avait pas eu tort, sur ce coup. Le florilège d'épithètes que j'utilisais pour qualifier Rafaelo tira un sourire amusé à mon compagnon du moment. Et quelque chose me disait qu'il n'était pas du genre à sourire facilement.
- « Nous ne pouvons pas le relâcher. Il en connaît trop. »
- « En effet. Pourquoi a-t-il fallu que Raf ouvre sa boite à camembert ? Il ne pouvait pas juste se taire ?! Et puis cette manie de jouer avec ses victimes, c'est juste crade. On tue ou on ne tue pas. » Tenna ne commenta pas. Il partageait avec Rafaelo l'expérience de la guerre. Tous deux, chacun à leur manière, ils avaient vécus les nécessités du champ de bataille, où pour protéger les siens, il fallait parfois faire fi du bon sens, de la morale et de la dignité. « Il est où, là ? »
- « Rafaelo ou Zieger ? »
- « Les deux, en fait. »
- « Raf est en vadrouille du côté du Maquis Corse avec les Sélénites. J'ai pensé que les éloigner du Griffon Céleste était … adéquat. Zieger est toujours dans les ruines. »
- « Dragon. Dragon. Pas lézard ou autre. Il est toujours en vie ? »
- « Pour le moment. »
- « Bon, veuille, s'il te plaît, à ce qu'il reste en vie. Et loin du groupe de Maselfush. Il faut que –- »
Je n'eus pas le temps de réfléchir plus en avant. Maselfush revenait, traînant toujours derrière lui Chris et Alincourt qui tentaient de maîtriser au mieux la situation. Ceci dit, un coup d’œil au visage du Dragon suffisait à comprendre qu'il était ravi. Je ne savais pas trop ce qu'il avait été décidé, mais en tous les cas, cela satisfaisait son Illuminance.
- « Bon, bon, c'est décidé. Je vous fais confiance, Connétable. »
- « Confiance pour quoi ? » demanda Tenna.
- « Pour la suite des opérations. » tança le Noble, en jetant un coup d’œil au nouveau venu. Il pouvait pas en jurer, mais il lui semblait ne pas avoir vu ce visage auparavant. Fichus sauvages. Ils étaient des dizaines, sûrement se reproduisant comme de la vermine, à pulluler dans les herbes hautes.
Sentant que la conversation menaçait de dériver, Alincourt se chargea de faire un bref topo :
- « Alors, nous allons réorganiser un peu tout ça. Héailleutou va devenir une sorte de... point de rencontre du grand public avec la culture Skypiéenne. Il y aura donc un musée, des boutiques d'artisanat local ; avec un embargo spécial pour les dials, nous allons faire des affaires. Ce qui est rare est cher, donc les dials vont être commercialisés via les boutiques de Notre Illuminescence. »
- « Et c'est bien, ça ? » On pouvait clairement lire sur le visage de Manguélita tout le bien – donc pas grand chose – qu'elle pensait de cette idée. D'un autre côté, on parlait d'Héailleutou, et elle s'en fichait pas mal, de l'île aux nuages.
- « Mais parfaitement. Ça va développer un peu le commerce local, tout en justifiant l'intérêt que Notre Lumignon Doré porte à notre petite île. Tiens, nous devrions l'appeler Maselfush Island. Ça enverrait un signal fort. »
- « Et surtout, l'activité là-bas... » Avec un certain détachement, je notai comment Chris ne rebondissait pas sur cette proposition qui pourtant enchantait le principal concerné. A mon avis, c'était trop tard. Angel Island 2, AI2, Héailleutou, venait d'être renommée. « … cachera l'activité ici. Nous allons empêcher quiconque de mettre un pied sur Vearth. Car c'est d'ici que partira les expéditions pour découvrir les secrets de la Mer Blanche, et que bien entendu, nous protégerons les... intérêts de notre guide spirituel. »
- « Oh, je vois. » Ce n'était pas une mauvaise idée du tout. En fait, c'était même brillant. Elle permettait de montrer Skypiéa aux gens, de jouer au jeu de l'ouverture vers le Gouvernement, sans mettre en péril les secrets des uns et des autres. A trop vivre caché, cela n'aurait fait qu'attiser les suspicions.
- « Oui, en effet, vous pouvez voir. » lâcha Maselfush avec mépris. Ça ne voulait rien dire en soi, mais je compris très bien où il voulait en venir. Je pouvais et j'allais voir. Il ne m'avait pas oubliée. « Comme je disais, Connétable, je compte sur-- »
- « Oh, je ne crois pas, Votre Excellence. » Encore une fois, Chris coupa la parole au Noble, et pour le contredire une fois de plus. « Je ne suis là que pour faire la transition entre hier et demain. Je suis un vieil homme, fatigué. Tellement fatigué. Toutes ces discussions sur ouvrir des musées, faire venir des touristes, ce n'est plus de mon âge. J'ai travaillé pendant des années au service de mon peuple, à le protéger. Tout cela... ça m'est étranger. Et même hostile. Je pense qu'il serait temps que ce peuple se prenne en mains. Des mains jeunes et vigoureuses, qui pourront faire bien plus que je ne le pourrai. Bien entendu, je serai toujours disponible pour partager ma sagesse, si tant est qu'elle ait une place dans ce nouveau monde. »
Une multitude de protestations s'éleva, rassurant Chris sur le fait qu'il était apprécié, lui et sa sagesse. Étonnamment, Manguélita faisait partie du lot.
- « Bah, pourquoi pas. Je tiens cependant à avoir mon mot à dire. »
- « Naturellement, naturellement ! » le rassura Alincourt. « Il est hors de question que nous nous privions de vos lumières, à quel que moment que ce soit. Il faut juste leur laisser un peu de temps. Le temps de s'organiser, de préparer les projets. Sinon, tout restera du blablabla peu concret. »
- « D'accord. Dans ce cas, envoyez-moi une délégation à Marie-Joie une fois que vous avez fini vos petites affaires. J'en profiterai pour dévoiler mon intervention à tous ces braves gens du Gouvernement. Tiens, ça va leur fait les pieds... »
Après quelques formalités d'usages, Maselfush prit congés. C'était bientôt l'heure du départ pour lui. Il allait retourner sur.... Maselfush Island, faire le plein de paniers tressés et de fauteuils en nuages, et il s'en irait.
- « Bon, Kadren, vous m'escorterez. Je ne veux plus voir de Marines chez moi. » fit assez grossièrement le Noble.
- « Hum, je vous accompagnerai avec plaisir, Votre Sainteté. … une fois que j'aurais récupéré le lieutenant-colonel Zieger. Où est-il ? »
- « Hum ? Zieger ? Il n'est pas avec vous ? » fis-je en regardant autour de moi, comme s'il allait apparaître, comme généré par la photosynthèse des herbes hautes.
- « Non, je croyais qu'il était resté ici. La dernière fois que je l'ai vu, c'était... lors de … de l'assemblée d'hier. » Kadren avait eu le génie de changer au dernier mot le mot malheureux de « réunification », qui aurait sûrement encore chagriné Malsefush. Si le Dragon venait à réaliser qu'il était passé à deux doigts du jackpot commercial... je ne donnais pas cher de ma peau.
- « Hum, plusieurs équipes sont parties à la chasse. Peut-être qu'il s'est joint à l'une d'entre elle ? »
- « Oui, je me souviens de l'avoir entendu poser pas mal de question sur la jungle, les fleurs, les ressources. » compléta Lullaby.
- « Ah... et vous pouvez les contacter ? »
- « Le principe de la chasse, c'est d'être discret, vous savez. »
- « Ah, c'est très embêtant, ça. Sa Sainteté désire partir rapidement. »
- « Écoutez, ce n'est pas grave. Vous n'avez qu'à partir sans lui. Il est prévu qu'une délégation aille à Marie-Joie dans pas longtemps. Il se joindra au voyage. Et entre-temps, vous n'avez qu'à le nommer ambassadeur temporaire. N'en déplaise à son Illuminance, Skypiéa a signé un traité d'amitié avec le Gouvernement Mondial. Il est normal qu'un délégué reste, ne serait-ce qu'à titre consultatif. »
- « Mais je lui dis quoi, à Maselfush ? » Tiens, même Kadren en était arrivé au point de laisser tomber les titres.
- « Rien. Vous lui dites que c'est réglé. Il n'en demandera pas plus. »
- « … En effet... bon, ben... Je vous dis au-revoir, dans ce cas. » Très cérémonieusement, il salua Chris, en sa qualité de Connétable. Je pense que plusieurs sur Vearth regrettait un peu son départ, d'autant plus qu'il était précipité. Obéissant à son désir formulé d'un geste, je l'accompagnais sur un bout du chemin. « Miss Raven-Cooper... »
- « Oh, je crois qu'à ce stade de notre histoire, vous pouvez m'appeler Shaïness, Colonel. »
- « … ce qui me rend encore plus... triste. Je regrette profondément ce qui vous est arrivé. »
- « Oh, mes vacances perpétuelles ? »
- « Votre exil. » Ce qu'il pouvait être casse-bonbon, à briser mes rêves comme ça. « Je ferai tout pour défendre votre dossier. Au pire, préparer votre retour. Ce que vous avez fait aujourd'hui. De la folie furieuse, mais... terriblement admirable. Je... Si jamais vous avez besoin de mon aide, n'hésitez pas à me contacter. Je ferai tout ce que je peux faire pour vous aider. » Et là, il me salua. Moi. La révolutionnaire.
Fierté. Regret, surtout.
Je décidai de rester à Shanda pour le moment. Quelqu'un se chargerait de récupérer mes affaires à bord du Ptérodactyle et de me les apporter. Je ne supporterai pas de voir ce navire partir, et avec lui, toute la somme de ma vie passée et de mes espoirs déchus. Surtout, je ne voulais pas passer une seconde de plus que nécessaire avec Maselfush. Non seulement je ne le encaissais plus, mais aussi me disais-je que plus tôt je disparaîtrais de sa vue, plus tôt l'idée de me virer des CP disparaîtrait de sa tête.
J'étais en train de vaguement dresser la liste des choses à faire, comme me trouver un lit, un toit.... ou faire venir mes affaires de Marie-Joie, et d'osciller entre panique et dépression quand Alincourt vint me voir.
- « Etant donné ta situation, Shaïness, je pense que ça ne choquera personne si je te désigne comme 'héritière' éphémère de mes affaires, ici. »
- « Hein ? »
- « Mes affaires. Ma maison au camp du GUANO. Tout ça. »
- « Mais, et toi ? »
- « Bah, je n'ai pas besoin de beaucoup pour voyer, et notre Excellence Sa Sainteté va bien me payer le reste. »
- « Tu... pars ? … Avec lui, en plus ? »
- « Il le faut bien. Mon pouvoir ne fonctionne pas plus que ça sur lui, je te l'ai dit. J'ai besoin de rester en contact avec lui. »
- « Mais... mais ça ne gêne pas, de laisser ta maison ici ? »
- « … si..... mais quelque chose me dit que ce n'est pas plus mal. »
Son visage se froissa, et comme un nuage passant devant le soleil, une expression sombre obscurcit les traits de celui qui avait été Dieu.
- « Quand je vois ce que Maselfush est, comment il se comporte... je me dis que je ne suis pas passé loin. »
- « Tu es loin d'être comme lui ! »
- « Tu dis ça, parce que tu ne me connais pas. Demande aux Shandias ou aux GUANOs. Ils pourraient t'en compter, à mon sujet. Dois-je te rappeler ce que je t'ai fait, à toi, au nom de ma justice ? »
- « Mais tu savais que c'était mal, ce que tu faisais... tu le savais, j'espère ? »
Le sourire sans vie d'Alincourt était une réponse sans en être une. Oui, il savait que ce qu'il faisait me faisait du mal, mais surtout, il s'était plutôt bien auto-persuadé que ce n'était pas mal. Il était chef d'une tribu en guerre, et à ce titre, avait du sang sur les mains et des morts sur l'âme.
Et il avait été sur le point de devenir un véritable tyran.
Non pas un qui s'imposait par la force pure. Bien au contraire, il aurait séduit et détourné, renversant dans l'esprit collectif les valeurs de bien et mal. C'était un oppresseur bien plus terrible, qu'Alincourt de Bergerac serait devenu. De chef spirituel, il serait devenu gourou sectaire. Il le savait, et mis face à face avec son possible futur, il avait blanchi.
- « Mais... mais tu ne peux pas ! Ils ont besoin de toi ! Toi au moins, tu comprends les enjeux en cours ! La plupart des Skypéiens sont trop innocents pour leur propre bien ! »
Oui, justement. C'était pour ça qu'il devait partir. La tentation serait toujours là, sinon. Celle de s'imposer, par la séduction – avec ou sans fruit du démon – de faire à sa manière et pas une autre. Pire, le cas où il n'avait même pas besoin de forcer les gens ; pire que tout, cette vision de ses frères et sœurs se tournant automatiquement vers lui, sans penser vraiment, en lui vouant une confiance aveugle. Même animé par les meilleurs sentiments – et dans le cas d'Alincourt, c'était tout de même ironique, quand on savait quels étaient ses pouvoirs – l'Ange savait qu'il pouvait glisser.
Qu'il allait glisser.
Alors, il partait. En exil. En mission. En expiation. Cela serait sa traversée du désert, en quelque sorte. Non seulement loin de la tentation, mais aussi occupé à œuvrer en faveur de son peuple réunifié. Patafioler Maselfush, jusqu'à leur rendre de façon permanente perméable aux suggestions/ordres. En apprendre plus sur monde du Gouvernement d'En-bas. Être les yeux d'un peuple. En être son image – et s'il y avait bien quelqu'un capable de décider quelle image les Skypéiens devaient donner au reste du monde civilisé, c'était bien lui.
- « Es-tu sûr que ça soit bien le moment de partir à l'aventure ? Tu pourrais rester ici et partir avec le cortège officiel. Tu as des responsabilités ici ! Bien plus importante qu'apaiser Maselfush. Il est dans notre poche, c'est bon. »
- « Ah, es-tu certaine qu'il est dans notre poche pour de bon ? Que mes tripatouillages, comme tu dis, n'ont rien de chez rien à voir ? … non, hein ? Non, je prends bien la mesure des choses. C'est toi qui es pessimiste. Tu penses qu'il y a énormément de travail ici, alors qu'il n'en est rien. »
- « Mais bien sûr, tout le monde va se prendre par la main et chanter Jambalaya et ça sera le bonheur. »
- « Le cynisme te va mal. Non, j'ai juste complètement confiance en mon peuple. Ils sont capables de bien des choses, ces Skypéiens. Ils te surprendront. A commencer par toi. »
- « Quoi, moi ? Qui me surprendra encore ? J'ai l'impression que je sais déjà tout des Anges et des Shandias. »
- « Non Shaïness, je voulais dire que désormais, tu étais une Skypéienne. Une barbare. Une personne qui allie bon sens et sens de la survie. Tout ce que tu étais avant, tu peux l'abandonner. Ici et maintenant, tu peux prendre un nouveau départ. Et je sais que tu vas te surprendre toi-même. Tu es capable de beaucoup choses, si tu arrêtais de te voiler la face. »
- « Tu es bien la dernière personne dont je veux les conseils ! Je sais très bien qui je suis, et ce que je peux faire. Et grâce à toi, j'ai aussi pu découvrir le pire en moi. Alors, tous tes blablablas sur faire ce qu'il faut, et se découvrir ! Je ne suis rien du tout. Je suis en vacances, je vais dormir et toi, tu vas aller patafioler Maselfush de telle sorte que j'ai mon job à nouveau. »
- « Et si je te dis que je n'ai pas envie que tu aies ton job à nouveau ? »
- « Mais mêle-toi de tes affaires ! »
- « Si je dois le patafioler, l'autre Noble, ça devient mes affaires. »
- « Ben justement, fais ce qu'on te demande ! »
- « Et pourquoi ? Pour quoi ? »
- « … Vraiment, tu vas marchander mon futur ? »
- « J'ai fait pire. »
- « Ne t'en vante pas ! Pourquoi ne veux-tu pas m'aider ? »
- « Et pourquoi toi, tu ne veux pas m'aider ? »
- « Mais tu ne m'as rien demandé ! En plus tu n'as pas besoin de mon aide ! »
- « Si. Je quitte Skypiéa, pas toi. Alors, je te laisse mes affaires, mais aussi les Affaires. Celle d'Etat. Tu prends ma place, je prends ta place, et on fait en sorte que chacun ait un job, une maison, lorsqu'il reviendra. Si tu ne t'occupes pas de Skypiéa pour toi et ton futur de Skypiéa, alors tu le feras pour moi. Et surtout, tu le feras pour toi et ton futur de Cipher Pol, puisque tu refuses de voir un autre chemin pour toi. »
Il agita la main et s'en alla, me laissant rouge de colère et surtout, stupéfaite par la vérité de ses propos. A tant de niveau que ça en devenait difficile à suivre. Si je faisais un bon boulot ici, Maselfush pourrait me réintégrer, pas forcément dans les CP, mais au moins mettre fin à mon exil. Si je faisais du bon boulot, Alincourt serait plus enclin à susurrer des choses en ma faveur dans l'oreille du Dragon Céleste. Si je faisais du bon boulot, je me sentirai mieux, alors même que j'étais qu'une loque sans rien actuellement. Toute fin est aussi un départ.
Celui d'Alincourt, Kadren et Maselfush. Ami, ennemi, rival, et surtout, incidence notable sur ce, sur qui j'étais. Chacun m'avait menti, manipulé, ouvert les yeux, appris quelque chose, et m'avait laissé brisée en pièces derrière eux.
Escrocoeur.