J’me réveille.
D’un coup, j’me lève de ma paillasse et, attrapant le couteau le plus proche, j’rajoute une encoche à côté des autres, pour m’aider à compter les jours. Un bon moment que j’suis là, et j’suis pas encore reparti, vu comme j’dois attendre que le navire de la Marine repasse me ramasser. J’soupire.
Putain.
J’ai loupé le passage précédent, et le mec m’avait prévenu, le capitaine du bateau. Quand j’suis arrivé à la surface avec mon colis soigneusement attaché trainé par une laisse, le soleil m’a d’abord ébloui. On a passé la journée en haut, à profiter du vent et de la lumière, et surtout à attendre qu’il arrive.
Et, comme il arrivait pas, j’ai commencé à avoir un gros doute. On a fait le tour du caillou inhospitalier qui compose la surface de Silence, pour trouver une capsule de la Marine. Et un joli message de quelques mots rédigé main dedans. Comme quoi ils se baladent pas avec des machines à écrire sur leurs jolis croiseurs et cuirassés.
« Revenu. Pas de signe. Repasse dans un mois. Terminé. »
Au moins, j’peux pas l’accuser de me faire perdre mon temps avec des messages inutilement longs. On était pas les meilleurs amis du monde, mais bon. Il avait aussi récupéré la barque qui m’avait servie à accoster. Le salaud, avec son histoire bidon d’Inspection Surprise de la Flotte. C’avait dû faire bicher son équipage, de pourrir un sale agent du Cipher Pol. Bah. Bah comme bas-du-front.
J’m’allume une clope, une de mes dernières. Forcé de les économiser, dans c’trou perdu. J’ai pas spécialement envie d’aller mendier du côté du vioque, celui qui m’a pas aidé, avec sa pipe à faire des formes rigolotes. En plus, j’aime pas la pipe.
Un coup d’œil autour de moi, rien n’a changé dans la masure qui me sert de piaule à Silence. Gracieusement mise à disposition par Whisper. On s’entend bien, j’crois. Enfin, on parle pas, forcément, ou peu, mais, hein.
Et y’a même une cabane au fond du jardin, une poignée de mètres carrés avec des murs pourris et un toit. Pleins de courants d’air, aussi. J’m’en fiche. C’est le problème de mon pote, pas le mien. J’ai un p’tit sourire.
Quand j’rentre à l’intérieur, j’note que rien n’a bougé. Ca va, il a l’air de se faire à son nouveau lieu de vie. Le pilier central, qui soutient la toiture, est un imposant bout de bois. Ou de champignon durci, j’sais pas bien. Et, attaché à ça, Matthias Lemure lève les yeux vers moi. Les poignets attachés, les chevilles aussi, il peut pas beaucoup remuer. Et, visiblement, la position lui convient pas trop pour dormir, vu les cernes.
Sans compter qu’il doit passer ses nuits à frotter les attaches pour espérer les user. Comme de routine, trois fois par jour, j’les vérifie. Encore neufs.
« Salut Matthias, la forme ? C’est bien que t’arrêtes d’essayer de t’enfuir, c’était un peu pénible. »
Il répond pas. Il croit que j’essaie d’établir un lien façon syndrôme du Stockholm pour lui extorquer des informations. Bon, j’avoue, c’est pas totalement faux. Mais j’suis loin d’être à fond. J’ai deux-trois outils rigolos dans la doublure de ma veste, ils servent à ouvrir des loquets, mais peuvent aussi déverrouiller un autre type de coffres, celui des pensées de gens mal intentionnés. Suffit de faire preuve d’imagination.
Si j’m’ennuie, je le ferai ptet, histoire d’occuper mes journées.
Du bruit dehors. Enfin, du bruit… Un son tellement léger que partout ailleurs qu’à Silence je l’aurais probablement pas entendu. J’sors pour voir Sybille. Ca fait un moment, elle aussi, qu’elle vient trainer dans le coin. Elle doit s’ennuyer, remarque. Moi, à leur place… Là, ma grande mission du moment, c’est tailler des bouts d’bois et de champignons pour en faire des mini-sculptures. Et c’est pas fameux. J’fais plutôt dans l’équarissage des gens que dans l’expression artistique, d’habitude.
Et, comme d’habitude, elle attaque avec une énigme, son regard oscillant entre la masure qui abrite Matthias et moi.
« Suis-je là ?
Tourné vers l’extérieur, qui est ce moi ?
Et je donne le la,
Que les autres suivent ma voie !
Suis-je là ?
L’intérieur résonne comme une caisse en bois.
Et je suis le la,
Quel est-il qui suit la voie ?
Suis-je là ?
Ou ne suis-je que le reflet
De ce que d’autres veulent de moi ?
Ne suis-je qu’un effet
Produit par ceux qui ont pavé la voie ?
Suis-je toujours là ? »
Putain, encore un poème-devinette. A tous les coups, ça va me travailler des plombes, sans que j’trouve aucune solution. Elle vient tous les quelques jours me lâcher une énigme avant de disparaître à nouveau. Et se repointer quand j’ai abandonné pour m’en fonner une nouvelle. C’coup-ci, j’en ai préparé une, de toute façon, en riposte !
« Lorsqu’on me nomme, je n’existe plus. Qui suis-je ? »
Elle pose un doigt sur ses lèvres, sourit, puis s’en va. Bah, vrai qu’elle était pourrie, en fait. Un ricanement vient de chez Matthias. J’vais l’voir.
« Tu as vu, chien du gouvernement ? Même des inconnues d’une île perdue savent que es un fanatique creux.
- Je t’ai déjà dit que je m’appelais Aurélio, et que j’en avais marre des petits noms insultants, que j’soupire.
- C’est ça, et…
- En plus, elle matait ta cabane en disant ça, pas moi. »
Il se fige quelques secondes.
« Tu mens !
- Comme tu veux, que j’finis en haussant les épaules puis en sortant. »
Ce qu’il sait pas, c’est que j’ai menti qu’à moitié et, si l’énigme est plus simple aujourd’hui, en tout cas du point de vue de la première interprétation, je pense qu’elle nous concerne tous les deux. D’un œil extérieur, j’ressemble bien à un type qui s’est habitué à son environnement et qui n’existe plus qu’à travers lui. Et on peut dire la même chose pour Matthias Lemure, grand révolutionnaire.
Le premier quatrain doit faire référence au fait qu’on cherche tous les deux à imposer notre conception des choses aux autres. Le deuxième, qu’on est en fait la caisse de résonnance de quelqu’un d’autre qui joue et dont nous sommes les marionnettes ? Possible. Probable. Marionnettes consentantes qui sont alors ravies d’exécuter les ordres de leur créateur ? Si c’est bien ça, elle a une sale image de nous, la Sybille.
Y’a des jours, Matthias est plus loquace que d’autres. Il doit se demander ce qu’on attend, ou plutôt pourquoi aucun bateau n’est passé dans le coin. A la fois pour nous transporter à la prison la plus proche, ou pour le libérer lui, pour peu que la nouvelle soit remontée à ses potes révolutionnaires. Pasque c’est peu probable que lui ait trouvé l’entrée vers les souterrains, ou qu’il la connaisse avant, alors que ses alliés non.
J’suis plutôt d’accord avec lui. A mon avis, il s’est passé un truc. Et il se pourrait vachement que les révolutionnaires aient rencontré les patrouilles qui arpentent le coin. Comme le bateau qui m’a amené ici, quoi. De là à savoir qui a gagné… J’dirais bien la Marine. Enfin…
J’m’éloigne d’une centaine de mètres et j’vais me jucher sur un champignon qui culmine qu’à cinq-six hommes de haut. Un nain, à côté de ses frères et cousins. Une fois en tailleur, j’repense à la première fois que j’ai vu Sybille. La vingtaine un peu avancée, loin des rondeurs qui trainent parfois un peu après l’adolescente, une belle plante élevée sans lumière du jour à Silence. Et un chapeau rigolo et foncièrement inutile dans des souterrains. Mais le style ne se préoccupe pas de choses aussi bassement terre-à-terre que la réalité, j’suppose.
Elle m’avait balancé une énigme, aussi. De mémoire, c’était un truc genre :
« Tumulte et fracas
Es-tu encore là ?
Dans le brouhaha
Tout autour de toi.
Mystère et silence
Le son en absence
Perdu, tu te lances
Au dedans de toi.
Conscience et terreur
Le vide fait la peur
Mais là nul malheur
Il n'y a que toi.
Dedans et dehors
Le monde est fait d'ors
Qui résonnent sans mors
Et qui passent par toi.
Oeil, nez, goût, oreille
Tout à la corbeille
Nul autre pareil
Coule le monde en toi. »
Evidemment, en tant qu'agent du Cipher Pol, si y'a bien un truc qu'on aime pas, c'est ne pas comprendre quelque chose. Probablement à force de décortiquer les autres, que ça vient, ça. Et c'est tombé pile pendant que j'essayais désespérément depuis plusieurs jours de capter quelque chose au haki de l'empathie. C'est pas tout de l'avoir découvert, encore faut-il l'apprendre.
Pour ça, la sagesse populaire telle que compilée dans les archives des Bureaux disait qu'il était pas mal de passer par la méditation pour tenter de percevoir le monde qui nous entoure. Et, apparemment, Sybille était du même avis puisqu'elle me donnait, p'tet bien, la même version.
Ca s'trouve, elle maîtrise l'empathie et, voyant que j'me dirige sur cette voie, cherche à m'filer un coup d'main. De ce que j'ai compris en discutant, autant que faire se peut, à droite à gauche avec des Silencieux, elle va et vient en filant des énigmes et des poèmes à tout le monde. Encore quelqu'un de pas forcément net. Ca doit venir de l'absence de lumière du jour qui leur retourne le cerveau.
Sur mon champignon, donc, assis en tailleur avec les mains jointes dans le creux de mes jambes, j'me rappelle ce que j'ai lu et entendu. Le Mantra, comme certains l'appellent, surtout dans les îles célestes, c'est aussi avoir un genre de sixième ou de septième sens qui ressent le monde, pas les cinq sens classiques, plutôt une vibration de l'âme conjointement avec la planète. Ca, c'est ce qu'écrivent ceux qui en ont trop, à mon avis.
J'ferme les mirettes, j'tente d'oublier les sons que j'entends décuplés en compensation. J'aime pas trop l'idée de fermer mes sens normaux, même pour décupler un autre. Trop contraire à mon instinct. J'fais un métier dangereux, et compter la sûreté comme acquise n'est jamais un bon plan.
J'inspire par le nez, j'expire par la bouche. Le classique de la méditation. J'ai jamais été trop trop bon, à ça, rapport que j'ai du mal à m'arrêter de penser, et que quand ça arrive, j'm'endors aussi sec. A défaut de faire le vide, j'fais comme Sybille a semblé suggérer dans son poème.
J'efface petit à petit le monde extérieur pour me concentrer sur l'intérieur, sur moi, quoi. D'abord, ma respiration. Les battements réguliers de mon coeur. Les deux sont calmes, apaisés. Prochaine étape, les membres, d'abord les plus lointains. Mes orteils restent immobiles, pas besoin de frétiller pour savoir qu'ils sont là, les sentir.
J'remonte le long des jambes, sentant le tissu de mon pantalon contre ma peau. J'm'arrête au nombril pour repartir des doigts. Pas un tressaillement. Ma respiration se ralentit mais l'acuité de ma conscience reste totale, s'affine, même. Mon esprit semble vagabonder dans ma cage thoracique. Semble, pasque j'crois qu'à moitié à ces histoires de gourou, et si ç'avait pas été documenté par le Cipher Pol et que c'était pas de notoriété publique sur Grand Line, j'y aurais pas trop cru.
Puis ça se fige, une boule chaude au niveau de mon coeur. Je ressens encore mon corps, mais de façon lointaine. J'sais qu'il est là, quoi, à disposition si nécessaire. J'me focalise pas dessus. A la place, j'essaie de ressentir ce qui se passe en dehors de mon enveloppe charnelle. Comme chaque fois, j'fais face au même écueil.
J’suis quasiment sûr de sentir des trucs, autour de moi. Mais j’sais pas si c’est dû à l’imagination ou si mon haki de l’empathie s’éveille. S’entraine. S’améliore.