-VOUS VOULEZ FAIRE QUOI?!?
-Comme j'vous l'ai dis. Chasseur de primes. Sur l'équateur. Et je veux qu'on y aille ensemble.
Sigurd avait l'air terriblement amusé par ce qu'il disait, et cela se voyait jusqu’à sa posture, tout à son aise sur sa confortable chaise ornementée. À moins que ce ne soit le visage de sa partenaire, particulièrement étonnée de le voir sortir une brochure gouvernementale promouvant son système de mise à prix des pirates, ainsi qu'un formulaire administratif à remplir pour faire partie du cercle des chasseurs de primes. Deux formulaires, en fait. Ce qui signifiait visiblement un pour lui, déjà rempli à l’exception de la signature, et un pour… elle, comme il venait de le lui annoncer. Alors, il s'expliqua:
-Bah eh. J'ai comparé ce qu'on faisait déjà avec les navires et ce qu'on pourrait faire avec une licence, et puis voilà, quoi. On choppe en moyenne un investissement à 30M à chaque fois qu'on capture un navire. Alors que si on avait une toute petite carte débile à not' nom, on pourrait limite doubler le montant en capturant les gars qui sont sur ce navire... ce que vous faîtes déjà. Sauf qu'on les refile aux gus de la BNA au lieu de ça. Ce qui n'est pas du tout intéressant, forcément.
Un argument économique. Qui se payait le luxe d’écarter la meilleure moitié du problème, en plus. Mais qui restait le meilleur moyen d'attaquer Evangeline Haylor, financière de longue date. De sorte que même en sachant qu'il avait évidemment raison sur ce point, que son argumentaire était malhonnête, elle s'engagea tout naturellement dans ce sens.
-C'est une opération moitié-moitié. Que vous leur avez proposé. Parce que c'est équitable.
-Ouais. Mais ils ont plus besoin de vous que vous n'avez besoin d'eux. Du coup, y'a pas de raison qu'on fasse un truc équitable. Voyez?
-Bien sûr. Mais c'est vous qui vouliez qu'ils me protègent.
-Parce que vous aviez pas le niveau, et que vous faisiez des choses ridiculement dangereuses à ce moment. Et vous avez divinement bien progressé depuis. En quelques mois. Donc la situation n'est plus la même.
-Nous sommes d'accord, oui.
Evangeline ne savait trop que dire. Elle s'était à moitié levée au moment de crier, et ne s'était pas rassise depuis. Alors, tout le monde dans le restaurant la regardait d'un air étrange. Ceci d'autant plus qu'ils se trouvaient au sein d'un luxueux restaurant de fruits de mer situé dans les plus hauts lieux du port de Norland, et qu'on n'y avait pas l'habitude du grabuge.
D'un autre coté, ils avaient payé leur place tellement cher qu'on pouvait bien leur passer ce genre d'écart. Et par très cher, on voulait dire bien assez pour être difficilement accessible pour un salaire médian qui y tiendrait vraiment. Tout ce qui se servait ici n'était que de l'ingrédient de premier plan, préparé d'une main de maître par des chefs et des équipes à l'envergure reconnue mondialement. Et le dress-code attendu des convives avait été élevé en conséquence. Haylor portait une robe à six millions de berries, de tissages noirs et rouges savamment agencés, entremêlés de magnifiques filins dorés, et avait dépensé presque autant en accessoires luxueux. Sans compter les bijoux qui la paraient pour cette occasion, et qui ajoutaient une bonne tranche de millions à tout ceci.
Bijoux qui scintillèrent discrètement lorsque leur porteuse reprit lentement place sur sa chaise matelassée, une expression pincée fixée aux lèvres.
-Vous êtes magnifique, commenta l'autre. J'adore comment vos boucles d'oreilles mettent en valeur votre regard assassin.
-Je ne fais -pas- de regard assassin.
-Non, mais j'adore toujours dramatiser les choses. Et puis, c'est vrai que ces rubis rendent super bien sur vos oreilles.
-J'ai été... conseillée... par un homme de bon goût, s'autorisa à sourire Haylor.
Tout ça était à l'initiative de Dogaku. Il n'appréciait guère porter de métaux précieux sur lui, mais s'était plus récemment découvert un faible pour les pierres précieuses. Et s'il s'accordait bien quelques chevalières ornées de pierres judicieusement montées, c'est en offrant des bijoux qui sellaient à sa partenaire qu'il trouvait réellement de quoi s'amuser.
Au delà de ça, Sigurd s'était déjà prit d'affection pour les belles redingotes, et ne portait désormais plus que ce qui se faisait de mieux en la matière. Meilleures étoffes, meilleurs tailleurs, meilleurs modèles. Tout simplement. C'est d'ailleurs en caressant machinalement un pan de la veste de son costume trois pièces conçu à sa mesure qu'il écouta son amie continuer.
-J'en conclus donc... que c'est sérieux?
Quand il le lui avait dit la première fois, elle avait simplement ignoré ce qu'il disait. Il ne pouvait pas être sérieux. Aussi en était-elle revenue au sujet qui les intéressait jusqu'ici, à savoir les derniers potins de la Santagricole.
Lorsqu'il sortit les documents, par contre...
-J'ai essayé d'amener ça en douceur, hein. Me doutais que ça passerait pas comme ça. Oui, c'est sérieux. Je pense qu'on devrait vendre notre âme et perdre le plaisir de dire "je suis civil, putain". Que c'est plutôt triste, mais que pragmatiquement on va très vite le sentir. Et que des vacances sur l’équateur à casser la gueule d'un peu tout ce qui bouge trop fort ça peut être bien rigolo si on fait ce qu'il faut. Et que je n'ai pas du tout envie de le faire sans vous. Du coup j'vais vous convaincre. Ou échouer misérablement.
Toujours aussi maladroitement honnête. Sigurd n’avait jamais su cultiver le mystère, et encore moins cacher ses intentions. Encore heureux, songea la miss. Il était déjà bien assez surprenant en jouant cartes sur table. Et elle aurait besoin de ça pour bien le cuisiner.
-Mais... et tout ce que vous disiez? Civil têtu et fier de l'être, alors?
-Mon amour-propre s'est assez dégonflé pour que je puisse m’passer de fierté. Je me conviens très bien, z'inquiétez pas. Tant pis pour ce que je disais.
-Et vos discours d'autonomie, d'indépendance de civil?
-Seuls les idiots ne changent pas d'avis? Pis CdP, ça reste indépendant.
-Les factions qui abusent avec leurs privilèges?
-Tout le monde le fait, y'a pas de raison que moi non plus du coup, non?
-Les CdP qui sont des parasites?
-Aaaah mais j'y compte bien. J'aurais probablement penché pour la marine, sinon.
-Et pour la route de tous les périls?
-Si n'importe quel bougniouf armé d'un log et d'un bateau... ou d'une tortue géante, on est pas difficile... peut y arriver, j'ai pas vraiment à m'inquiéter. C'est un des trucs où je ne doute pas, ça. Marin, vous vous souvenez ?
-Mmmmh.
Haylor comprenait globalement de quoi il en relevait. À quelques petits détails près. Restait aussi qu'elle ne savait pas quelle mouche avait piqué Sigurd pour qu’il fasse pareil revirement, mais peut être n'était-ce qu'un détail. Elle-même émettait de plus en plus de caprices improbables, et même bien plus encore.
Elle était devenue sorcière, et il l'avait accompagnée pour mieux la surveiller. Ce qui les avait amenés à faire beaucoup de choses incroyables, ou incroyablement idiotes, selon les cas. A leurs initiatives.
Des choses toujours très amusantes, très agréables. Que d'excellents souvenirs qui ne lui faisaient nullement regretter d'avoir choisi de s'associer à lui depuis qu'ils s'étaient perdus de vue suite au désarmement de leur royaume.
Seul le hasard avait recroisé leurs chemins, mais...
Non.
Attendez un instant.
Haylor se souvint d'un détail.
Ce qui les avait fait se rencontrer une seconde fois...
Alors qu'ils n'avaient pas la moindre envie de se revoir...
Parce qu'ils se détestaient, avant.
Ils avaient passé plus d’un an en mode hostilités ouvertes.
Rien que deux ans plus tôt, elle n'aurait jamais pu penser qu'ils se retrouveraient comme ça.
Et tout s’était passé très rapidement. Tout ça depuis Panpeeter. L’île où les chevaliers de Nowel avaient fait leur premier coup d’éclat. Ils s’y étaient rendus volontairement, se jetant droit dans la gueule du loup en apprenant le danger qui s’était emparé de l’île. Tout ça grâce à Santa Klaus, qui avait su tous les convaincre de le suivre dans sa folie.
Tous, sauf elle. Elle n’avait pas la moindre idée de comment elle avait fini sur cette île. Elle n’avait jamais projeté de s’y rendre. Elle n’avait pas le souvenir de s’y être rendue. Elle s’était simplement réveillée dessus, l’esprit confus, avec un long blanc d’une semaine qui lui minait le cerveau. Peut être huit, dix jours, en vérité.
Elle n’était même pas sûre que…
-Eh ? Haylor ?
-Uh ?
-Vous cogitez tant que ça?, s'inquiéta l'autre.
-Euh... désolée.
-Nan nan, j'comprends très bien. Faut que ça fasse son chemin.
-Non, je… Oui. Oui. Sûrement.
Evangeline se tapota machinalement une tempe du bout de doigts. Revenir sur terre. Ca n’était pas le moment de divaguer. Sigurd était déjà en train de le faire avec ses plans étranges. Oui, oui.
Non.
-Je… ne sais pas. Je vais y réfléchir. Quand comptez-vous faire… tout ça ?
-Dès que possible. La semaine prochaine, Reverse Moutain ?
-…
-Naaan, j’plaisante. On ne prend pas la mer comme ça sans se renseigner, sans s’équiper. J’ai bien envie de faire préparer un beau bateau pour l’occasion. Un bon bateau, surtout. Et puis parait que y’a plein de quelques menues petites choses à savoir et avoir. Mais je connais quelqu’un pour ça. Dans un premier temps, on va d’abord prendre la jolie carte de chasseur de prime et voir si je fais le poids ou pas. En ce qui vous concerne, y a pas trop à s’inquiéter, par contre.
Et ce faisant, Sigurd mit le doigt sur la première objection qu’Evangeline avait en tête. Si elle le décidait, elle pourrait faire une excellente chasseuse de primes, oui. C’était pratiquement déjà le cas, comme le jeune homme l’avait dit. Mais en ce qui concernait le chevalier de Nowel, les choses étaient bien plus…
-Donc... vous comptez devenir chasseur de primes. Vous savez ce que ça veut dire.
-Capturer des pirates? Carrément que yep, j'commence aussi à en avoir ma claque de ces bonshommes.
-Il va falloir se battre au quotidien.
-Du tout. Une fois de temps en temps. On n'a aucune obligation, seulement des droits. Et puis vous attaquez spontanément des guss genre deux fois par semaine. C't'un bon ratio.
-Ça va être dangereux.
-Pas plus que beaucoup de trucs qu'on a déjà connus. Pis vous moquez pas de moi, chuis vingt fois plus prudent qu'vous, alors vous qui me dîtes le mot dangereux...
-Vous ne pouvez pas le faire. Vous ne pouvez pas combattre. Vous aurez besoin de moi.
-Si vous avez appris… pourquoi pas moi ? J’ai déjà d’très bonnes bases de la milice, hein. Je sais très bien me servir d’un mousquet, d’un pistolet. Et ptêtre même d’un sabre, si j’ai pas oublié.
-Vous n’avez eu que les formations de base. Vous n’avez jamais eu à appliquer quoi que ce soit.
-Avec les armes à feu, je m’inquiète pas. C’est pas très glop de tirer sur quelqu’un, mais je peux l’faire, hein. Surtout pour les super pirates qu’on commence à cerner, depuis le temps. J’vous ferai une démo, z’allez voir.
-Vraiment ?
-Ouais ouais.
Sigurd se redressa sur sa chaise, croisant ses bras sur la table pour se rabattre en arrière. Contrairement à ce qu’il avait l’air de dire, il n’était pas si sûr de lui. Pas dans l’immédiat, du moins. Il avait effectivement eu de bons résultats avec les fusils par le passé, mais n’en avait plus tenu un depuis bientôt onze mois.
D’un autre coté, il se disait que si sa partenaire avait réussi à devenir un monstre en l’espace de quelques mois, et qu’elle ne cessait d’empirer depuis tout ce temps, il n’avait qu’à si mettre et…
Non, c’était sûrement un raisonnement bien trop simpliste. Il se connaissait bien. Il y avait les choses qu’il savait faire, qu’il apprenait naturellement, comme s’il était très doué pour ça. Ca ne lui posait aucune difficulté, il pouvait devenir excellent sans se fatiguer. Et à coté de ça, il y avait les choses qu’il ne parvenait pas à faire. Il n’insistait jamais. Il ne progressait pas. Il était sûr que des efforts pouvaient lui permettre d’y arriver. Mais il n’en faisait pas. Il était pratiquement sûr que tout ce qui était combat faisait partie de cette catégorie.
Ca ne serait pas du tout aussi facile que ce qu’il disait.
Heureusement, ça n’était pas du tout là ce qui inquiétait le plus Evangeline. Elle avait autre chose en tête.
-Chasseur de primes, je peux comprendre, oui. Aller sur l'équateur, par contre...
-Et pourquoi pas ?
Une réponse très défensive. L’autre n’insista pas, se contentant de passer en revue toutes les objections qui se bousculaient dans ses pensées.
-Et HSBC ? Et la Santagricole ?
-Un entrepreneur qui réussi, c’est un entrepreneur dont les boîtes peuvent tourner sans lui. On va voir si on y arrive, haha.
-La Santagricole tourne déjà très bien sans nous. Svéa gère parfaitement l’affaire. Mais HSBC ne tiendra jamais sans nous deux.
-Y’a Sir Arno. Et on a plein de gars à qui on peut faire parfaitement confiance. On peut leur laisser les manettes, hein.
-Je ne suis pas sûre…
-Et… tout ce qu’on a fait sur Luvneel ? Dans la cité de Norland ?
-Ils ont toujours vécu sans nous. Y’a pas d’raison que ça change non plus. Et puis tout le cash qu’on va accumuler tombera direct’ sur HSBC et la M.M.M.M.M. . Pas de raison que ça s’passe mal.
-Et la révolution… sur Luvneel ?
-Ca me fait chier autant que vous et je suis convaincu que si on se tire ils vont proliférer comme des champis, mais… qu’est ce que vous voulez qu’on y fasse ? On peut rien faire contre ça, s’trop gros pour nous. Autant ne pas se prendre la tête pour ça, du coup.
-Mmmh…
Pas du tout convaincue. Il lui faudrait du temps pour accepter la chose. Ce qui était on ne peut plus compréhensible. Depuis le temps que l’idée lui trottait dans le cerveau, Sigurd avait bien dû attendre que ses envies prennent le dessus pour être sûr de ce qu’il voulait, alors quelqu’un d’autre…
-On en reparlera une autre fois, s’il vous plait. Je crois que j’en ai assez pour le moment.
-‘Sûr, pas de souci. Au contraire, merci de pas m’avoir défenestré à cause de ça. Allez, retour sur les… ah nan j’ai pas d’trivialité en tête.
-…
-…
-…
-…
-…
-J’ai pas pourri la soirée, j’espère ?
-Non. Bien sûr que non, voyons. C’est toute ma semaine qui vient d’y passer.
-Comme j'vous l'ai dis. Chasseur de primes. Sur l'équateur. Et je veux qu'on y aille ensemble.
Sigurd avait l'air terriblement amusé par ce qu'il disait, et cela se voyait jusqu’à sa posture, tout à son aise sur sa confortable chaise ornementée. À moins que ce ne soit le visage de sa partenaire, particulièrement étonnée de le voir sortir une brochure gouvernementale promouvant son système de mise à prix des pirates, ainsi qu'un formulaire administratif à remplir pour faire partie du cercle des chasseurs de primes. Deux formulaires, en fait. Ce qui signifiait visiblement un pour lui, déjà rempli à l’exception de la signature, et un pour… elle, comme il venait de le lui annoncer. Alors, il s'expliqua:
-Bah eh. J'ai comparé ce qu'on faisait déjà avec les navires et ce qu'on pourrait faire avec une licence, et puis voilà, quoi. On choppe en moyenne un investissement à 30M à chaque fois qu'on capture un navire. Alors que si on avait une toute petite carte débile à not' nom, on pourrait limite doubler le montant en capturant les gars qui sont sur ce navire... ce que vous faîtes déjà. Sauf qu'on les refile aux gus de la BNA au lieu de ça. Ce qui n'est pas du tout intéressant, forcément.
Un argument économique. Qui se payait le luxe d’écarter la meilleure moitié du problème, en plus. Mais qui restait le meilleur moyen d'attaquer Evangeline Haylor, financière de longue date. De sorte que même en sachant qu'il avait évidemment raison sur ce point, que son argumentaire était malhonnête, elle s'engagea tout naturellement dans ce sens.
-C'est une opération moitié-moitié. Que vous leur avez proposé. Parce que c'est équitable.
-Ouais. Mais ils ont plus besoin de vous que vous n'avez besoin d'eux. Du coup, y'a pas de raison qu'on fasse un truc équitable. Voyez?
-Bien sûr. Mais c'est vous qui vouliez qu'ils me protègent.
-Parce que vous aviez pas le niveau, et que vous faisiez des choses ridiculement dangereuses à ce moment. Et vous avez divinement bien progressé depuis. En quelques mois. Donc la situation n'est plus la même.
-Nous sommes d'accord, oui.
Evangeline ne savait trop que dire. Elle s'était à moitié levée au moment de crier, et ne s'était pas rassise depuis. Alors, tout le monde dans le restaurant la regardait d'un air étrange. Ceci d'autant plus qu'ils se trouvaient au sein d'un luxueux restaurant de fruits de mer situé dans les plus hauts lieux du port de Norland, et qu'on n'y avait pas l'habitude du grabuge.
D'un autre coté, ils avaient payé leur place tellement cher qu'on pouvait bien leur passer ce genre d'écart. Et par très cher, on voulait dire bien assez pour être difficilement accessible pour un salaire médian qui y tiendrait vraiment. Tout ce qui se servait ici n'était que de l'ingrédient de premier plan, préparé d'une main de maître par des chefs et des équipes à l'envergure reconnue mondialement. Et le dress-code attendu des convives avait été élevé en conséquence. Haylor portait une robe à six millions de berries, de tissages noirs et rouges savamment agencés, entremêlés de magnifiques filins dorés, et avait dépensé presque autant en accessoires luxueux. Sans compter les bijoux qui la paraient pour cette occasion, et qui ajoutaient une bonne tranche de millions à tout ceci.
Bijoux qui scintillèrent discrètement lorsque leur porteuse reprit lentement place sur sa chaise matelassée, une expression pincée fixée aux lèvres.
-Vous êtes magnifique, commenta l'autre. J'adore comment vos boucles d'oreilles mettent en valeur votre regard assassin.
-Je ne fais -pas- de regard assassin.
-Non, mais j'adore toujours dramatiser les choses. Et puis, c'est vrai que ces rubis rendent super bien sur vos oreilles.
-J'ai été... conseillée... par un homme de bon goût, s'autorisa à sourire Haylor.
Tout ça était à l'initiative de Dogaku. Il n'appréciait guère porter de métaux précieux sur lui, mais s'était plus récemment découvert un faible pour les pierres précieuses. Et s'il s'accordait bien quelques chevalières ornées de pierres judicieusement montées, c'est en offrant des bijoux qui sellaient à sa partenaire qu'il trouvait réellement de quoi s'amuser.
Au delà de ça, Sigurd s'était déjà prit d'affection pour les belles redingotes, et ne portait désormais plus que ce qui se faisait de mieux en la matière. Meilleures étoffes, meilleurs tailleurs, meilleurs modèles. Tout simplement. C'est d'ailleurs en caressant machinalement un pan de la veste de son costume trois pièces conçu à sa mesure qu'il écouta son amie continuer.
-J'en conclus donc... que c'est sérieux?
Quand il le lui avait dit la première fois, elle avait simplement ignoré ce qu'il disait. Il ne pouvait pas être sérieux. Aussi en était-elle revenue au sujet qui les intéressait jusqu'ici, à savoir les derniers potins de la Santagricole.
Lorsqu'il sortit les documents, par contre...
-J'ai essayé d'amener ça en douceur, hein. Me doutais que ça passerait pas comme ça. Oui, c'est sérieux. Je pense qu'on devrait vendre notre âme et perdre le plaisir de dire "je suis civil, putain". Que c'est plutôt triste, mais que pragmatiquement on va très vite le sentir. Et que des vacances sur l’équateur à casser la gueule d'un peu tout ce qui bouge trop fort ça peut être bien rigolo si on fait ce qu'il faut. Et que je n'ai pas du tout envie de le faire sans vous. Du coup j'vais vous convaincre. Ou échouer misérablement.
Toujours aussi maladroitement honnête. Sigurd n’avait jamais su cultiver le mystère, et encore moins cacher ses intentions. Encore heureux, songea la miss. Il était déjà bien assez surprenant en jouant cartes sur table. Et elle aurait besoin de ça pour bien le cuisiner.
-Mais... et tout ce que vous disiez? Civil têtu et fier de l'être, alors?
-Mon amour-propre s'est assez dégonflé pour que je puisse m’passer de fierté. Je me conviens très bien, z'inquiétez pas. Tant pis pour ce que je disais.
-Et vos discours d'autonomie, d'indépendance de civil?
-Seuls les idiots ne changent pas d'avis? Pis CdP, ça reste indépendant.
-Les factions qui abusent avec leurs privilèges?
-Tout le monde le fait, y'a pas de raison que moi non plus du coup, non?
-Les CdP qui sont des parasites?
-Aaaah mais j'y compte bien. J'aurais probablement penché pour la marine, sinon.
-Et pour la route de tous les périls?
-Si n'importe quel bougniouf armé d'un log et d'un bateau... ou d'une tortue géante, on est pas difficile... peut y arriver, j'ai pas vraiment à m'inquiéter. C'est un des trucs où je ne doute pas, ça. Marin, vous vous souvenez ?
-Mmmmh.
Haylor comprenait globalement de quoi il en relevait. À quelques petits détails près. Restait aussi qu'elle ne savait pas quelle mouche avait piqué Sigurd pour qu’il fasse pareil revirement, mais peut être n'était-ce qu'un détail. Elle-même émettait de plus en plus de caprices improbables, et même bien plus encore.
Elle était devenue sorcière, et il l'avait accompagnée pour mieux la surveiller. Ce qui les avait amenés à faire beaucoup de choses incroyables, ou incroyablement idiotes, selon les cas. A leurs initiatives.
Des choses toujours très amusantes, très agréables. Que d'excellents souvenirs qui ne lui faisaient nullement regretter d'avoir choisi de s'associer à lui depuis qu'ils s'étaient perdus de vue suite au désarmement de leur royaume.
Seul le hasard avait recroisé leurs chemins, mais...
Non.
Attendez un instant.
Haylor se souvint d'un détail.
Ce qui les avait fait se rencontrer une seconde fois...
Alors qu'ils n'avaient pas la moindre envie de se revoir...
Parce qu'ils se détestaient, avant.
Ils avaient passé plus d’un an en mode hostilités ouvertes.
Rien que deux ans plus tôt, elle n'aurait jamais pu penser qu'ils se retrouveraient comme ça.
Et tout s’était passé très rapidement. Tout ça depuis Panpeeter. L’île où les chevaliers de Nowel avaient fait leur premier coup d’éclat. Ils s’y étaient rendus volontairement, se jetant droit dans la gueule du loup en apprenant le danger qui s’était emparé de l’île. Tout ça grâce à Santa Klaus, qui avait su tous les convaincre de le suivre dans sa folie.
Tous, sauf elle. Elle n’avait pas la moindre idée de comment elle avait fini sur cette île. Elle n’avait jamais projeté de s’y rendre. Elle n’avait pas le souvenir de s’y être rendue. Elle s’était simplement réveillée dessus, l’esprit confus, avec un long blanc d’une semaine qui lui minait le cerveau. Peut être huit, dix jours, en vérité.
Elle n’était même pas sûre que…
-Eh ? Haylor ?
-Uh ?
-Vous cogitez tant que ça?, s'inquiéta l'autre.
-Euh... désolée.
-Nan nan, j'comprends très bien. Faut que ça fasse son chemin.
-Non, je… Oui. Oui. Sûrement.
Evangeline se tapota machinalement une tempe du bout de doigts. Revenir sur terre. Ca n’était pas le moment de divaguer. Sigurd était déjà en train de le faire avec ses plans étranges. Oui, oui.
Non.
-Je… ne sais pas. Je vais y réfléchir. Quand comptez-vous faire… tout ça ?
-Dès que possible. La semaine prochaine, Reverse Moutain ?
-…
-Naaan, j’plaisante. On ne prend pas la mer comme ça sans se renseigner, sans s’équiper. J’ai bien envie de faire préparer un beau bateau pour l’occasion. Un bon bateau, surtout. Et puis parait que y’a plein de quelques menues petites choses à savoir et avoir. Mais je connais quelqu’un pour ça. Dans un premier temps, on va d’abord prendre la jolie carte de chasseur de prime et voir si je fais le poids ou pas. En ce qui vous concerne, y a pas trop à s’inquiéter, par contre.
Et ce faisant, Sigurd mit le doigt sur la première objection qu’Evangeline avait en tête. Si elle le décidait, elle pourrait faire une excellente chasseuse de primes, oui. C’était pratiquement déjà le cas, comme le jeune homme l’avait dit. Mais en ce qui concernait le chevalier de Nowel, les choses étaient bien plus…
-Donc... vous comptez devenir chasseur de primes. Vous savez ce que ça veut dire.
-Capturer des pirates? Carrément que yep, j'commence aussi à en avoir ma claque de ces bonshommes.
-Il va falloir se battre au quotidien.
-Du tout. Une fois de temps en temps. On n'a aucune obligation, seulement des droits. Et puis vous attaquez spontanément des guss genre deux fois par semaine. C't'un bon ratio.
-Ça va être dangereux.
-Pas plus que beaucoup de trucs qu'on a déjà connus. Pis vous moquez pas de moi, chuis vingt fois plus prudent qu'vous, alors vous qui me dîtes le mot dangereux...
-Vous ne pouvez pas le faire. Vous ne pouvez pas combattre. Vous aurez besoin de moi.
-Si vous avez appris… pourquoi pas moi ? J’ai déjà d’très bonnes bases de la milice, hein. Je sais très bien me servir d’un mousquet, d’un pistolet. Et ptêtre même d’un sabre, si j’ai pas oublié.
-Vous n’avez eu que les formations de base. Vous n’avez jamais eu à appliquer quoi que ce soit.
-Avec les armes à feu, je m’inquiète pas. C’est pas très glop de tirer sur quelqu’un, mais je peux l’faire, hein. Surtout pour les super pirates qu’on commence à cerner, depuis le temps. J’vous ferai une démo, z’allez voir.
-Vraiment ?
-Ouais ouais.
Sigurd se redressa sur sa chaise, croisant ses bras sur la table pour se rabattre en arrière. Contrairement à ce qu’il avait l’air de dire, il n’était pas si sûr de lui. Pas dans l’immédiat, du moins. Il avait effectivement eu de bons résultats avec les fusils par le passé, mais n’en avait plus tenu un depuis bientôt onze mois.
D’un autre coté, il se disait que si sa partenaire avait réussi à devenir un monstre en l’espace de quelques mois, et qu’elle ne cessait d’empirer depuis tout ce temps, il n’avait qu’à si mettre et…
Non, c’était sûrement un raisonnement bien trop simpliste. Il se connaissait bien. Il y avait les choses qu’il savait faire, qu’il apprenait naturellement, comme s’il était très doué pour ça. Ca ne lui posait aucune difficulté, il pouvait devenir excellent sans se fatiguer. Et à coté de ça, il y avait les choses qu’il ne parvenait pas à faire. Il n’insistait jamais. Il ne progressait pas. Il était sûr que des efforts pouvaient lui permettre d’y arriver. Mais il n’en faisait pas. Il était pratiquement sûr que tout ce qui était combat faisait partie de cette catégorie.
Ca ne serait pas du tout aussi facile que ce qu’il disait.
Heureusement, ça n’était pas du tout là ce qui inquiétait le plus Evangeline. Elle avait autre chose en tête.
-Chasseur de primes, je peux comprendre, oui. Aller sur l'équateur, par contre...
-Et pourquoi pas ?
Une réponse très défensive. L’autre n’insista pas, se contentant de passer en revue toutes les objections qui se bousculaient dans ses pensées.
-Et HSBC ? Et la Santagricole ?
-Un entrepreneur qui réussi, c’est un entrepreneur dont les boîtes peuvent tourner sans lui. On va voir si on y arrive, haha.
-La Santagricole tourne déjà très bien sans nous. Svéa gère parfaitement l’affaire. Mais HSBC ne tiendra jamais sans nous deux.
-Y’a Sir Arno. Et on a plein de gars à qui on peut faire parfaitement confiance. On peut leur laisser les manettes, hein.
-Je ne suis pas sûre…
-Et… tout ce qu’on a fait sur Luvneel ? Dans la cité de Norland ?
-Ils ont toujours vécu sans nous. Y’a pas d’raison que ça change non plus. Et puis tout le cash qu’on va accumuler tombera direct’ sur HSBC et la M.M.M.M.M. . Pas de raison que ça s’passe mal.
-Et la révolution… sur Luvneel ?
-Ca me fait chier autant que vous et je suis convaincu que si on se tire ils vont proliférer comme des champis, mais… qu’est ce que vous voulez qu’on y fasse ? On peut rien faire contre ça, s’trop gros pour nous. Autant ne pas se prendre la tête pour ça, du coup.
-Mmmh…
Pas du tout convaincue. Il lui faudrait du temps pour accepter la chose. Ce qui était on ne peut plus compréhensible. Depuis le temps que l’idée lui trottait dans le cerveau, Sigurd avait bien dû attendre que ses envies prennent le dessus pour être sûr de ce qu’il voulait, alors quelqu’un d’autre…
-On en reparlera une autre fois, s’il vous plait. Je crois que j’en ai assez pour le moment.
-‘Sûr, pas de souci. Au contraire, merci de pas m’avoir défenestré à cause de ça. Allez, retour sur les… ah nan j’ai pas d’trivialité en tête.
-…
-…
-…
-…
-…
-J’ai pas pourri la soirée, j’espère ?
-Non. Bien sûr que non, voyons. C’est toute ma semaine qui vient d’y passer.