Aujourd’hui, mademoiselle Roderik avait du mal à accepter ce qui se passait tout autour d’elle.
C’était un jour comme les autres, ou presque. Jusqu’à ce qu’elle se retrouve propulsée dans l’inconnu par son plus vieil ami, Sigurd Dogaku, qui avait décidément beaucoup changé depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus. De façon surprenante. Car pour Nerassa Roderik, la capitaine officielle de la petite bande du World Shredder, dont le rôle consistait à faire office de figure publique et commerciale pour son groupement de mercenaires de mers, l’environnement où elle était maintenant plongée n’avait rien de familier.
Ils étaient au sein de Bourgeoys, la capitale de Boréa. Une ville de mille habitants -hors esclaves- où le pedigree des locaux était tel qu’ils n’y avaient que trois catégories de personnes. Les nobles locaux. Les esclaves. Et les riches visiteurs.
De façon assez surprenante, elle faisait aujourd’hui partie de cette troisième catégorie. Car si elle s’attendait à revoir son vieux compagnon sur Boréa, elle ne s’attendait pas du tout à ce qu’il ait prit toutes les mesures nécessaires pour que cette fois, leur visite se fasse dans les plus hauts lieux de ce pays. Tout ça pour une seule et bonne raison : il avait maintenant les moyens de faire tout ce qu’il voulait, et comptait bien partager sa joie.
-Ils servent un verre de vin à chaque service ?, s’étonna la demoiselle.
-Si on rajoute le champagne en entrée…
-Tu vas rouler par terre quand on aura fini.
-Pas grave, tu me feras rouler jusqu’à ma chambre.
-Je crois qu’après les sept, j’vais pas rouler bien droit non plus…
-Mwarharharh…
-Nwehehe…
C’était un restaurant gastronomique très, très haut de gamme, où les décorations des chefs rivalisaient en nombre avec celles qui pouvaient parer le torse d’un officier de la marine. C’était un restaurant adossé à un palace, où Nerassa et ses tenues quotidiennes auraient très certainement étés criblées de regards condescendants en temps normal. Mais son ami et hôte l’avait conduite au préalable dans une maison de haute couture pour qu’elle soit habillée fort dignement pour l’occasion. Elle s’y était vue parée d’une robe de soirée plus magnifique que tout ce qu’elle n’aurait jamais imaginé à ce sujet, et d’un amas d’accessoires qui rendaient la jolie borgne tout simplement divine. Et même si elle n’avait jamais eu ce genre de rêves, elle se sentait comme une princesse sur son petit nuage. Tout ça ne faisait pas partie de ses lubies, pourtant. Elle était devenue pirate, pas une princesse. Et Sigurd n’était pas un prince charmant.
Juste un milliardaire en devenir.
-Depuis quand est-ce que tu es immensément riche comme ça ?, bava-t-elle en essayant une longue paire de mitaines brodées de perles.
-Je t’ai dis que les affaires marchaient bien, nan ? Ben ça a fait boule de neige et on commençait à dégager tellement qu’on s’est dit que ça serait idiot de pas s’en servir.
-Y’a une sacrée différence « marcher bien » et… Sigurd, j’aurais jamais l’occasion d’utiliser ce truc, voyons.
-Meuh si, tu viendras m’voir plus souvent comme ça.
Cadeau d’ami, qu’il avait dit. Ils avaient l’habitude de se couvrir de présents quand ils se revoyaient, mais jamais ils n’avaient eu les moyens de monter aussi haut. Maintenant qu’il était riche au point de ne plus savoir que faire de son argent, Sigurd pouvait prodiguer toutes les générosités dont il avait envie à qui il le souhaitait. Les premières personnes à en avoir bénéficié étaient bien évidemment l’homme qui avait repassé tous ses vêtements depuis sa naissance jusqu’à son départ du cocon familial, ainsi qu’à la femme qui l’avait hébergé pendant toutes ces années. Des parents honorés jusqu’à plus soif. Entre autres. Mais nous ne nous épancherons pas sur ce sujet.
Sigurd et Nerassa étaient donc douillettement installés sur une des tables de ce palace, et…
-TU VAS FAIRE QUOI !?!?!
Il n’avait pas été très subtil en lui annonçant ça, c’était vrai. Dogaku ne pouvait pourtant pas retenir son grand sourire. Le seul œil valide de son amie était complètement écarquillé, sa bouche était assez ouverte pour qu’on puisse voir sa glotte, et elle le regardait avec une intensité telle que sa fourchette ne savait plus où amener son morceau de poisson.
-Marrant, Haylor a eu la même réaction quand j’ai…
-CA M’ETONNE PAS, MALADE !
-Ah ça elle l’a pas dit, par contre.
Autre jour, autre lieu, mais même situation. Sigurd avait récemment décidé de concrétiser un projet à priori absurde qu’il se contentait jusqu’ici d’agiter mollement sous un ton d’amertume, quand il était déçu de ce que la prétendue injustice du monde lui adressait à chaque fois qu’il était fier d’une chose qu’il avait faite.
Sauver une île entière, peuplée de dix milles âmes, des griffes de deux milles pirates armés d’une logistique infaillible qui avaient tenu jusqu’à la marine mondiale à distance, par exemple. Ce qui ne l’avait pas rendu beaucoup plus saillant, aux yeux du monde, qu’un banal officier de la marine qui aurait remporté un énième duel contre un pirate quelconque dans un sempiternel duel pourvu qu’il soit sur l’équateur.
De même, il avait beau être parvenu à d’excellents résultats en ce qui concernait la conception d’HSBC et le redressement de la Santagricole, ces aventures avaient elles étés jonchées de leurs lots de déceptions et d’insatisfactions qui le minaient régulièrement.
Il savait pertinemment que, s’il avait voulu gagner énormément d’argent beaucoup plus facilement, il aurait pu verser dans d’autres types d’entreprises qui l’intéressaient moins, même si elles s’avéraient infiniment plus rentables.
Et c’était précisément ce que, aujourd’hui, il souhaitait développer.
-Devenir chasseur de primes, miss. Sur l’équateur.
-…
-Mwarharh. J’adore ta tête.
-Tu te rends compte que c’est tellement… mauvais sur… tellement de points que… même moi je dois te dire que… attends, depuis quand JEEEE suis censée être raisonnable, parmi nous deux ?
-Qu’eeeeest-ce que vous avez tous. Bien sûr que si, ça peut le faire. J’ai déjà été capitaine dans la milice, tu te souviens ? Le gars qui faisait semblant de te courir après pour éviter que quelqu’un d’autre y arrive vraiment, c’était moi, hein. Et je dirigeais des gars pour qu’ils combattent des pirates à tour de bras, non mais.
-Sauf que tu ne combattais pas toi personnellement, et que maintenant, tu n’as plus de soldats marins à ta disposition.
-J’ai des marins, et je peux très bien apprendre à me battre plus que correctement.
Mais pour ça, il aurait tout d’abord besoin de faire quelques menues acquisitions. Pour l’instant, il avait les moyens humains et financiers permettant de mener son projet à bien. Par humain, on entendait des marins ; ils avaient l’habitude de la mer, mais pas des combats, ce qui poserait sûrement problème s’il ne les habituait pas à ceci. Lui-même avait ce défaut.
Au-delà de ça, il ne lui manquait plus qu’un navire, une licence de chasseur, et quelques atouts à rajouter dans sa manche. Il avait le capitaine, il avait la sorcière, il ne lui manquait plus que…
La pirate. Sa pirate, plutôt.
-Beeeeeeuuuh, te moque pas de moi, hein. Personne a jamais réussi à m’attraper que tu sois là ou pas. Et puis d’abord, j’ai même pas d’prime. Même si j’étais sur l’annexe personne me ferait chier. Ca les intéresse pas.
-Pas une raison.
-Que si. Ce qui motive tout le monde, c’est les primes. Un peu comme toi, de ce que je peux voir. Ou les fruits ou les meitous à chopper, mais j’fais que dans le berry et le gros coffre juteux et puis…
-Bref. Ca te dirait de venir ?
Roderik s’interrompit. Dévisagea longuement Sigurd. Grimaça étrangement, retranscrivant parfaitement ce que ses neurones parvenaient laborieusement à compiler. Puis elle gagna du temps en se repenchant sur son homard violet rôti, servi avec coulis de pamplemousse. Au lieu d’en reprendre une bouchée, elle se contentant de couiner longuement en fronçant les sourcils, comme si elle s’étranglait dans ses pensées. Ce qui amusa beaucoup l’autre. Au bout d’un moment, pourtant, elle changea de cap pour éviter de répondre.
-Depuis que temps que j’te harcèle pour que tu viennes jouer aux pirates avec moi…
-Eh, on s’est fait un super trajet en duo sur la flaque.
-… j’attends d’ailleurs que tu REPONDES à ce sujet…
-… pas pressé.
-… et toi tu te pointes comme ça la bouche en fleur pour m’annoncer que tu dégages ?
-Et que j’adorerais t’avoir dans mes bagages.
-Eh bah putain… chais pas ce que je peux te dire.
-« Oui, Sigurd, avec plaisir, je suis sûre que ça sera incroyablement superbe, et puis en plus c’est beaucoup mieux que de vivre dans l’illégalité en jouant aux pirates lunatiques qui vendent leurs services aux plus offrants tout en faisant tout ce qu’il faut pour rester en dehors des radars de tous ceux qu’il faut pas ».
-…
-Rhooo. J’aurais essayé, hein.
Il n’arrivait même plus à ne pas sourire. Il était d’excellente humeur, c’est tout. Tout ce qu’il avait autour de lui était superbe, et il pouvait le partager avec qui il voulait. Mais même ainsi, il était convaincu que ce n’était que le début. Il comptait partir à l’aventure sur l’équateur, et était sûr qu’il y ferait de l’argent facile. Bien plus facile que ce qu’il avait dû supporter pour en arriver à sa situation. Bien plus d’argent, et bien plus vite, aussi.
-Moi chuis sûr que ça va être génial. Mais maintenant… honnêtement, je sais même pas si vous allez accepter. J’galère à mort pour qu’Haylor me valide l’idée. Elle a dit oui pour le chasseur de primes, m’alors pour l’équateur…
En disant cela, Sigurd sortit distraitement une petite carte de sous la poche intérieure de sa redingote. Sa carte de chasseur de primes. La photo qu’il avait prise pour l’occasion le montrait avec un sourire éclatant, heureux et fanfaron.
-Mais toi aussi, j’adorerais t’avoir sous le coude. Franchement, quitte à faire un voyage de folie genre tour du monde, autant avoir tous ceux qu’on adore avec soi, nan ?
-T’es crô mignon.
-T’as vu ?
-Eh. Ben à vrai dire… euh… ça m’a l’air franchement… euh… ça peut être super, c’est sûr. Mais je dois avouer que… que ça fait peur. Et que c’est soudain. Et que c’est pas normal que ça soit toi et pas moi qui ait sorti un truc pareil.
-J’m’amuse à faire beaucoup de trucs de pas normal, en ce moment.
-Ca j’ai remarqué, monsieur j’t’invite-au-dîner-sept-services.
-Parait que leurs desserts sont magiques. Mais je crois que je vais caler.
-Beuh, on n’est qu’au quatrième service, courage !
-Bref. Pas besoin de paniquer, j’vais pas partir du jour au lendemain. Ca demandera un peu de prep’. Prends tout ton temps pour réfléchir, mais si chuis très fixé ça sera pas en un éclair que ça va s’faire. Puis j’ai des trucs à boucler proprement avant, et… et justement, en parlant de ça…j’voudrais un log. Parce que quand même, hein. Tu pourrais me ferais ça ?
Sigurd avait longuement été marin, et elle aussi. C’est avec elle qu’il avait fait ses premières voiles, ses premières cordes. Même s’ils se connaissaient depuis beaucoup plus longtemps que ça. Mais là où Sigurd était passé à d’autres activités complémentaires, elle était restée sur ce champ d’expertise, en plus du mercenariat. C’est tout naturellement qu’elle avait appris à fabriquer elle-même des log pose. Elle n’en avait jamais eu l’usage, mais côtoyait largement assez de pirates pour toujours trouver un client à qui écouler ses petits gadgets. C’est donc naturellement à elle que Sigurd voulait en demander un.
-Si j’te ferais ça ? J’dois bien en avoir dix qui se font la gueule sur mon petit atelier. Je peux t’en filer un sans souci… ptêtre même deux… ou trois, tiens. C’t’assez dangereux d’en avoir qu’un. Et puis franchement… oh attends nan… PUTAIN, SIGURD !
-Mmmh ?
-DERRIERE… REGARDE…
Le jeune homme s’exécuta. Ce qu’il y avait derrière eux, c’était…
-Ah, ouais. Ils proposaient des visites de la ville et de ses environs, et comme on a surtout fait la ville de Lavallière et un peu de la forêt, des collines alentours, j’me suis dis que…
La salle dans laquelle ils se trouvaient était de très grande taille, assez pour faire office de salle dansante et accueillir une bonne quarantaine de convives. Son plafond était composé de trois grandes fresques entrelacées avec soin par les architectes de Bourgeoys, ses murs étaient parés de dorures peintes sur une pierre sur laquelle on aurait voulu dormir tellement elle semblait pure.
Et puis, il y avait l’énorme baie vitrée qui donnait sur l’une des grandes places de la ville. Une baie faite dans un verre spécial, qui permettait de voir à l’extérieur tout en conservant la chaleur de la salle. Quand on avait les moyens et qu’on souhaitait investir dans son confort, on travaillait beaucoup dans les systèmes d’isolation inhabituels. Et c‘était le cas dans cette ville.
Ce qui avait fait réagir Nerassa, pourtant, était le grand ballon dirigeable, de type zeppelin, qui venait de se poser dans la cour avant du palace.
-J’ai réservé une table pour deux personnes, glissa Sigurd en ricanant. Cinquième, sixième, septième services, c’est dedans que ça se passe.
-…
-…
-…
-Je suis sérieux, hein.
-Je n’en doutais même pas. C’est juste que… wouuuuuuuh. La vache. Ca promet d’être fabuleux. Tu es devenu génial !
-J’étais déjà génial, hein.
-Génial et riche. Putain même moi je vais avoir des remords à… wouuuuuuuh.
-Tous les remords que tu veux, mais juste, pas aujourd’hui. Honnêtement, j’aurais aucun intérêt à faire ça seul, hein.
-Ca m’va comme argument ! Beau dirigeable, nous voilà !
-Quarante minutes j’ai dis.
-Rhoooo. Bon bah j’vais profiter des lustres encore un peu.
C’était un jour comme les autres, ou presque. Jusqu’à ce qu’elle se retrouve propulsée dans l’inconnu par son plus vieil ami, Sigurd Dogaku, qui avait décidément beaucoup changé depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus. De façon surprenante. Car pour Nerassa Roderik, la capitaine officielle de la petite bande du World Shredder, dont le rôle consistait à faire office de figure publique et commerciale pour son groupement de mercenaires de mers, l’environnement où elle était maintenant plongée n’avait rien de familier.
Ils étaient au sein de Bourgeoys, la capitale de Boréa. Une ville de mille habitants -hors esclaves- où le pedigree des locaux était tel qu’ils n’y avaient que trois catégories de personnes. Les nobles locaux. Les esclaves. Et les riches visiteurs.
De façon assez surprenante, elle faisait aujourd’hui partie de cette troisième catégorie. Car si elle s’attendait à revoir son vieux compagnon sur Boréa, elle ne s’attendait pas du tout à ce qu’il ait prit toutes les mesures nécessaires pour que cette fois, leur visite se fasse dans les plus hauts lieux de ce pays. Tout ça pour une seule et bonne raison : il avait maintenant les moyens de faire tout ce qu’il voulait, et comptait bien partager sa joie.
-Ils servent un verre de vin à chaque service ?, s’étonna la demoiselle.
-Si on rajoute le champagne en entrée…
-Tu vas rouler par terre quand on aura fini.
-Pas grave, tu me feras rouler jusqu’à ma chambre.
-Je crois qu’après les sept, j’vais pas rouler bien droit non plus…
-Mwarharharh…
-Nwehehe…
C’était un restaurant gastronomique très, très haut de gamme, où les décorations des chefs rivalisaient en nombre avec celles qui pouvaient parer le torse d’un officier de la marine. C’était un restaurant adossé à un palace, où Nerassa et ses tenues quotidiennes auraient très certainement étés criblées de regards condescendants en temps normal. Mais son ami et hôte l’avait conduite au préalable dans une maison de haute couture pour qu’elle soit habillée fort dignement pour l’occasion. Elle s’y était vue parée d’une robe de soirée plus magnifique que tout ce qu’elle n’aurait jamais imaginé à ce sujet, et d’un amas d’accessoires qui rendaient la jolie borgne tout simplement divine. Et même si elle n’avait jamais eu ce genre de rêves, elle se sentait comme une princesse sur son petit nuage. Tout ça ne faisait pas partie de ses lubies, pourtant. Elle était devenue pirate, pas une princesse. Et Sigurd n’était pas un prince charmant.
Juste un milliardaire en devenir.
-Depuis quand est-ce que tu es immensément riche comme ça ?, bava-t-elle en essayant une longue paire de mitaines brodées de perles.
-Je t’ai dis que les affaires marchaient bien, nan ? Ben ça a fait boule de neige et on commençait à dégager tellement qu’on s’est dit que ça serait idiot de pas s’en servir.
-Y’a une sacrée différence « marcher bien » et… Sigurd, j’aurais jamais l’occasion d’utiliser ce truc, voyons.
-Meuh si, tu viendras m’voir plus souvent comme ça.
Cadeau d’ami, qu’il avait dit. Ils avaient l’habitude de se couvrir de présents quand ils se revoyaient, mais jamais ils n’avaient eu les moyens de monter aussi haut. Maintenant qu’il était riche au point de ne plus savoir que faire de son argent, Sigurd pouvait prodiguer toutes les générosités dont il avait envie à qui il le souhaitait. Les premières personnes à en avoir bénéficié étaient bien évidemment l’homme qui avait repassé tous ses vêtements depuis sa naissance jusqu’à son départ du cocon familial, ainsi qu’à la femme qui l’avait hébergé pendant toutes ces années. Des parents honorés jusqu’à plus soif. Entre autres. Mais nous ne nous épancherons pas sur ce sujet.
Sigurd et Nerassa étaient donc douillettement installés sur une des tables de ce palace, et…
-TU VAS FAIRE QUOI !?!?!
Il n’avait pas été très subtil en lui annonçant ça, c’était vrai. Dogaku ne pouvait pourtant pas retenir son grand sourire. Le seul œil valide de son amie était complètement écarquillé, sa bouche était assez ouverte pour qu’on puisse voir sa glotte, et elle le regardait avec une intensité telle que sa fourchette ne savait plus où amener son morceau de poisson.
-Marrant, Haylor a eu la même réaction quand j’ai…
-CA M’ETONNE PAS, MALADE !
-Ah ça elle l’a pas dit, par contre.
Autre jour, autre lieu, mais même situation. Sigurd avait récemment décidé de concrétiser un projet à priori absurde qu’il se contentait jusqu’ici d’agiter mollement sous un ton d’amertume, quand il était déçu de ce que la prétendue injustice du monde lui adressait à chaque fois qu’il était fier d’une chose qu’il avait faite.
Sauver une île entière, peuplée de dix milles âmes, des griffes de deux milles pirates armés d’une logistique infaillible qui avaient tenu jusqu’à la marine mondiale à distance, par exemple. Ce qui ne l’avait pas rendu beaucoup plus saillant, aux yeux du monde, qu’un banal officier de la marine qui aurait remporté un énième duel contre un pirate quelconque dans un sempiternel duel pourvu qu’il soit sur l’équateur.
De même, il avait beau être parvenu à d’excellents résultats en ce qui concernait la conception d’HSBC et le redressement de la Santagricole, ces aventures avaient elles étés jonchées de leurs lots de déceptions et d’insatisfactions qui le minaient régulièrement.
Il savait pertinemment que, s’il avait voulu gagner énormément d’argent beaucoup plus facilement, il aurait pu verser dans d’autres types d’entreprises qui l’intéressaient moins, même si elles s’avéraient infiniment plus rentables.
Et c’était précisément ce que, aujourd’hui, il souhaitait développer.
-Devenir chasseur de primes, miss. Sur l’équateur.
-…
-Mwarharh. J’adore ta tête.
-Tu te rends compte que c’est tellement… mauvais sur… tellement de points que… même moi je dois te dire que… attends, depuis quand JEEEE suis censée être raisonnable, parmi nous deux ?
-Qu’eeeeest-ce que vous avez tous. Bien sûr que si, ça peut le faire. J’ai déjà été capitaine dans la milice, tu te souviens ? Le gars qui faisait semblant de te courir après pour éviter que quelqu’un d’autre y arrive vraiment, c’était moi, hein. Et je dirigeais des gars pour qu’ils combattent des pirates à tour de bras, non mais.
-Sauf que tu ne combattais pas toi personnellement, et que maintenant, tu n’as plus de soldats marins à ta disposition.
-J’ai des marins, et je peux très bien apprendre à me battre plus que correctement.
Mais pour ça, il aurait tout d’abord besoin de faire quelques menues acquisitions. Pour l’instant, il avait les moyens humains et financiers permettant de mener son projet à bien. Par humain, on entendait des marins ; ils avaient l’habitude de la mer, mais pas des combats, ce qui poserait sûrement problème s’il ne les habituait pas à ceci. Lui-même avait ce défaut.
Au-delà de ça, il ne lui manquait plus qu’un navire, une licence de chasseur, et quelques atouts à rajouter dans sa manche. Il avait le capitaine, il avait la sorcière, il ne lui manquait plus que…
La pirate. Sa pirate, plutôt.
-Beeeeeeuuuh, te moque pas de moi, hein. Personne a jamais réussi à m’attraper que tu sois là ou pas. Et puis d’abord, j’ai même pas d’prime. Même si j’étais sur l’annexe personne me ferait chier. Ca les intéresse pas.
-Pas une raison.
-Que si. Ce qui motive tout le monde, c’est les primes. Un peu comme toi, de ce que je peux voir. Ou les fruits ou les meitous à chopper, mais j’fais que dans le berry et le gros coffre juteux et puis…
-Bref. Ca te dirait de venir ?
Roderik s’interrompit. Dévisagea longuement Sigurd. Grimaça étrangement, retranscrivant parfaitement ce que ses neurones parvenaient laborieusement à compiler. Puis elle gagna du temps en se repenchant sur son homard violet rôti, servi avec coulis de pamplemousse. Au lieu d’en reprendre une bouchée, elle se contentant de couiner longuement en fronçant les sourcils, comme si elle s’étranglait dans ses pensées. Ce qui amusa beaucoup l’autre. Au bout d’un moment, pourtant, elle changea de cap pour éviter de répondre.
-Depuis que temps que j’te harcèle pour que tu viennes jouer aux pirates avec moi…
-Eh, on s’est fait un super trajet en duo sur la flaque.
-… j’attends d’ailleurs que tu REPONDES à ce sujet…
-… pas pressé.
-… et toi tu te pointes comme ça la bouche en fleur pour m’annoncer que tu dégages ?
-Et que j’adorerais t’avoir dans mes bagages.
-Eh bah putain… chais pas ce que je peux te dire.
-« Oui, Sigurd, avec plaisir, je suis sûre que ça sera incroyablement superbe, et puis en plus c’est beaucoup mieux que de vivre dans l’illégalité en jouant aux pirates lunatiques qui vendent leurs services aux plus offrants tout en faisant tout ce qu’il faut pour rester en dehors des radars de tous ceux qu’il faut pas ».
-…
-Rhooo. J’aurais essayé, hein.
Il n’arrivait même plus à ne pas sourire. Il était d’excellente humeur, c’est tout. Tout ce qu’il avait autour de lui était superbe, et il pouvait le partager avec qui il voulait. Mais même ainsi, il était convaincu que ce n’était que le début. Il comptait partir à l’aventure sur l’équateur, et était sûr qu’il y ferait de l’argent facile. Bien plus facile que ce qu’il avait dû supporter pour en arriver à sa situation. Bien plus d’argent, et bien plus vite, aussi.
-Moi chuis sûr que ça va être génial. Mais maintenant… honnêtement, je sais même pas si vous allez accepter. J’galère à mort pour qu’Haylor me valide l’idée. Elle a dit oui pour le chasseur de primes, m’alors pour l’équateur…
En disant cela, Sigurd sortit distraitement une petite carte de sous la poche intérieure de sa redingote. Sa carte de chasseur de primes. La photo qu’il avait prise pour l’occasion le montrait avec un sourire éclatant, heureux et fanfaron.
-Mais toi aussi, j’adorerais t’avoir sous le coude. Franchement, quitte à faire un voyage de folie genre tour du monde, autant avoir tous ceux qu’on adore avec soi, nan ?
-T’es crô mignon.
-T’as vu ?
-Eh. Ben à vrai dire… euh… ça m’a l’air franchement… euh… ça peut être super, c’est sûr. Mais je dois avouer que… que ça fait peur. Et que c’est soudain. Et que c’est pas normal que ça soit toi et pas moi qui ait sorti un truc pareil.
-J’m’amuse à faire beaucoup de trucs de pas normal, en ce moment.
-Ca j’ai remarqué, monsieur j’t’invite-au-dîner-sept-services.
-Parait que leurs desserts sont magiques. Mais je crois que je vais caler.
-Beuh, on n’est qu’au quatrième service, courage !
-Bref. Pas besoin de paniquer, j’vais pas partir du jour au lendemain. Ca demandera un peu de prep’. Prends tout ton temps pour réfléchir, mais si chuis très fixé ça sera pas en un éclair que ça va s’faire. Puis j’ai des trucs à boucler proprement avant, et… et justement, en parlant de ça…j’voudrais un log. Parce que quand même, hein. Tu pourrais me ferais ça ?
Sigurd avait longuement été marin, et elle aussi. C’est avec elle qu’il avait fait ses premières voiles, ses premières cordes. Même s’ils se connaissaient depuis beaucoup plus longtemps que ça. Mais là où Sigurd était passé à d’autres activités complémentaires, elle était restée sur ce champ d’expertise, en plus du mercenariat. C’est tout naturellement qu’elle avait appris à fabriquer elle-même des log pose. Elle n’en avait jamais eu l’usage, mais côtoyait largement assez de pirates pour toujours trouver un client à qui écouler ses petits gadgets. C’est donc naturellement à elle que Sigurd voulait en demander un.
-Si j’te ferais ça ? J’dois bien en avoir dix qui se font la gueule sur mon petit atelier. Je peux t’en filer un sans souci… ptêtre même deux… ou trois, tiens. C’t’assez dangereux d’en avoir qu’un. Et puis franchement… oh attends nan… PUTAIN, SIGURD !
-Mmmh ?
-DERRIERE… REGARDE…
Le jeune homme s’exécuta. Ce qu’il y avait derrière eux, c’était…
-Ah, ouais. Ils proposaient des visites de la ville et de ses environs, et comme on a surtout fait la ville de Lavallière et un peu de la forêt, des collines alentours, j’me suis dis que…
La salle dans laquelle ils se trouvaient était de très grande taille, assez pour faire office de salle dansante et accueillir une bonne quarantaine de convives. Son plafond était composé de trois grandes fresques entrelacées avec soin par les architectes de Bourgeoys, ses murs étaient parés de dorures peintes sur une pierre sur laquelle on aurait voulu dormir tellement elle semblait pure.
Et puis, il y avait l’énorme baie vitrée qui donnait sur l’une des grandes places de la ville. Une baie faite dans un verre spécial, qui permettait de voir à l’extérieur tout en conservant la chaleur de la salle. Quand on avait les moyens et qu’on souhaitait investir dans son confort, on travaillait beaucoup dans les systèmes d’isolation inhabituels. Et c‘était le cas dans cette ville.
Ce qui avait fait réagir Nerassa, pourtant, était le grand ballon dirigeable, de type zeppelin, qui venait de se poser dans la cour avant du palace.
-J’ai réservé une table pour deux personnes, glissa Sigurd en ricanant. Cinquième, sixième, septième services, c’est dedans que ça se passe.
-…
-…
-…
-Je suis sérieux, hein.
-Je n’en doutais même pas. C’est juste que… wouuuuuuuh. La vache. Ca promet d’être fabuleux. Tu es devenu génial !
-J’étais déjà génial, hein.
-Génial et riche. Putain même moi je vais avoir des remords à… wouuuuuuuh.
-Tous les remords que tu veux, mais juste, pas aujourd’hui. Honnêtement, j’aurais aucun intérêt à faire ça seul, hein.
-Ca m’va comme argument ! Beau dirigeable, nous voilà !
-Quarante minutes j’ai dis.
-Rhoooo. Bon bah j’vais profiter des lustres encore un peu.