-Alors… comment s’appelle l’heureux élu ?
-Edelmut Crazyleg, annonça joyeusement Dogaku. Quitte à commencer par quelqu’un, ça serait dommage de ne pas commencer par lui.
-Qui est-ce ?
-Le gars qui parade devant mon appart’ quatre à cinq fois par mois, aux alentours de vingt-deux heures jusqu’à cinq heures du matin, et qui emmerde tout le monde avec son putain de bordel incessant. Il est plein comme une huître, il chante et beugle et s’arrête pas.
-Et vous voulez chasser… ça ?
-Naaaan, c’est surtout une vengeance mesquine, voyons. J’ai du pouvoir, donc j’en abuse, sourit pleinement Dogaku en agitant sa nouvelle petite carte de chasseur de primes.
Il ne donnait pas du tout l’image d’un mercenaire prêt à combattre du malfaiteur pour mettre un terme à ses exactions et l’amener derrière les verrous. Pas comme ça, à fanfaronner avec sa nouvelle carte affublée de son portrait rayonnant de joie, toutes dents dehors. Et pas comme ça, à se tenir à l’affut, à genoux sur un banc, caché derrière une haie qui donnait sur la rue. Comme d’habitude, nous étions dans la cité de Norland, le lieu de vie de nos deux nouveaux chasseurs depuis plus de dix mois maintenant. Et Sigurd guettait avec impatience l’arrivée du soulard qui revenait, inlassablement, tous les mercredi soirs chaque semaine. C’était bien simple : c’était ce jour que la taverne du Jelly Rocker donnait ses concerts les plus spectaculaires. Edelmut Crazyleg, en bon pirate mélomane, s’était donc tout naturellement aligné sur cet évènement. Il revendait le fruit de ses rapines dans la journée du mercredi, de manière à pouvoir dépenser tous ses berries durement et bien mal acquis au meilleur moment possible.
Sigurd connaissait très bien le personnage, s’étant renseigné à son sujet en raison des troubles suscités. Alors, naturellement, il avait conçu…
… ce plan volontairement idiot.
-Vous êtes vraiment sûr qu’il va passer ?
-Tellement que c’est inscrit dans mon rythme biologique, depuis le temps. Edelmut Crazyleg. Devant le square des Cachalions. Tous les mercredis soirs. A deux heures du matin TAPPANTES.
-Parlez moins fort, vous aller réveiller quelqu’un…
Il avait beau être devenu chasseur de prime, on n’avait pas du tout l’impression que Sigurd avait changé. De quelque manière que ce soit. Toujours aussi jovial et bon enfant, toujours vêtu de la même manière… ou presque. Il avait accordé sa tenue avec son nouveau train de vie, et était maintenant vêtu de somptueuses redingotes, au design tantôt flamboyant, tantôt simple et discret, mais toujours de la plus haute qualité. Mais cela relevait de son nouveau train de vie, pas de son statut aux yeux de la loi. Au-delà de ça, aucun changement… ou presque.
Il y avait bien une chose qui était différente.
-Sigurd ! Qu’est-ce que c’est que ça !?
-Bah eh. Chasseur de prime, faut bien une arme. Du coup j’ai fait mes courses avant de…
-Vous savez vous en servir ?
-Bien sûr que oui ! J’étais capitaine de vaisseau dans la milice, bon sang.
A sa ceinture, on pouvait voir un long fourreau de cuir minutieusement ornementé de coutures diverses, qui servait bien évidemment de contenant pour une arme. Une épée longue. Une épée bâtarde, dite à une main et demie, pour qui s’y connaissait. L’arme s’accordait très bien au reste de sa tenue : puisqu’il avait les moyens, Sigurd avait veillé à tout. Mais cela restait avant tout une arme, et d’excellente facture.
-Je crois que… mh. Sigurd. Vous commencez vraiment à m’inquiéter. C’est dangereux, vous savez ?
-Dixit la fille qui lance des boules de feu à tort et à travers.
-Mais moi je sais ce que je fais.
-Normal, j’vous ai forcé à suivre une formation de pompier volontaire et je vous ai accompagnée pour savoir moi aussi quoi faire quand vous foutez l’bordel. C’était marrant, d’ailleurs. J’ai vraiment des idées débiles quand je m’y mets, en fait.
-Je pense que devenir chasseur de primes en est une autre.
-Ah non, ça c’est une excellente idée. Autant que de devenir chevalier de Nowel et de monter HSBC. Ca avait l’air idiot, et maintenant regardez nous !
-Cachés dans un parc à deux heures du matin à attendre le passage d’un poivrot ?, se moqua l’autre.
-Naaaaaaaan, pas ça. Riches et reconnus ! Et bien portants. Et heureux. Et… chais pas si c’est la fatigue ou la pleine lune ou la situation de traque qui me rend aussi effusif, mais waow.
-Vous êtes comme ça depuis que vous avez décidé de devenir chasseur, Sigurd.
-Mais c’est bon signe, y’a pas à s’inquiéter !
-Non, vous en faîtes beaucoup trop. Vous êtes tellement… joyeux que…
-Vous allez pas me reprocher d’être content quand même ?
-On dirait un enfant avec un nouveau jouet… et descendez de ce banc, vous allez vous faire mal.
En effet, Sigurd venait de mettre un pied sur le dossier du reposoir, et tendait maintenant les deux bras en l’air dans un élan théâtral. Et loin de se soucier de sa discrétion, il dégaina son arme et la brandit haut vers le ciel, tout sourire.
-Un gosse pour qui on a décidé que Nowel durerait trois semaines de plus !, corrigea Dogaku. Z’allez voir, laissez moi un peu de temps et une fois que j’aurais le niveau, à nous deux on va faire tomber les primes comme s’il en pleuvait. On va commencer par purger Norland, et ensuite…
-Oh que non. Ne comptez pas sur moi pour ça.
-Je vais être très triste si vous flinguez ma bonne humeur à ne pas vouloir me suivre dans mon trip.
-Sigurd, arrêtez cette idiotie et allez vous coucher cher vous.
-Nan, j’ai pas envie.
-Il est deux heures quinze et votre pirate n’est toujours pas passé.
-Il VA passer, j’vous dis.
-Vous m’inquiétez vraiment.
-Y’a pad’raison.
-S’il n’y avait pas de raison, je ne serais pas là dehors à vous parler à une heure pareille.
-Vous vous prenez la tête pour rien, franchement.
-Non. Je devrais être en train de DORMIR CHEZ MOI, et vous, surtout, vous devriez être en train de DORMIR CHEZ VOUS. Et au lieu de ça je reste dehors avec vous pour ne pas me faire un sang d’encre à l’idée que vous vous fassiez tuer par un soûlard minable qui…
Haylor s’interrompit. Ses neurones fatigués restèrent comme bloqués sur ces paroles, qui contenaient, non pas la cause de ses problèmes, mais leur objet direct. Et qui constituaient donc la solution à cette situation idiote. Sigurd voulait capturer Crazyleg. Qu’à cela ne tienne. Il suffisait de retirer Crazyleg de la circulation et le problème serait réglé. Voilà la solution.
-Oh et puis zut. La taverne du Jelly Rocker, vous dîtes ? C’est bien de là qu’il doit venir ?
-C’est bien ça, yep.
-D’accord. Alors allons-y.
-Uh ? Pourquoi ça ? Vous voulez faire quoi ?
-Je vais me charger de lui maintenant pour qu’on n’en parle plus. Voilà ce que je vais faire.
-Eeeeeeeeh, nan nan nan ! Ca c’est pad’jeu ! Et moi dans tout ça, alors ?
-Vous me regardez faire et une fois que je l’aurais enchaîné, camisolé, MOMIFIE comme il faut pour le livrer à la milice, vous iriez vous coucher et ça sera très bien.
-Ah non ! Je veux capturer le pirate tout seul, non mais !
-Et arrêtez de pleurnicher comme un enfant.
-Je suis pas un enfant !
-Sigurd…
-Ouais, bon… mais franchement c’est abusé. Je peux pas faire mon boulot de chasseur de primes comme ça me chante ?
-Pas à deux heures du matin.
-MAIS VOUS ETES MA MERE OU QUOI ? JE FAIS CE QUE JE VEUX A L’HEURE QUE JE VEUX BON SANG.
-BIEN SUR QUE JE SUIS VOTRE MERE ! JE PASSE MON TEMPS A VOUS MATERNER POUR M’OCCUPER DE TOUT CE QUE VOUS NE VOULEZ PAS FAIRE, ET A VOUS REDESCENDRE LES PIEDS SUR TERRE QUAND VOUS PARTEZ FAIRE ABSOLUMENT N’IMPORTE QUOI. ET LA JE LE FAIS UNE FOIS DE PLUS !
-RHOOOO LE MEENSOONGE ! C’EST VOUS LA FOLLE DE SERVICE QUI ARRETEZ PAS DE VOULOIR FAIRE DES TRUCS TOTALEMENT PETES, DEBILES AU POINT DE S’EN ROULER PAR TERRE, ET MOI QUI VOUS ACCOMPAGNE TOUJOURS DANS VOS TRIPS POUR M’ASSURER QUE TOUT SE PASSE BIEN ! ET EST-CE QU’ON ME REMERCIE POUR CA ? DES MARQUES DE GRATITUDE, PEUT ETRE ? NAAAAAAAN.
-RESTER DEHORS A DEUX HEURES, DEEEEUUUUUUX HEEEEUUUUURES, DEUX HEURES DU MATIN POUR MONTER LA GARDE PENDANT QUE VOUS FAITES VOTRE PROMENADE NOCTURNE, CA N’EST PAS UNE FORME DE GRATITUDE, SUREMENT ? VOUS CROYEZ QUE JE FAIS CA POUR N’IMPORTE QUI ?
-NAN, C’EST JUSTE LA BASE ! MOI J’AI DEJA TRAVERSE UN ENTREPOT ENFLAMME QUAND VOUS Y FOUTIEZ LE FEU EN VOUS FOUTANT SUR LA GUEULE CONTRE DES TARES TOTALEMENT DANGEREUX ! DEUX FOIS ! ET J’AI TRAVERSE UNE ILE ENTIERE INFESTEE DE PIRATES EN MODE GENOCIDE POUR VOUS RETROUVER AU LIEU DE ME TERRER DANS MON COIN EN ATTENDANT LA MARINE ! ET C’EST JUSTE CE QUI ME VIENT A L’ESPRIT PARCE QUE J’AI LA DELICATESSE D’OUBLIER PLEIN DE TRUCS QUE J’AI PU FAIRE EN PLUS !
-ET JE SERAIS CAPABLE D’EN FAIRE TOUT AUTANT VOIRE MEME BEAUCOUP PLUS POUR VOUS SI LA SITUATION SE PRESENTAIT, MAIS CA N’EST PAS UNE RAISON POUR VOUS METTRE EN DANGER STUPIDEMENT JUSTE EN SACHANT QUE JE SUIS LA POUR VENIR A VOTRE SECOURS SI…
-BIEN SUR QUE SI JUSTEMENT, PUISQUE VOUS AVEZ LES MOYENS DE RECADRER LE TRUC SI CA SE PASSE MAL ! C’EST JUSTEMENT CE QUE MOI J’AI PAS ARRETE DE FAIRE ALORS QUE JE N’EN AVAIS –MAIS ALORS PAS DU TOUT- LES MOYENS COMME VOUS MAITNENANT, ET CA M’A PAS EMPECHE D’Y ALLER OU DE VOUS LAISSER FAIRE!
-OH MAIS CA Y EST, ALLEZ-Y, DITES LE QUE JE SUIS UNE FOLLE IRRESPONSABLE COMPLETEMENT MALADE, INSENSEE, QUI N’A AUCUNE CONSCIENCE DE…
N’importe quel observateur aurait pu voir que Sigurd était toujours debout sur son banc, même s’il avait rangé son arme. Il aurait aussi pu voir que l’autre l’avait maintenant rejointe sur ce même banc, et s’était fichée droit devant lui pour lui répondre dans les mêmes termes.
Car oui, il y avait bien un certain nombre de personnes qui écumaient encore les rues à cette heure là. Le port de Norland, comme toute métropole digne de ce nom, comportait bien son nombre d’établissements et d’activités dédiées à la vie et aux festivités nocturnes. Et même s’ils n’étaient pas dans le cœur animé de la cité, on trouvait bien du passage dans ce beau quartier.
Et c’est précisément un de ces passants qui…
-C’EST PAS BIENTOT FINI CE BORDEL ? ON AIMERAIT PASSER UNE SOIREE AU CALME, BON SANG !
Haylor et Dogaku firent volte face en direction de la voix qui venait de s’élever. Ils ne savaient pas encore s’ils avaient envie de s’excuser pour la gêne ou de s’énerver encore plus contre quiconque les interrompait en pleine dispute, mais tous deux se retinrent de dire quoi que ce soit lorsqu’ils aperçurent l’homme qui venait de les alpaguer.
L’homme qui se tenait face à eux…
N’était pas Edelmut Crazyleg, non. Ca aurait été trop facile.
Il s’agissait de Calico Shark, un autre malfaiteur notoire dont les penchants ne le portaient pas vers la musique, mais vers les femmes. Et cet homme était accompagné d’une fabuleuse naïade fort élégamment - et diablement – vêtue. Classe et sensuelle, et aucunement vulgaire. Une accompagnatrice de charme et de qualité, sans aucun doute. Dont la présence coûtait suffisamment cher à Calico Shark pour qu’il ne souhaite pas perdre de temps avec des idioties pareilles.
-Eeeeeeh ! Un mec primé à sept millions !, s’exclama Sigurd.
-Noooooooon, se lamenta Haylor en reconnaissant également le personnage.
-Si ! Même qu’on le croise souvent au restau’, lui !
-Eh ?, s’étonna Calico.
-Ouais ! Vous vous souvenez, au Palace Montblanc, pour l’inauguration de la statue de Norland ?
-Vous y étiez ?
-Les deux personnes qui ont été félicitées publiquement pour leur don pour la réparation du port ?
-Merde. Ooooui. Je vous vois. Mais alors… qu’est-ce que vous fichez ici, vous deux ?
-On chasse les pirates !, annonça joyeusement Sigurd. On est devenus chasseurs de primes. Et vous êtes un terrible pirate, rajouta-t-il en commençant à fouiner dans sa sacoche, agrippant plusieurs affiches de recherche qu’il tria rapidement en en coinçant la moitié sous son menton. ‘Ttendez je vais trouver… Calico Shark ! Pillage, meurtres et blablabla. Haylor, on en a un !
Haylor hésita un moment. Elle ne savait pas si elle avait envie de hurler à Sigurd d’arrêter cette folie et de rentrer chez lui, ou si elle allait le ligoter de force pour le traîner jusqu’à son lit et l’y momifier pour s’assurer qu’il n’en sortirait pas. Ensuite elle irait se coucher, et au réveil… aviserait sûrement quelque chose de charmant pour se faire pardonner. Son compagnon détestait se faire ficeler, et était toujours de terrible humeur lorsqu’elle s’en remettait à ça.
-Bon, abandonna-t-elle. Faîtes vite et je dirais oui.
-Wouhou !
-Uh ?
Calico Shark jeta un regard à sa propre partenaire, qui semblait prête à intervenir pour faire usage de diplomatie, avant de regarder une nouvelle fois les deux civils. D’un coté, il n’avait pas de temps à perdre : il avait payé son bon temps et chaque minute passée avec son accompagnatrice lui revenait bien assez cher pour qu’il n’ait pas envie de rencontre improbable. De l’autre, il connaissait très bien les deux chevaliers de Nowel par leur réputation. La femme était une sorcière, et sacrément dangereuse en plus de ça. Il n’avait pas la moindre envie d’engager quoi que ce soit face à elle. Mais Dogaku était faible, inoffensif, et bien connu comme tel. C’était un combat qu’il pourrait remporter facilement. Très, très facilement. Et même encore plus vite que ça.
Et le fait de battre Sigurd Dogaku apporterait sûrement à son prestige, au moins aux yeux de sa compagne occasionnelle, ce qui ne serait pas de refus. C’était toujours très agréable, de se faire mousser, songea-t-il. Et il sourit à son propre jeu de mots.
-Bon, puisque c’est comme ça, je n’ai pas de temps à perdre, grogna Calico en faisant mine d’être de bonne foi. Allez-y, duel un contre un, on plie et on en parle plus, j’ai pas que ça à faire. Cheryl, si tu veux bien patienter deux minutes…
-Tu es sûr ? Je peux les raisonner, sinon.
-Pas besoin, non. Ca ira plus vite si je le retourne en cinq secondes, et que je le fais vingt fois d’affilé pour bien qu’il comprenne qu’il ne pourra rien faire.
-Et elle ?
-J’la vois pas faire grand-chose si je suis à portée pour abîmer son copain.
-Mmmh. Fais attention.
-Evidemment, sourit Calico avec gaillardise en s’approchant des deux autres.
Ce faisant, l’homme dégaina son sabre : une arme de très bonne facture, arrachée aux mains de Jackie Black Teeth, un jeune corsaire qui avait réussit quelques gros coups très rentables, et qui avait commis l’erreur d’investir dans un navire et un équipement haut de gamme au lieu de monter sa propre affaire maintenant qu’il était riche. Une erreur, parce qu’il avait par la suite croisé le fer avec Calico Shark, et qu’il y avait presque tout perdu.
Dont son arme, arrachée à un moignon de bras lui-même férocement mutilé. Mais il s’agissait d’un tout autre contexte. Calico n’avait pas l’intention de blesser Dogaku ; il ne tenait pas spécialement à énerver sa sorcière. Il lui suffirait de…
-SIGURD, QU’EST-CE QUE VOUS FAITES ?
Calico Shark passa une main sur son visage. Et voilà que l’autre se remettait à hurler.
-Quoi, vous recommencez déjà ? Mais j’ai encore rien f…
-Lâchez moi cette arme, vous allez vous blesser !
Ils y étaient. Dogaku venait lui aussi de dégainer son arme. Une épée longue à double tranchant, rappelons le. Mais contrairement à Calico, le chevalier de Nowel n’avait pas pris en main la poignée de son arme pour tendre la lame vers son adversaire. Il avait fait exactement le contraire, en fait.
Ses deux mains avaient respectivement saisi la pointe et le tranchant de la lame, et c’était la poignée qu’il brandissait en direction de Calico Shark. D’où la réaction d’Evangeline, déjà très inquiète, et qui n’appréciait pas du tout que Sigurd commence déjà à faire n’importe quoi.
-Ah mais je sais ce que je fais, hein. Ca a peut-être l’air idiot comme ça, mais c’est une technique d’escrime reconnue et répertoriée en tant que telle dans les manuels martiaux, hein. Ca s’appelle Mordschlag, et même que ça se traduit par « Murder Strike », et que ça pète. Croyez pas que je vais me couper les doigts, ça marche pas comme ça. Je connais bien mon sujet, j’ai fait un exposé là-dessus et j’m’étais entraîné à ça à l’académie. L’idée c’est de se servir d’une épée comme d’une massue ou d’un marteau, en frappant avec le pommeau ou les quillons. Ca permet de massacrer un adversaire en armure quand les coups de lame ne marchent pas.
-ET VOUS TROUVEZ QUE L’AUTRE PIRATE PORTE UNE ARMURE ?
-Ben vu que je gère beaucoup mieux comme ça qu’en tenant une épée à l’endroit… ouais, j’m’étais beaucoup entraîné avec à ce point… et arrêtez de crier, s’il vous plait.
-JE CRIE AUTANT QUE JE VEUX, VOUS ALLER VOUS FAIRE TUER STUPIDEMENT ET JE N’AI VRAIMENT PAS BESOIN DE CA.
-Si ça peut vous rassurer, intervint Calico… je ne lui ferais pas le moindre mal. Je vais simplement le désarmer, le renverser, lui mettre quelques pains si l’occasion se présence, mais pas le trancher. Ni vraiment le blesser.
-Mmmh ? Vraiment ?
-En échange de quoi j’aimerais que cette affaire reste entre lui et moi. Sans vous. Vous n’intervenez pas. Et dans ce cas oui, tout à fait.
Haylor le dévisagea longuement, sans comprendre. Pourquoi demandait-il donc ça ?
Se sentant interrogé du regard, Calico Shark cru bon d’expliquer :
-Je n’ai pas la moindre envie de me battre contre vous. Vous me faîtes… plutôt peur, à vrai dire. Evangeline Haylor, la sorcière de Norland… je préférerais éviter.
-Oh !, se réjouit Evangeline, flattée comme à chaque fois qu’on lui reconnaissait son statut de terreur locale. Evidemment. Je comprends mieux. Faîtes donc, aucun souci. Mais faîtes attention à lui, surtout.
-Je vais en prendre soin.
-Euh… y’a vraiment personne pour me prendre au sérieux, ici ?
-A part vous-même, non.
-Tsssss. Ben puisque c’est comme ça…
Arme en main, Sigurd s’approcha de Calico, jusqu’à portée d’arme. Son épée était plus longue que l’autre sabre, mais sa façon de la prendre en réduisait l’allonge, de sorte que Shark avait l’avantage. Qu’à cela ne tienne : lui avait les quillons de son arme pour faire office de fourche et de crochet, et essayer de coincer l’arme de l’autre.
En théorie, du moins.
Mais Sigurd ne voyait pas comment initier son action. Calico se tenait droit face à lui, et il lui faudrait approcher… et devenir vulnérable… et il ne savait pas du tout comment faire.
Voyant l’autre hésiter, le pirate prit donc l’initiative. Un coup de tranche, direct, qui visait clairement Dogaku, et non pas son épée inversée. Le civil intercepta l’attaque avec son arme, mais perdit l’équilibre sur ce seul choc. Ce qui lui valut de se faire retourner, les quatre fers en l’air, par le pirate qui savait très bien ce qu’il faisait.
L’homme se permit même de poser la semelle de sa botte sur le torse de Sigurd, marquant là sa domination sur le pauvre novice. Il se permit un pouffement, qui redoubla en entendant les gémissements de l’autre, mais prit soin de ne pas rester là trop longtemps. Calico Shark sentait bien qu’il était très surveillé par Evangeline, au point qu’il pouvait presque sentir le regard de la sorcière braqué sur ses épaules. Et à la manière dont elle pliait et dépliait nerveusement les doigts, on voyait bien qu’elle était prête à le réduire en cendres au premier faux pas.
-Allez, je vous aide, fit le pirate en lui tendant la main. Mais vous venez de mourir. Deuxième round ?
-Hurmf, répliqua Sigurd en se relevant seul.
-Allez, ne faîtes donc pas cette tête, ricana l’autre. C’est moi qui devrais me plaindre, ce qu’on fait est complètement…
Calico n’insista pas. Lorsque le chasseur de primes reprit sa position, il se contenta de l’attaquer une nouvelle fois. Mais cette fois-ci…
-Edelmut Crazyleg, annonça joyeusement Dogaku. Quitte à commencer par quelqu’un, ça serait dommage de ne pas commencer par lui.
-Qui est-ce ?
-Le gars qui parade devant mon appart’ quatre à cinq fois par mois, aux alentours de vingt-deux heures jusqu’à cinq heures du matin, et qui emmerde tout le monde avec son putain de bordel incessant. Il est plein comme une huître, il chante et beugle et s’arrête pas.
-Et vous voulez chasser… ça ?
-Naaaan, c’est surtout une vengeance mesquine, voyons. J’ai du pouvoir, donc j’en abuse, sourit pleinement Dogaku en agitant sa nouvelle petite carte de chasseur de primes.
Il ne donnait pas du tout l’image d’un mercenaire prêt à combattre du malfaiteur pour mettre un terme à ses exactions et l’amener derrière les verrous. Pas comme ça, à fanfaronner avec sa nouvelle carte affublée de son portrait rayonnant de joie, toutes dents dehors. Et pas comme ça, à se tenir à l’affut, à genoux sur un banc, caché derrière une haie qui donnait sur la rue. Comme d’habitude, nous étions dans la cité de Norland, le lieu de vie de nos deux nouveaux chasseurs depuis plus de dix mois maintenant. Et Sigurd guettait avec impatience l’arrivée du soulard qui revenait, inlassablement, tous les mercredi soirs chaque semaine. C’était bien simple : c’était ce jour que la taverne du Jelly Rocker donnait ses concerts les plus spectaculaires. Edelmut Crazyleg, en bon pirate mélomane, s’était donc tout naturellement aligné sur cet évènement. Il revendait le fruit de ses rapines dans la journée du mercredi, de manière à pouvoir dépenser tous ses berries durement et bien mal acquis au meilleur moment possible.
Sigurd connaissait très bien le personnage, s’étant renseigné à son sujet en raison des troubles suscités. Alors, naturellement, il avait conçu…
… ce plan volontairement idiot.
-Vous êtes vraiment sûr qu’il va passer ?
-Tellement que c’est inscrit dans mon rythme biologique, depuis le temps. Edelmut Crazyleg. Devant le square des Cachalions. Tous les mercredis soirs. A deux heures du matin TAPPANTES.
-Parlez moins fort, vous aller réveiller quelqu’un…
Il avait beau être devenu chasseur de prime, on n’avait pas du tout l’impression que Sigurd avait changé. De quelque manière que ce soit. Toujours aussi jovial et bon enfant, toujours vêtu de la même manière… ou presque. Il avait accordé sa tenue avec son nouveau train de vie, et était maintenant vêtu de somptueuses redingotes, au design tantôt flamboyant, tantôt simple et discret, mais toujours de la plus haute qualité. Mais cela relevait de son nouveau train de vie, pas de son statut aux yeux de la loi. Au-delà de ça, aucun changement… ou presque.
Il y avait bien une chose qui était différente.
-Sigurd ! Qu’est-ce que c’est que ça !?
-Bah eh. Chasseur de prime, faut bien une arme. Du coup j’ai fait mes courses avant de…
-Vous savez vous en servir ?
-Bien sûr que oui ! J’étais capitaine de vaisseau dans la milice, bon sang.
A sa ceinture, on pouvait voir un long fourreau de cuir minutieusement ornementé de coutures diverses, qui servait bien évidemment de contenant pour une arme. Une épée longue. Une épée bâtarde, dite à une main et demie, pour qui s’y connaissait. L’arme s’accordait très bien au reste de sa tenue : puisqu’il avait les moyens, Sigurd avait veillé à tout. Mais cela restait avant tout une arme, et d’excellente facture.
-Je crois que… mh. Sigurd. Vous commencez vraiment à m’inquiéter. C’est dangereux, vous savez ?
-Dixit la fille qui lance des boules de feu à tort et à travers.
-Mais moi je sais ce que je fais.
-Normal, j’vous ai forcé à suivre une formation de pompier volontaire et je vous ai accompagnée pour savoir moi aussi quoi faire quand vous foutez l’bordel. C’était marrant, d’ailleurs. J’ai vraiment des idées débiles quand je m’y mets, en fait.
-Je pense que devenir chasseur de primes en est une autre.
-Ah non, ça c’est une excellente idée. Autant que de devenir chevalier de Nowel et de monter HSBC. Ca avait l’air idiot, et maintenant regardez nous !
-Cachés dans un parc à deux heures du matin à attendre le passage d’un poivrot ?, se moqua l’autre.
-Naaaaaaaan, pas ça. Riches et reconnus ! Et bien portants. Et heureux. Et… chais pas si c’est la fatigue ou la pleine lune ou la situation de traque qui me rend aussi effusif, mais waow.
-Vous êtes comme ça depuis que vous avez décidé de devenir chasseur, Sigurd.
-Mais c’est bon signe, y’a pas à s’inquiéter !
-Non, vous en faîtes beaucoup trop. Vous êtes tellement… joyeux que…
-Vous allez pas me reprocher d’être content quand même ?
-On dirait un enfant avec un nouveau jouet… et descendez de ce banc, vous allez vous faire mal.
En effet, Sigurd venait de mettre un pied sur le dossier du reposoir, et tendait maintenant les deux bras en l’air dans un élan théâtral. Et loin de se soucier de sa discrétion, il dégaina son arme et la brandit haut vers le ciel, tout sourire.
-Un gosse pour qui on a décidé que Nowel durerait trois semaines de plus !, corrigea Dogaku. Z’allez voir, laissez moi un peu de temps et une fois que j’aurais le niveau, à nous deux on va faire tomber les primes comme s’il en pleuvait. On va commencer par purger Norland, et ensuite…
-Oh que non. Ne comptez pas sur moi pour ça.
-Je vais être très triste si vous flinguez ma bonne humeur à ne pas vouloir me suivre dans mon trip.
-Sigurd, arrêtez cette idiotie et allez vous coucher cher vous.
-Nan, j’ai pas envie.
-Il est deux heures quinze et votre pirate n’est toujours pas passé.
-Il VA passer, j’vous dis.
-Vous m’inquiétez vraiment.
-Y’a pad’raison.
-S’il n’y avait pas de raison, je ne serais pas là dehors à vous parler à une heure pareille.
-Vous vous prenez la tête pour rien, franchement.
-Non. Je devrais être en train de DORMIR CHEZ MOI, et vous, surtout, vous devriez être en train de DORMIR CHEZ VOUS. Et au lieu de ça je reste dehors avec vous pour ne pas me faire un sang d’encre à l’idée que vous vous fassiez tuer par un soûlard minable qui…
Haylor s’interrompit. Ses neurones fatigués restèrent comme bloqués sur ces paroles, qui contenaient, non pas la cause de ses problèmes, mais leur objet direct. Et qui constituaient donc la solution à cette situation idiote. Sigurd voulait capturer Crazyleg. Qu’à cela ne tienne. Il suffisait de retirer Crazyleg de la circulation et le problème serait réglé. Voilà la solution.
-Oh et puis zut. La taverne du Jelly Rocker, vous dîtes ? C’est bien de là qu’il doit venir ?
-C’est bien ça, yep.
-D’accord. Alors allons-y.
-Uh ? Pourquoi ça ? Vous voulez faire quoi ?
-Je vais me charger de lui maintenant pour qu’on n’en parle plus. Voilà ce que je vais faire.
-Eeeeeeeeh, nan nan nan ! Ca c’est pad’jeu ! Et moi dans tout ça, alors ?
-Vous me regardez faire et une fois que je l’aurais enchaîné, camisolé, MOMIFIE comme il faut pour le livrer à la milice, vous iriez vous coucher et ça sera très bien.
-Ah non ! Je veux capturer le pirate tout seul, non mais !
-Et arrêtez de pleurnicher comme un enfant.
-Je suis pas un enfant !
-Sigurd…
-Ouais, bon… mais franchement c’est abusé. Je peux pas faire mon boulot de chasseur de primes comme ça me chante ?
-Pas à deux heures du matin.
-MAIS VOUS ETES MA MERE OU QUOI ? JE FAIS CE QUE JE VEUX A L’HEURE QUE JE VEUX BON SANG.
-BIEN SUR QUE JE SUIS VOTRE MERE ! JE PASSE MON TEMPS A VOUS MATERNER POUR M’OCCUPER DE TOUT CE QUE VOUS NE VOULEZ PAS FAIRE, ET A VOUS REDESCENDRE LES PIEDS SUR TERRE QUAND VOUS PARTEZ FAIRE ABSOLUMENT N’IMPORTE QUOI. ET LA JE LE FAIS UNE FOIS DE PLUS !
-RHOOOO LE MEENSOONGE ! C’EST VOUS LA FOLLE DE SERVICE QUI ARRETEZ PAS DE VOULOIR FAIRE DES TRUCS TOTALEMENT PETES, DEBILES AU POINT DE S’EN ROULER PAR TERRE, ET MOI QUI VOUS ACCOMPAGNE TOUJOURS DANS VOS TRIPS POUR M’ASSURER QUE TOUT SE PASSE BIEN ! ET EST-CE QU’ON ME REMERCIE POUR CA ? DES MARQUES DE GRATITUDE, PEUT ETRE ? NAAAAAAAN.
-RESTER DEHORS A DEUX HEURES, DEEEEUUUUUUX HEEEEUUUUURES, DEUX HEURES DU MATIN POUR MONTER LA GARDE PENDANT QUE VOUS FAITES VOTRE PROMENADE NOCTURNE, CA N’EST PAS UNE FORME DE GRATITUDE, SUREMENT ? VOUS CROYEZ QUE JE FAIS CA POUR N’IMPORTE QUI ?
-NAN, C’EST JUSTE LA BASE ! MOI J’AI DEJA TRAVERSE UN ENTREPOT ENFLAMME QUAND VOUS Y FOUTIEZ LE FEU EN VOUS FOUTANT SUR LA GUEULE CONTRE DES TARES TOTALEMENT DANGEREUX ! DEUX FOIS ! ET J’AI TRAVERSE UNE ILE ENTIERE INFESTEE DE PIRATES EN MODE GENOCIDE POUR VOUS RETROUVER AU LIEU DE ME TERRER DANS MON COIN EN ATTENDANT LA MARINE ! ET C’EST JUSTE CE QUI ME VIENT A L’ESPRIT PARCE QUE J’AI LA DELICATESSE D’OUBLIER PLEIN DE TRUCS QUE J’AI PU FAIRE EN PLUS !
-ET JE SERAIS CAPABLE D’EN FAIRE TOUT AUTANT VOIRE MEME BEAUCOUP PLUS POUR VOUS SI LA SITUATION SE PRESENTAIT, MAIS CA N’EST PAS UNE RAISON POUR VOUS METTRE EN DANGER STUPIDEMENT JUSTE EN SACHANT QUE JE SUIS LA POUR VENIR A VOTRE SECOURS SI…
-BIEN SUR QUE SI JUSTEMENT, PUISQUE VOUS AVEZ LES MOYENS DE RECADRER LE TRUC SI CA SE PASSE MAL ! C’EST JUSTEMENT CE QUE MOI J’AI PAS ARRETE DE FAIRE ALORS QUE JE N’EN AVAIS –MAIS ALORS PAS DU TOUT- LES MOYENS COMME VOUS MAITNENANT, ET CA M’A PAS EMPECHE D’Y ALLER OU DE VOUS LAISSER FAIRE!
-OH MAIS CA Y EST, ALLEZ-Y, DITES LE QUE JE SUIS UNE FOLLE IRRESPONSABLE COMPLETEMENT MALADE, INSENSEE, QUI N’A AUCUNE CONSCIENCE DE…
N’importe quel observateur aurait pu voir que Sigurd était toujours debout sur son banc, même s’il avait rangé son arme. Il aurait aussi pu voir que l’autre l’avait maintenant rejointe sur ce même banc, et s’était fichée droit devant lui pour lui répondre dans les mêmes termes.
Car oui, il y avait bien un certain nombre de personnes qui écumaient encore les rues à cette heure là. Le port de Norland, comme toute métropole digne de ce nom, comportait bien son nombre d’établissements et d’activités dédiées à la vie et aux festivités nocturnes. Et même s’ils n’étaient pas dans le cœur animé de la cité, on trouvait bien du passage dans ce beau quartier.
Et c’est précisément un de ces passants qui…
-C’EST PAS BIENTOT FINI CE BORDEL ? ON AIMERAIT PASSER UNE SOIREE AU CALME, BON SANG !
Haylor et Dogaku firent volte face en direction de la voix qui venait de s’élever. Ils ne savaient pas encore s’ils avaient envie de s’excuser pour la gêne ou de s’énerver encore plus contre quiconque les interrompait en pleine dispute, mais tous deux se retinrent de dire quoi que ce soit lorsqu’ils aperçurent l’homme qui venait de les alpaguer.
L’homme qui se tenait face à eux…
N’était pas Edelmut Crazyleg, non. Ca aurait été trop facile.
Il s’agissait de Calico Shark, un autre malfaiteur notoire dont les penchants ne le portaient pas vers la musique, mais vers les femmes. Et cet homme était accompagné d’une fabuleuse naïade fort élégamment - et diablement – vêtue. Classe et sensuelle, et aucunement vulgaire. Une accompagnatrice de charme et de qualité, sans aucun doute. Dont la présence coûtait suffisamment cher à Calico Shark pour qu’il ne souhaite pas perdre de temps avec des idioties pareilles.
-Eeeeeeh ! Un mec primé à sept millions !, s’exclama Sigurd.
-Noooooooon, se lamenta Haylor en reconnaissant également le personnage.
-Si ! Même qu’on le croise souvent au restau’, lui !
-Eh ?, s’étonna Calico.
-Ouais ! Vous vous souvenez, au Palace Montblanc, pour l’inauguration de la statue de Norland ?
-Vous y étiez ?
-Les deux personnes qui ont été félicitées publiquement pour leur don pour la réparation du port ?
-Merde. Ooooui. Je vous vois. Mais alors… qu’est-ce que vous fichez ici, vous deux ?
-On chasse les pirates !, annonça joyeusement Sigurd. On est devenus chasseurs de primes. Et vous êtes un terrible pirate, rajouta-t-il en commençant à fouiner dans sa sacoche, agrippant plusieurs affiches de recherche qu’il tria rapidement en en coinçant la moitié sous son menton. ‘Ttendez je vais trouver… Calico Shark ! Pillage, meurtres et blablabla. Haylor, on en a un !
Haylor hésita un moment. Elle ne savait pas si elle avait envie de hurler à Sigurd d’arrêter cette folie et de rentrer chez lui, ou si elle allait le ligoter de force pour le traîner jusqu’à son lit et l’y momifier pour s’assurer qu’il n’en sortirait pas. Ensuite elle irait se coucher, et au réveil… aviserait sûrement quelque chose de charmant pour se faire pardonner. Son compagnon détestait se faire ficeler, et était toujours de terrible humeur lorsqu’elle s’en remettait à ça.
-Bon, abandonna-t-elle. Faîtes vite et je dirais oui.
-Wouhou !
-Uh ?
Calico Shark jeta un regard à sa propre partenaire, qui semblait prête à intervenir pour faire usage de diplomatie, avant de regarder une nouvelle fois les deux civils. D’un coté, il n’avait pas de temps à perdre : il avait payé son bon temps et chaque minute passée avec son accompagnatrice lui revenait bien assez cher pour qu’il n’ait pas envie de rencontre improbable. De l’autre, il connaissait très bien les deux chevaliers de Nowel par leur réputation. La femme était une sorcière, et sacrément dangereuse en plus de ça. Il n’avait pas la moindre envie d’engager quoi que ce soit face à elle. Mais Dogaku était faible, inoffensif, et bien connu comme tel. C’était un combat qu’il pourrait remporter facilement. Très, très facilement. Et même encore plus vite que ça.
Et le fait de battre Sigurd Dogaku apporterait sûrement à son prestige, au moins aux yeux de sa compagne occasionnelle, ce qui ne serait pas de refus. C’était toujours très agréable, de se faire mousser, songea-t-il. Et il sourit à son propre jeu de mots.
-Bon, puisque c’est comme ça, je n’ai pas de temps à perdre, grogna Calico en faisant mine d’être de bonne foi. Allez-y, duel un contre un, on plie et on en parle plus, j’ai pas que ça à faire. Cheryl, si tu veux bien patienter deux minutes…
-Tu es sûr ? Je peux les raisonner, sinon.
-Pas besoin, non. Ca ira plus vite si je le retourne en cinq secondes, et que je le fais vingt fois d’affilé pour bien qu’il comprenne qu’il ne pourra rien faire.
-Et elle ?
-J’la vois pas faire grand-chose si je suis à portée pour abîmer son copain.
-Mmmh. Fais attention.
-Evidemment, sourit Calico avec gaillardise en s’approchant des deux autres.
Ce faisant, l’homme dégaina son sabre : une arme de très bonne facture, arrachée aux mains de Jackie Black Teeth, un jeune corsaire qui avait réussit quelques gros coups très rentables, et qui avait commis l’erreur d’investir dans un navire et un équipement haut de gamme au lieu de monter sa propre affaire maintenant qu’il était riche. Une erreur, parce qu’il avait par la suite croisé le fer avec Calico Shark, et qu’il y avait presque tout perdu.
Dont son arme, arrachée à un moignon de bras lui-même férocement mutilé. Mais il s’agissait d’un tout autre contexte. Calico n’avait pas l’intention de blesser Dogaku ; il ne tenait pas spécialement à énerver sa sorcière. Il lui suffirait de…
-SIGURD, QU’EST-CE QUE VOUS FAITES ?
Calico Shark passa une main sur son visage. Et voilà que l’autre se remettait à hurler.
-Quoi, vous recommencez déjà ? Mais j’ai encore rien f…
-Lâchez moi cette arme, vous allez vous blesser !
Ils y étaient. Dogaku venait lui aussi de dégainer son arme. Une épée longue à double tranchant, rappelons le. Mais contrairement à Calico, le chevalier de Nowel n’avait pas pris en main la poignée de son arme pour tendre la lame vers son adversaire. Il avait fait exactement le contraire, en fait.
Ses deux mains avaient respectivement saisi la pointe et le tranchant de la lame, et c’était la poignée qu’il brandissait en direction de Calico Shark. D’où la réaction d’Evangeline, déjà très inquiète, et qui n’appréciait pas du tout que Sigurd commence déjà à faire n’importe quoi.
-Ah mais je sais ce que je fais, hein. Ca a peut-être l’air idiot comme ça, mais c’est une technique d’escrime reconnue et répertoriée en tant que telle dans les manuels martiaux, hein. Ca s’appelle Mordschlag, et même que ça se traduit par « Murder Strike », et que ça pète. Croyez pas que je vais me couper les doigts, ça marche pas comme ça. Je connais bien mon sujet, j’ai fait un exposé là-dessus et j’m’étais entraîné à ça à l’académie. L’idée c’est de se servir d’une épée comme d’une massue ou d’un marteau, en frappant avec le pommeau ou les quillons. Ca permet de massacrer un adversaire en armure quand les coups de lame ne marchent pas.
-ET VOUS TROUVEZ QUE L’AUTRE PIRATE PORTE UNE ARMURE ?
-Ben vu que je gère beaucoup mieux comme ça qu’en tenant une épée à l’endroit… ouais, j’m’étais beaucoup entraîné avec à ce point… et arrêtez de crier, s’il vous plait.
-JE CRIE AUTANT QUE JE VEUX, VOUS ALLER VOUS FAIRE TUER STUPIDEMENT ET JE N’AI VRAIMENT PAS BESOIN DE CA.
-Si ça peut vous rassurer, intervint Calico… je ne lui ferais pas le moindre mal. Je vais simplement le désarmer, le renverser, lui mettre quelques pains si l’occasion se présence, mais pas le trancher. Ni vraiment le blesser.
-Mmmh ? Vraiment ?
-En échange de quoi j’aimerais que cette affaire reste entre lui et moi. Sans vous. Vous n’intervenez pas. Et dans ce cas oui, tout à fait.
Haylor le dévisagea longuement, sans comprendre. Pourquoi demandait-il donc ça ?
Se sentant interrogé du regard, Calico Shark cru bon d’expliquer :
-Je n’ai pas la moindre envie de me battre contre vous. Vous me faîtes… plutôt peur, à vrai dire. Evangeline Haylor, la sorcière de Norland… je préférerais éviter.
-Oh !, se réjouit Evangeline, flattée comme à chaque fois qu’on lui reconnaissait son statut de terreur locale. Evidemment. Je comprends mieux. Faîtes donc, aucun souci. Mais faîtes attention à lui, surtout.
-Je vais en prendre soin.
-Euh… y’a vraiment personne pour me prendre au sérieux, ici ?
-A part vous-même, non.
-Tsssss. Ben puisque c’est comme ça…
Arme en main, Sigurd s’approcha de Calico, jusqu’à portée d’arme. Son épée était plus longue que l’autre sabre, mais sa façon de la prendre en réduisait l’allonge, de sorte que Shark avait l’avantage. Qu’à cela ne tienne : lui avait les quillons de son arme pour faire office de fourche et de crochet, et essayer de coincer l’arme de l’autre.
En théorie, du moins.
Mais Sigurd ne voyait pas comment initier son action. Calico se tenait droit face à lui, et il lui faudrait approcher… et devenir vulnérable… et il ne savait pas du tout comment faire.
Voyant l’autre hésiter, le pirate prit donc l’initiative. Un coup de tranche, direct, qui visait clairement Dogaku, et non pas son épée inversée. Le civil intercepta l’attaque avec son arme, mais perdit l’équilibre sur ce seul choc. Ce qui lui valut de se faire retourner, les quatre fers en l’air, par le pirate qui savait très bien ce qu’il faisait.
L’homme se permit même de poser la semelle de sa botte sur le torse de Sigurd, marquant là sa domination sur le pauvre novice. Il se permit un pouffement, qui redoubla en entendant les gémissements de l’autre, mais prit soin de ne pas rester là trop longtemps. Calico Shark sentait bien qu’il était très surveillé par Evangeline, au point qu’il pouvait presque sentir le regard de la sorcière braqué sur ses épaules. Et à la manière dont elle pliait et dépliait nerveusement les doigts, on voyait bien qu’elle était prête à le réduire en cendres au premier faux pas.
-Allez, je vous aide, fit le pirate en lui tendant la main. Mais vous venez de mourir. Deuxième round ?
-Hurmf, répliqua Sigurd en se relevant seul.
-Allez, ne faîtes donc pas cette tête, ricana l’autre. C’est moi qui devrais me plaindre, ce qu’on fait est complètement…
Calico n’insista pas. Lorsque le chasseur de primes reprit sa position, il se contenta de l’attaquer une nouvelle fois. Mais cette fois-ci…