Lundi.
Retour à Marie-Joie. J’suis rentré tard, hier. Du coup, j’suis allé me pieuter direct. J’avais profité de ma dernière promotion pour changer d’appartement, aussi. Le petit studio de quand j’étais agent en formation ou de catégorie deux avait bien vécu. Les déménageurs se sont occupés de tout pendant que j’étais ailleurs.
Puis la mission à Silence a été considérablement plus longue que prévu. Tout doit déjà être recouvert de poussière, heh. J’appellerai une aide à domicile pour qu’elle passe de temps en temps. J’aime pas m’emmerder à faire le ménage quand j’suis déjà presque jamais là. Du coup, à quoi bon déménager ? J’sais pas, besoin d’changement. D’un peu plus d’espace, aussi. Le coin est plus calme, plus proche des Bureaux.
Le lendemain, une fois mon rapport rempli et rendu, j’profite de quelques heures de calme pour aller déjeuner à la Taverne de la Dernière Erreur. Comme tous les marins et gens du coin, j’viens jeter un rapide coup d’œil au mât, histoire de voir si des bateaux connus ont fait naufrage, sont disparus, ce genre de trucs.
Les noms défilent, le Prestige Mariejoan, l’éclaireur foudroyant, et un paquet d’autres. Ma dernière venue remonte, en même temps. J’en vois un p’tit, tout en bas, quasiment au niveau du sol. J’le pointe à un gars que j’ai dû voir tellement souventt dans ce bar qu’il fait partie des meubles. Et il est toujours à côté du mât pour chopper des informations et ensuite les colporter. J’crois même qu’il écrit sur les murs, toutes les histoires.
« C’est qui, celui-là ?
- Un lieutenant d’élite, Showl Dark.
- Connais pas.
- Pas très connu, oui.
- Mouais, bon. Et qui c’est qu’a placardé ça ?
- Un type qu’on connaît pas, jamais vu dans le coin.
- Info fiable, donc ?
- Tellement fiable que j’hésite à la virer, cette pièce.
- Haha. »
Le rire qui m’échappe est bref comme un aboiement. De toute façon, celui que j’cherche vient d’entrer de sa démarche claudicante habituelle et son regard examine l’assemblée de marins et, sans aucun doute, d’agents qui zonent dans le coin. J’commande deux bières au comptoir puis j’vais m’asseoir à une table tranquille, dans un coin.
Il lui faut à peine cinq minutes pour venir prendre sa pinte, après avoir discuté rapidement avec le barman et les serveurs. Si quelque chose va mal, ça se lit pas sur son expression.
« Rinwald, hein ? La forme ?
- Ca va.
- C’était bien les vacances ?
- J’étais en mission.
- Et je sais lire entre les lignes d’un rapport. Un mois tranquille à Silence, hein ?
- Presque trop tranquille, cela dit.
- C’est pourquoi ?
- La même que d’habitude, que j’fais en posant des billets sur la table.
- Alors, qu’est-ce que j’ai dans mon sac à malices… Se demande Gilles en empochant le demi-million. Shaïness Raven-Cooper a ouvert un strip-bar à Logue Town.
- Mouais.
- Paraît qu’elles sont mignonnes.
- Mouais.
- Mais paraît que ça va pas plus loin que le spectacle.
- Mouais. J’aurais pu l’apprendre à la machine à café, ça. A tous les coups, ça a fait les gorges chaudes des Bureaux.
- Héhé, oui, c’est l’jeu, tu sais. Cela dit, si tu veux aller davantage dans le cancan, il paraîtrait que le Contre-Amiral Ackbar était à l’ouverture.
- Marrant, pas mal.
- N’est-ce pas ?
- Autre chose ?
- Tu repayes ?
- Oui.
- T’as l’argent ?
- Tu sais bien combien j’ai touché à Silence.
- Tu aurais pu déjà avoir tout dépensé.
- Hm.
- Allez, je te fais pas poireauter plus longtemps. Il se passe des trucs dans les Bureaux du CP5, aujourd’hui.
- Tu peux m’en dire plus ?
- Non, je te laisse la surprise.
- J’aime pas les surprises.
- Comme tout le monde, c’est ça qui sera chouette, justement. »
J’raque, pasque c’est l’deal avec Gilles le Traitre, et que si y’en a un qu’il vaut mieux pas se mettre à dos, quand on se s’informer sur ce qui se passe dans le Cipher Pol, c’est bien lui. De sa position au CP0, il est au courant de tout ce qui se passe, et surveille particulièrement les gens qui lui rendent fréquemment visite pour l’aider à arrondir ses fins de mois déjà confortables.
Délesté d’un million et demi au total, j’me décide à aller jeter un coup d’œil à ce qui se passe au bureau, bien que j’sois normalement de repos. Tout mon instinct me dit que ça daube du fion, mais en même temps, j’me sens tellement concerné que j’peux pas m’empêcher d’aller voir.
Il fait bon dehors, la fraicheur de l’air entame pas ma marche énergique et m’empêche même de surchauffer. Marie-Joie est toujours autant la Capitale du Monde, et surtout l’endroit où j’ai grandi. Les grands immeubles sont, en tout cas dans cette zone, tous en bon état, loin de la décrépitude qui touche certains autres coins. Et le niveau de sécurité est difficilement discutable, avec le nombre de Marines au mètre carré, et les Bureaux présents dans le coin.
Et dire que ça n’a pas empêché le Chien Fou et l’Ingénieur Jacob de tuer un ponte et d’disparaître… D’une manière ou d’une autre, un sort plus ou moins enviable. Limite Tahar Tahgel qui s’en est le mieux sorti, au moins, personne viendra le chercher six pieds sous terre et sous mer.
En arrivant au Cipher Pol, j’dépose mon formulaire de don de six millions à l’accueil, pour la caisse de retraite des anciens agents. Ils sont pas bien nombreux, mais ça leur remontera le moral. Puis ça fait bon genre de penser aux anciens, que les p’tits jeunes aient plein de considération. Ca fait que les plus vieux qui vont bientôt partir glander le reste de leurs années en paix t’aiment bien pasque tu leur files du pognon.
Politiques, heh.
Au-delà de la réceptionniste, l’ambiance des bureaux est toute autre. Quand j’rentre, on m’jette des regards en coin, tendus, suspicieux, et on salue à peine. Pas qu’on soit hyper convivial, mais quand même. D’habitude, c’est… moins pire. Là, les gars sont penchés sur leurs dossiers, les feuillettent frénétiquement, tout en lisant à toute allure.
Evidemment, ça m’met sur mes gardes direct. J’enchaine les salles jusqu’à arriver au coin où s’trouve mon propre bureau. Tous les tiroirs sont ouverts, des feuilles éparpillées dessus. Ca fait plaisir, y’a pas à dire. J’croyais qu’une des règles d’or du Cipher Pol, c’était qu’on espionnait les autres, pas nous-mêmes. Que ça, c’était la spécialité du CP zé… ro…
Hm. Ca mérite réflexion. Réflexion qui s’arrête quand, d’une salle de réunion quelconque, une blonde truculente sort, chapeau sur la tête, chemise fantaisiste. Elle ressemble plus à une ressortissante de Hat Island qu’une agent. Et inconnue au bataillon, même si ça, c’est pas si surprenant.
« Ah. Agent Rinwald, vous tombez à pic. Venez.
- Quel motif ? »
Elle soupire.
« Agent Ri Solète, CP0. Entrez. »
J’cligne des yeux. Putain.
Dans la salle, sur la table imposante, des piles de dossiers. D’autres, par terre, sur les chaises. Solète dégage un tas pour me faire une place et m’invite à s’asseoir en face de la seule personne présente. L’homme, la quarantaine bien avancée et la mèche bien gominée, m’observe fixement. Il est sappé comme au siècle dernier, aussi, et renvoit pas vraiment une impression de sympathie.
« Agent Rinwald, je vous présente l’agent Martins, de la Brigade des Affaires Internes également. Nous avons quelques questions à vous poser.
- Ah… Euh… Très bien, que j’dis en prenant mon siège.
- Vous savez pourquoi vous êtes là ?
- Non.
- Vous êtes sûr ?
- Oui.
- Est-ce parce que vous vous considérez irréprochable ou est-ce parce que vous avez commis tellement d’actes qui ne correspondent pas aux attentes des Bureaux et du Gouvernement Mondial que vous ne savez pas lequel vous vaut votre présence ici ?
- Irréprochable.
- Très bien. C’est bon à savoir. Nous allons continuer à éplucher vos dossiers. D’ailleurs, vous connaissez vos conclusions psychologiques ?
- Pas plus que ça, à part que j’suis apte à continuer.
- Nous avons obtenu l’autorisation de vous équiper d’un collier explosif pour toute la durée de l’enquête.
- Attendez voir… Un collier explosif ? Sérieux ? Comme les esclaves ?
- Tout à fait Agent Rinwald. Il serait regrettable que vous préfériez vous soustraire à l’investigation en cours.
- Dites, c’est pas du tout mon genre de…
- D’aller exercer votre métier en freelance à l’autre bout du monde ? Nous pensons que si. Vous vous présenterez également au Bureau tous les matins à huit heure et tous les après-midi à treize heure. En cas d’absence, nous ferons évidemment exploser le collier.
- On peut dire quatorze heure pour le vendredi ? C’est le jour où il y a frites à volonté à la cantine, on y reste toujours un peu plus longtemps.
- Hm, si vous voulez, accepte-t-elle, surprise. »
On prend les petites victoires là où on les trouve, tandis qu’on me place mon beau collier juste sous le col de la chemise. L’autre a pas décroché un mot de toute la discussion. Et comme il a pas l’air d’un p’tit nouveau à qui on montre les ficelles, il doit être celui qui commande le binôme.
Mais, au fond, j’m’en fous. Ce qui m’turlupine, c’est quand j’repasse dans ma tête tout ce qui s’est passé, du plus récent au plus ancien. Les vieux trucs doivent déjà être sortis ou ressortiront jamais, t’façon. Y’a bien cette fois mais…
J’sors à peine de la salle de réunion que la porte de René Reginald Scorpio s’ouvre en tapant fort contre le mur juste derrière et qu’il gueule « RINWALD ! DANS MON BUREAU IMMEDIATEMENT ! ». Bon. C’est l’heure d’aller jeter un coup d’œil ailleurs, pas vrai ? On va s’marrer un coup avec Scorpio et sa réputation d’être incroyablement tendre avec ses agents.
J’vais pour m’asseoir aussi, mais fait non de la tête.
« Rinwald, vous restez debout. Vous savez pourquoi vous restez debout ?
- Oui, Monsieur. C’est parce qu…
- Parce que je suis extrêmement irrité, Rinwald, voilà pourquoi. Et sachez que quand je pose une question réthorique dont vous connaissez la répondre, vous serez bien aimable de fermer votre clapet. Privilège de supérieur, compris ?
- Oui, Monsieur.
- Bien. Vous allez m’expliquer précisément pourquoi vous avez été convoqué par le CP0.
- Je ne sais pas, Monsieur.
- Comment ça, vous ne savez pas ?
- Je ne suis pas totalement certain de la raison qui m’a valu cette convocation, Monsieur.
- Bien, laissez-moi vous donner un petit indice. D’après mes informations, cette enquête est née d’une plainte déposée formellement par le CP1. Vous connaissez les missions du CP1 ?
- Oui, Mon… Non, Monsieur.
- Allez-y.
- Maintenir des liens diplomatiques privilégiés avec les royaumes du monde entier ainsi que faciliter les procédures d’adhésion des îles qui ne font pas partie du Gouvernement Mondial. Et ralentir et bloquer le plus possible les procédures de sortie.
- Bien. Maintenant que vous savez que c’est le CP1 qui est à l’origine de cette enquête, pouvez-vous supputer pourquoi vous avez été convoqué ?
- Oui, Monsieur.
- Allons-y, donc. »
J’tire sur mon tout nouveau collier qui me gratte pas mal le cou. Scorpio a pas l’air de rigoler des masses et, s’il sait pas pourquoi j’suis allé en réunion, il le saura rapidement, rien qu’en lisant mes rapports. Ou en les faisant lire à un gratte-papier, plutôt. Bref, aucune raison de…
« Monsieur, je pense qu’il s’agit d’une mission menée dans le royaume d’XXX. J’y ai éliminé une filiale révolutionnaire indépendante. Puis j’ai, comme qui dirait, euh…
- Oui, Rinwald ?
- Assassiné le souverain en place. »
Il soupire, se masse les tempes. L’image même du chef ployant sous le poids de la stupidité de ses collaborateurs. Ha. J’rigolerais presque si j’étais pas autant dans la merde et que Scorpio fournissait rarement une raison de s’marrer.
« Il m’a semblé percevoir que l’attitude du roi en place fournissait un terreau bien trop fertile de révolte et qu’il semblait donc plus judicieux de l’éliminer immédiatement. La suite des événements, avec un roi bien plus soucieux de son peuple, m’aurait donné raison. De plus, en faisant porter le chapeau à un révolutionnaire, je me suis assuré de les décrédibiliser dans l’opinion publique et…
- Toujours est-il que le CP1 n’est pas satisfait, et si moi je suis ravi de les voir se plaindre, je ne voudrais pas que ça ait des répercutions sur MON Bureau, compris, Rinwald ? Je vais donc laisser l’enquête suivre son cours et vous allez subir de plein fouet les conséquences de vos actes, idiots au demeurant.
- Bien Monsieur, oui Monsieur.
- Et maintenant, SORTEZ ! »
Après avoir doucement refermé la porte après moi, j’relâche doucement mon souffle. Rétrospectivement, ça s’est plutôt bien passé. Quand j’me retourne vers mon bureau, y’a l’Agent Stern qui y zone. C’est que j’commence à devenir drôlement populaire. Allez, j’suis plus à ça près.
« Agent Stern ? Quel bon vent t’ amène ?
- Ca te dirait d’en parler ailleurs ?
- ‘Sûr, j’ai plein de temps libre. »
Jusqu’à demain matin huit heure précise, plus exactement.