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Meurtres en Séries à Loguetown Yard




Il courait.

Les ruelles étaient étroites, ce qui le pénalisait dans sa fuite. Il ne croyait pas à toutes ses rumeurs de comptoir, il se refusait à admettre que la vague d'assassinats dont tout le monde parlait puisse être l'oeuvre d'un monstre. Et pourtant, le voilà qui suait à grosses gouttes, luttant pour sa survie en courant, espérant par tous les moyens fuir cette menace invisible qui rôdait autour de lui. Il se savait pourchassé par cette chose qu'il ne parvenait pas à identifier et putain, qu'est ce qu'il avait froid. Il n'avait pas eu peur de s'éloigner du centre, il n'avait pas eu peur de ces quartiers abandonnés. Il était trop cartésien pour craindre un simple fantôme dont les vieilles folles discutent en étendant leur linge.

Cette ombre fugace, aux yeux luisants comme deux brasiers incandescents, cette chose informe qui rampait le long des murs, se dissimulant dans les ténèbres comme un mirage. Le souffle lui manquait, il sentait ses poumons s'étirer et se contracter au rythme de ses efforts, il percevait chaque impact de ses semelles sur les pavés. Et surtout, il entendait le cliquetis incessants des griffes de l'être maléfique qui l'avait pris pour cible...

Des larmes glaciales coulaient le long de ses joues, brouillant sa vision et l'empêchant de se déplacer avec la précision nécessaire. Mais il ne pouvait se permettre de ralentir la cadence, ne serait-ce qu'une misérable seconde. Le cas échéant, il se savait perdu, dévoré par son poursuivant. Comme tous les autres.

La fameuse "bête sans visage" était connue, désormais. On parlait de lui comme d'un gigantesque démon au corps fantômatique, noir comme la nuit. Un faciès vide, sans yeux ni nez. Juste des crocs sanglants, et si puissants qu'ils vous brisaient la nuque d'un seul coup. Et sans même avoir à se retourner, le fuyard savait désormais que le mythe n'en était pas un. Bien au delà de la légende urbaine, c'était le diable en personne qui était à ses trousses.

Son corps s'affaiblissait, malgré le surplus d'adrénaline salvateur qui lui permettait de repousser les limites de son organisme fragile. Il sentait que bientôt, il perdrait ce rythme et ne parviendrait plus
à maintenir la distance. Son seul but : trouver des représentants de l'ordre pour le défendre. Mais à cette heure-ci, aux abords de la cité, il n'avait aucune assurance de tomber sur une escouade qui lui porterait secours. Courage, encore quelques centaines de mètres et il se retrouverait au coeur de la ville, là où il pourrait trouver de l'aide. Ne pas hurler, surtout ne pas hurler, il gâcherait son précieux oxygène. Son instinct lui dictait de demeurer silencieux et d'avancer. Pour son bien, pour le bien de sa fille.

Il rêvait du doux visage de la petite. Cette course était devenue mécanique, il se savait en sursis et choisissait ce dernier instant pour lui accorder une pensée. Sa petite fille, la chair de sa chair. Que ferait-elle sans lui ? Cette idée l'encouragea à continuer. Tout n'était pas perdu, il fallait continuer. Encore un effort, voilà qu'il apercevait aux loins les lueurs de la ville. Il était si près et putain, qu'est ce qu'il pouvait avoir froid, avec tout ce vent. Allez bon sang, grosse ligne droite, voilà qu'il entendait des voix désormais. Les marchands, levés en pleine nuit pour préparer leurs étalages du lendemain. Leurs échos le rassuraient, lui rappelant qu'il était encore de ce monde, et non pas dans les limbes. Il était encore chez lui nom de dieu, il était encore EN VIE.

_

Et subitement, il réalisa que le cliquetis avait cessé. Depuis combien de temps exactement. Une poignée de secondes ? De minutes ? Quelle distance avait-il bien pu parcourir et à quelle vitesse ? Avait-il rêvé tout cela, était-ce la paranoïa générale qui lui avait laissé croire qu'il était poursuivi. Le coureur s'arrêta immédiatement et tomba à genoux, paumes au sol. Il se libéra de ce mal en crachant par terre. Plus de clic, le voilà hors d'atteinte. Accordant un regard à la ruelle, il en détailla l'ensemble. Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, il se mit à sourire, s'amusant de sa propre idiotie.

Surmenage, stress, toutes les excuses étaient bonnes. Il s'était inventé ce cauchemar et l'avait vécu plus vrai que nature. Il allait rentrer chez lui, oublier tout ça et embrasser sa gamine après l'avoir bordé. Ca alors, il se sentait si vivant maintenant, alors qu'il n'avait fait que s'imaginer cette entrevue avec la mort. Il cracha encore un coup, histoire de se purger.

Avec stupeur, il constata que du sang s'était mêlé à sa salive. Pas n'importe quel sang, le sien. Le liquide s'écoulait en de grosses gouttes noires. Son corps se dressa alors de lui-même, comme un pantin dont on tend les fils. Il se sentit quitter la terre, s'élever lentement. On le portait. Mais il ne criait pas, il ne luttait pas. Il était ténatisé, aucun de ses membres ne lui répondaient. Alors il se laissa aller à cette emprise, ferma les yeux, et sanglota une dernière fois.

Putain, qu'est ce qu'il avait froid...


Dernière édition par Nazgahl Cradle le Sam 7 Nov 2015 - 23:14, édité 1 fois
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Point noir volatile dans l'océan de gris, corneille ou corbeau, l'oiseau avait pris son envol. Les ailes écartées, il se suspendait dans l'air, comme porté par le vent, comme appuyé sur un bloc invisible dont seule la présence du brouillard dense et opaque pouvait expliquer l'existence. Son œil couleur rubis était fixé sur un point perdu dans le paysage et il tournoyait, malfaisant, mauvais augure dans ce monde chaotique où la tension dans l'air était non seulement palpable mais aussi visible. Progressivement il gagnait en altitude, se suspendant d'avantage dans les cieux jusqu'à peut-être pouvoir se percher sur l'épaule d'un malin génie dans les cimes empyrées d'où il jugerait les âmes mortelles des hommes en proie au mal qui sévissait depuis peu. Ouvrant le bec dans une expression narquoise, goguenarde, l'animal chétif l'avait finalement trouvé, l'objet de ses désirs, il l'appelait inlassablement, il l'attirait irrésistiblement. Et alors que ses plumes se hérissaient d'effroi, il plongeait vers l'appel de l'horreur, il fendait la brume et terminait sa lancée sur le rebord d'une cheminée en terre cuite, abimée par les intempéries des années qui passaient inexorablement.

- Foutaises.

Je fermais la fenêtre au passage, balançant précipitamment toutes les plaintes et les rapports écrits que je tenais dans mes mains sur le bureau au centre de la pièce, mais échouant néanmoins à les garder en un paquet assez dense et compact pour qu'il restasse intact et gagnasse la place que je lui avais prédit. Les feuilles volantes étaient ce qu'elles étaient, volantes, planant tout autour de moi dans un mélimélo apocalyptique de papiers désordonnés qui trouvaient leur place au sol. Au moins elles ne tomberaient pas plus bas.

- Il n'y a pas de monstre. criai-je à l'encontre du journaliste.

Un scoop, c'était tout ce qu'il voulait. Sharly Sharlton, qu'il s'appelait, même si je m'en foutais de son nom : c'était à titre indicatif, c'était juste pour le coller sur un post-it dans un coin de ma tête pour me rappeler de lui quand sa curiosité dessinerait les marques inexpugnables de la mort sur l'expression de ses traits déchirés. Dans ce genre d'affaire, l'intérêt personnel était un vilain défaut et l'expérience parlait pour elle-même : certains tueurs se complaisaient à faire davantage parler d'eux en s'attaquant directement à ceux qui diffusaient leur image au public avec aussi peu de scrupules qu'ils en devenaient indéfendables, rongés par l'orgueil et l'avidité. Un scribouillard comme je les détestais, ces rapaces prêts à tout pour avoir leur renommée, pour avoir leur pitoyable première page de leur pitoyable magazine au moins une pitoyable fois dans leur pitoyable vie.

- Sortez de chez moi ! lui assénai-je finalement, au bord de la crise de nerf.

- Mais... mais enfin, vous êtes chez moi !

L'individu avait le chic pour m'énerver. Certes j'étais chez lui, dans son office, mais c'était lui le responsable de cette situation au départ, c'était à cause de lui que j'avais débarqué pour voir ses indices, ses témoignages, les preuves qu'il avait recueillies à propos de l'assassin.

Tout avait commencé quelques semaines plus tôt. A l'approche de cette infâme saison qu'était l'automne - cette période où les arbres perdaient leur ramure et où les feuilles mortes tapissaient abondamment la chaussée - Logue Town s'était comme à l'accoutumée recouverte d'un voile sombre et gris qui dissimulait les rayons du soleil et infestait les rues d'une brume malsaine qui apportait avec elle ses mystères et ses cadavres. Comme chaque année, la ville était en proie à l'effroi le plus total où la cacophonie des rumeurs se mêlait à l'odieuse vérité des morts suspectes et des disparitions énigmatiques qui accablaient les enquêteurs revêches de l'administration dont les derrières princiers peinaient bien souvent à se lever de leur trop confortable chaise.

Dans ce bordel monumental s'étaient démarquées des disparitions en masse et des témoignages dignes des racontars que les gosses se balancent souvent à la figure en ces temps traditionnels voués au culte des morts et des sciences occultes dans l'espoir de compisser leurs chausses la nuit qui suit, enrobés à la fois dans leur couette douillette et leur imagination trop débordante. J'avais saisi tous les détails de ces bobards stupides qui m'avaient faite ronger mon frein davantage au fur et à mesure que j'en apprenais plus. Tantôt c'était l'esprit d'un pirate revenu hanter les lieux après qu'il ait perdu sa femme et son fils soi-disant emportés et brulés vifs dans un lieu secret tenu par la Marine où seraient assassinés en masse les complices des forbans ; tantôt c'était l'ombre d'une bête difforme avec quatre bras et six jambes qui avait été aperçue dans la nuit, se nourrissant exclusivement de chair humaine et déchiquetant les corps à l'aide de ses griffes et de ses crocs aiguisés. A côté de ces idioties se tenaient pourtant les faits, la réalité, les disparitions qui se comptaient par dizaines : hommes, femmes, artisans, commerçants, soldats de la Marine, tout y passait. Du jour au lendemain, n'importe qui pouvait disparaître sans laisser de trace.

Du coup, à la base, on m'avait envoyée en renfort pour suppléer les fonctionnaires qui se perdaient dans les rapports calligraphiques du soir au matin, bien au chaud sur leur fauteuil rembourré de leurs loges de bureaucrates. Trop rapidement agacée par de telles manières, j'avais finalement décidé de les confronter à la dure réalité de ce qu'il se passait en dehors de leur bulles et de les laisser se noyer dans leur café et le cholestérol de leurs beignets adorés. Peu importaient que les techniques qu'ils avaient utilisé tout ce temps-là suffisaient généralement à fiche en taule bon nombre de criminels sévissant dans le coin, j'avais imposé mes congés et j'étais donc partie avec la promesse de dénicher ma proie seule, comme je l'avais toujours fait, sans prêter le moindre égard à leurs mesquineries de lâches. Depuis une demi-douzaine de jours je louais une chambre dans un hôtel lugubre et froid situé près du quartier réputé le plus malfamé de la ville, à partir duquel j'avais commencé ma véritable enquête. J'avais dès lors accumulé nombre de rapports relatifs à des disparitions soudaines et de témoignages relatant quasiment tous la présence d'une ombre tordue et floue constamment dissimulée dans la brume, se faufilant discrètement dans le réseau de ruelles de la base ville la nuit pour accomplir ses méfaits.

Jour après jour j'en étais finalement arrivée à décaler l'intégralité de mon rythme de sommeil pour pourchasser les fantômes la nuit et m'endormir aux aurores, épuisée sans véritable indice ou témoignage plus concret à me mettre sous la dent. J'avais atteint un tel ennui dans mon enquête que j'avais accepté de répondre à la proposition d'un rendez-vous d'un gratte-papier qui souhaitait en savoir plus sur mes découvertes à propos du "spectre dans la brume" que de m'aider à faire avancer l'enquête.

- Et ne m'appelez plus !

Je claquai la porte derrière moi en sortant de l'appartement, provoquant une légère pluie de filets de poussières qui stagnaient jusque-là en équilibre entre les lattes du plafond du corridor. Redressant le col de ma veste, je dévalai les marches trois par trois, motivée par le puissant désir de retrouver le confort de mon lit douillet et de finir ma nuit dans les bras de Morphée. En sortant de l'immeuble, je jetai rapidement un regard inquiet à l'attention de la cheminée sur laquelle j'avais vu la bête noire se poser, mais elle n'était plus là.

Et le lendemain Sharly Sharlton avait lui aussi mystérieusement disparu.


Dernière édition par Annabella Sweetsong le Mer 6 Jan 2016 - 23:27, édité 2 fois
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La journée de recherches qui suivit ne fut pas beaucoup plus fructueuse que la précédente pour les forces de l'ordre. Et voilà que c'était un journaliste qui venait à disparaître sans laisser de trace. De simple rumeur de comptoir, le monstre sans visage était devenu une véritable menace pour la cité. Les forces de la Marine étaient déjà hautement mobilisées mais, sous la pression médiatique et populaire, ils se devaient d'en faire davantage, autant pour prévenir que pour rassurer... Les citadins parlaient parfois de chasse à la sorcière, de se réunir afin de lancer une véritable insurrection contre ce monstre invisible. Bien entendu, il était hors de question que la Marine laisse s'organiser de tels expéditions. Il devenait prioritaire de trouver cet être, et vite.

La paranoïa s'installait, évoluant comme un virus destructeur au sein d'un organisme malade sans que l'on puisse avancer sur cette enquête d'une quelconque manière. Aucun indice, pas l'ombre d'une goutte de sang ou d'une misérable preuve qui puisse amener à établir un lien entre les victimes. Le seul fil conducteur qui permettait effectivement de rallier les disparitions, c'était la nuit elle-même. Jusqu'à présent, ce n'était que lorsque l'astre lunaire venait à poser son oeil immense sur la ville que ces mystérieuses disparitions avaient lieu. Les gens étaient comme enlevés par l'obscurité elle-même, ce qui renforçait le mythe de la bête des ombres, la rendait plus irréelle et terrifiante chaque jour...

La nuit finit par tomber sur Logue Town. La peur ne disparaissait pas totalement, mais elle était remise au lendemain. On occultait, on laissait faire, on préférait voir la vie comme on souhaitait qu'elle reste...

Les rues furent bien vite désertées par la populace, les lumières vinrent disparaître les unes avec les autres. La cité était bel et bien plongée dans les ténèbres. Et si chacun avait conservé train de vie et habitudes malgré ces évènements pour le moins inquiétants, personne n'avait pris de réelle disposition pour se protéger de cet être spectral qui rôdait. On avait beau y faire allusion, s'insurger, débattre et spéculer mais, au final, personne ne prenait de véritable décision. La mort demeurait abstraite, tant qu'on ne l'avait pas en face de soi. Chacun la sentait croître, imprégner la ville de cette senteur si particulière, ce parfum d'angoisse tenaillant qui prenait à la gorge et en devenait étouffant.

Tout semblait calme, le froid régnait aux côtés de la Lune et, en cette belle nuit étoilée, peu de citoyens parvenaient à trouver le sommeil. Cette inquiétude fugace s'était changée en paranoïa générale, tant et si bien que même Morphée semblait craindre Logue Town, désormais. Chaque spéculation, chaque légende, tout cela renforçait cette pensée oppressante selon laquelle la menace venait d'ailleurs. Mais tandis que tous se concentraient sur l'oeuvre, un oeil attentif se portait sur l'artiste. Une jeune femme, accoudée à son balcon, laissa son oeil unique se perdre dans la noirceur du ciel. Mais parmi toutes ces lueurs mystiques, deux étaient rivées sur elles.


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La brume, immuable, continuait à s'élever au dessus de la ville comme un gigantesque pilier gazeux, similaire à la masse gigantesque d'un marteau divin s'écrasant en un épais écran de fumée. Accoudée à la balustrade en fonte aux motifs moulés d'arabesques bordant le modeste balcon de ma chambre d'hôtel, je conservais un regard figé sur le lointain, à la recherche de la clé du mystère qui ne cessait d'occuper mes pensées. Impressionnée par la capacité du tueur à ne laisser aucune trace de son passage, aucun indice, aucun corps derrière lui, je me torturais l'esprit à essayer d'imaginer l'individu ou les caractéristiques pouvant le définir, le deviner guettant sa prochaine victime dans l'une des ruelles mystiques de la basse-ville s'étendant sous mes yeux. Je savais qu'il était là, quelque part, qu'il rôdait dans les ténèbres, qu'il se camouflait dans le brouillard. Ce suspens était si haletant, si enivrant, intéressant à l'idée que je pusse sortir, là, maintenant et me retrouver nez à nez avec le monstre accomplissant ses sévices. Peut-être ferait-il alors l'erreur de me considérer comme sa prochaine victime, peut-être aurais-je de la chance.

Quelques instants plus tard j'avais la main levée vers le porte-manteau fixé près de l'entrée, saisissant mon épaisse veste noire dans l'optique d'aller me confondre dans la frayeur nocturne et fiévreuse qui régnait au-dehors. Après tout, je n'étais qu'une simple civile, une pauvre touriste de passage, innocente et chétive ; je devais constituer une cible de choix pour le meurtrier lâche opérant dans la scrupuleuse discrétion dont il faisait preuve à chaque disparition. Dans l'espoir de moi aussi rencontrer ce spectre tapi dans la brume, j'étais transportée à l'idée de me plonger dans le danger, dans l'obscurité, dans le sang et le froid. Je nouai donc finalement mon foulard rouge autour de ma nuque avant de m'engouffrer dans l'ombre du couloir de l'hôtel, éclairé uniquement par les lumières urbaines provenant de l'extérieur.

***



Un couvre-feu général avait sonné le glas de toutes les activités nocturnes dans le quartier, simulant un scénario post-apocalyptique incluant cette fois-ci non plus la disparition de quelques personnes, mais celle de la ville toute entière, avalée dans un gouffre sans fond de mort et de néant. Tel un culte immonde présentant les tréfonds et le ciel comme tant de demeures de dieux anciens qui avaient jugé l’humanité comme arrivant à sa fin, comme coupable de ses vices et parasite de la nature qu'ils avaient créé, la prière silencieuse vibrait de façon malsaine perdue dans les vagues de purée de poix remplissant les espaces étroits des voies de circulation. La peur, la noirceur, la stupeur, c'étaient ces sentiments abstraits que l'on ressentait en la présence imaginaire d'entités antédiluviennes que l'on croyait venues d'ailleurs et puisées dans l'existence profane du mystérieux Nyarlathotep répandant les serments des siècles oubliés dans un langage indescriptible et inhumain, déformant systématiquement les mâchoires avides des profanateurs dissimulés dans l'ombre récitant toujours et toujours les mêmes prières. Je dérivais dans le fil de mes pensées remplies de fictions littéraires, claquant volontairement les talons compensés de mes bottes en velours noir sur les pavés humides et grossiers de la rue qui serpentait entre les murs délavés et glauques des immeubles douteux alentours.

Je m'étais délibérément présentée au milieu de la nuit, enroulée dans mon épaisse cape d'innocence, vêtue de l'avatar du chaperon plus blanc que rouge, j'avais laissé dans mon sillon le parfum délicieux de la bête effrayée que je me forçais à illusionner, à interpréter. Et désormais il était là, il me pistait. Oh je pouvais le sentir, pesant sur moi comme la faux d'une guillotine, froid et macabre, son regard embrasé s'était attaché à moi et ne m'avait plus quitté depuis lors. J'étais poursuivie. Devais-je courir comme une dératée, rongée par l'effroi ? Ou bien devais-je attendre, conserver un pas calme et serein, naïve ? Était-ce la faim qui le motivait, était-ce le sang ou bien la chasse ? Je ne pouvais m'empêcher de sourire, d'être heureuse à l'idée qu'il fusse si près de moi, que mon piège fusse efficace. Alors peut-être vit-il mon expression, peut-être remarqua-t-il une faille dans le masque que j'arborais. Était-ce d'un traquenard dont il avait peur ou bien s'attendait-il à voir sortir un régiment d'hommes armés prêts à lui sauter dessus dans le recoin sombre opposé à celui dans lequel il était caché ? Il avait soudainement cessé sa progression. Non, il devait revenir, je voulais le rencontrer, je voulais sentir ses crocs si proches de ma jugulaire et voir ma vie se balancer au bout d'un fil, je voulais le voir, je voulais le toucher.

- Tu ne peux pas me laisser comme ça !! criai-je en proie à l'hystérie.

Si, il le pouvait et il l'avait fait. Le sentiment d'oppression, les flammes de son regard, la mort dans son sillon, tout s'était si soudainement volatilisé. Le mystère dans l'ombre était resté entier et le brouillard masquait l'odeur de sang qu'arborait le spectre, jadis si palpable et désormais absente.

- Le drôle de monsieur veut plus jouer à cache-cache ? Ça veut dire qu'on va rentrer à la maison maintenant ? intervient soudainement la voix de gamine.

Pourquoi m'avait-il esquivée ? Je tournais et retournais la question dans l'espoir de trouver ce qui avait fait défaut. Voulait-il jouer avec moi ? J'étais désormais seule, déjà sur le chemin du retour, le faciès voilé par la rage. Il m'avait fait faux-bond, il m'avait abandonnée. Tiraillée, le cœur au bord des lèvres, nauséeuse, je m'étais rendue malade au point de m'être précipitée dès mon retour dans la salle d'eau pour rendre mon repas, fiévreuse, les phalanges repliées sur les bords de la cuvette, les dents serrées. Mais sans pouvoir expliquer pourquoi, le visage crispé dans un rictus diabolique je... souriais ?


Dernière édition par Annabella Sweetsong le Mer 11 Nov 2015 - 2:39, édité 3 fois
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L'ombre s'étend, flottant au dessus de la belle qui s'avance sur les pavés humides. Cette silhouette ne va nulle part, elle marche simplement, se perdant dans les méandres des ruelles. Le labyrinthe s'étend à perte de vue, mais la silhouette ne s'arrête pas un instant. Elle est traquée, et ce qui la suit demeure invisible, masqué dans le royaume des ténèbres. Le vent s'engouffre avec puissance dans chaque fissure, chaque dédale de ce couloir menant la petite silhouette à un sombre destin. Et ce sifflement constant couvre sans doute le bruissement régulier, significatif, ce fameux cliquetis qui prédit l'arrivée imminente de ce faucheur camouflé qui emporte pour ne rien laisser.

L'ombre est proche désormais. Elle évolue, elle s'adapte, venant se dissimuler là où le commun des mortels ne pense jamais à regarder. Telle l'araignée, pendue à sa toile, qui attend partiemment de sentir la moindre vibration sur son immense domaine afin de fondre sur sa victime, elle est là. Cette toile, ce domaine, c'est une ville toute entière. Une cité couverte d'un voile d'obscurité, volets fermés et portes verrouillées. Tout semble mort au sein de Logue Town, tout paraît englouti par cette menace pesante qu'est la peur de l'inconnue.

L'ombre peut sentir le délicat parfum qui émane de sa chevelure. Mais la petite silhouette n'est pas prête. Tout est trop clair, trop évident. Petit lapin blanc perdu dans son propre terrier, ne sachant où aller, seule dans ce monde où la vie elle-même a des allures de lointain souvenir. Alors l'ombre perd le fil, elle s'écarte de cette petite silhouette trop parfaite et s'en retourne à son sinistre royaume cousu dans un cauchemar...

___


Trop tard pour rentrer, beaucoup trop tard.

Une jeune femme à la chevelure dorée déambule dans Logue Town. Le froid mordant vient s'attaquer à ses doigts roses, qu'elle vient ramener dans son manteau pour se protéger des bourrasques glaciales de l'automne. Tout est si calme, tout est si doux, on jurerait voir une ville fantôme. Pas le moindre grincement de bois usé, pas même un chien hurlant à la lune. Rien que ce vent assourdissant qui fait crisser les feuilles mortes, les faisant danser dans des tourbillons fugaces avant de les laisser retomber tranquillement sur le sol givré.

Elle sait pourtant qu'elle n'a rien à faire ici. Elle a conscience de la sourde réalité des évènements récents, ces faits mystérieux qui condamnent sa terre natale à cet état de coma à chaque fois que le soleil se couche. Mais elle était affairée ailleurs, une urgence selon elle. Elle non plus n'a pas ressenti la peur en quittant son foyer pour s'enfoncer plus profondément dans la cité. Elle bravait ce couvre-feu symbolique, avec ce qu'elle croyait être du courage, venant même à s'en vanter auprès de ses pairs. Un monstre, un fantôme ? Elle n'est plus une enfant... Si ?

Car la peur est vile, la peur est méticuleuse. La peur ne frappe pas au coin du feu, lorsque les êtres sont réunis et échangent idées et banalités sans se soucier du lendemain. Non, la vraie terreur est plus intelligente, et surtout plus perverse. C'est lorsqu'on est seul avec soi-même, en confrontation directe avec les tréfonds de notre âme, lorsqu'on est nus, c'est là qu'elle vient s'infiltrer, polluer l'esprit de ses petites piqures d'inquiétude. Et cette impression se démultiplie, pour donner l'angoisse, qui elle-même se change en frayeur. C'est à cet instant que l'on redoute l'inconnu, c'est à ce moment précis qu'on devient vulnérable, qu'il devient difficile de déglutir et que la gorge se resserre. On s'attend à tout, à rien. Pour qui a de l'imagination, le moindre craquement devient un os que l'on brise, le sifflement du vent devient celui du serpent et les ombres se changent en abominations fantasmagoriques.

Un craquement retentit. La jeune femme cesse de respirer et se tourne vers la source du bruit parasite. Elle tente de se recentrer, persuadée qu'elle se fait des idées et que tout cela n'est que le fruit de sa propre frayeur. Toutes les raisons sont bonnes pour écarter cette atroce sensation d'être épiée, surveillée par ce monstre invisible qui rôde autour d'elle. Mais ce craquement, imperceptible en temps normal, avait néanmoins eu le don de faire tambourinner son fragile coeur dans sa poitrine. Sans pouvoir le contrôler, elle se sent accélérer. Elle n'a qu'une envie, rentrer et s'enfermer dans son nid lumineux pour oublier ce moment, chasser cette réalité qui fait d'elle une couarde.

Elle détaille le bout de cette rue-ci, sachant qu'elle est à deux pas de chez elle. Non loin s'amoncellent les déchets d'un commerce du voisinage... Elle se concentre un instant sur cette pile d'immondice et y discerne quelque chose qui sort de l'ordinaire. Incrédule, elle ralentit et observe avec davantage d'attention la nature de cet élément qui la perturbe tant. Une lumière, presque invisible au milieu de ce capharnaüm. Un frisson grimpe le long de son échine, jusqu'à sa nuque, lorsqu'elle croit comprendre de quoi il s'agit, et elle fait alors volte-face sans quitter du regard cette étrange manifestation. Elle jurerait pouvoir distinguer deux lumières distinctes, rougeoyantes, et elle est prise d'une terrible impression. Partagée entre sa panique qui lui ordonne de s'éloigner et sa logique qui lui intime d'ignorer ce qui devait être de faux bijoux reflétant les rayons lunaires, elle demeure donc immobile...

C'est lorsque les deux lumières s'éteignirent pour se rallumer instantanément qu'elle assimila la gravité de la situation, et qu'elle poussa un cri bref avant de se mettre à courir. Elle fuit, ayant abandonné ce courage factice pour n'écouter que son instinct de survie. Cours, lui dit cette petite voix salvatrice qui s'empare de ses membres et leur confère l'impulsion nécessaire pour pouvoir quitter ce cauchemar. Cours, ne te retourne pas, tu n'as pas besoin de regarder ce qui se cache dans ces satanés sacs.

Mais elle regarde, hypnotisée par cette curiosité naturelle qu'est celle des Hommes et, à l'instant où elle s'apprête à identifier la source de sa terreur, la voilà tirée dans les ténèbres par une force qu'elle ne peut identifier. Elle lâche un piaillement avant de disparaître complètement dans les limbes, ne laissant rien d'autre derrière elle que l'écho de son effroi, qui s'étouffe bien vite en un courant d'air parmi tant d'autres...

___


La demoiselle se réveille, allongée sur un lit de pierre et de bois. Un mal de crâne viscéral vient secouer son organisme déjà bien éprouvé par les évènements. Où est-elle et, plus important encore, pourquoi est-elle ici ?

Ses yeux s'accoutument à la noirceur des lieux. Elle peut finalement discerner ce qui semble être d'épais murs de briques. Une cave, un grenier ? Un lieu clos, en tout cas, un endroit où le vent hurlant ne parvient pas à s'infiltrer. Le silence règne, ses sens s'éveillent petit à petit, un par un. C'est alors qu'elle sent, elle découvre cet abominable fumet de charogne qui émane de ce lieu sordide. Un haut-le-coeur la frappe violemment, secouant son estomac et la désorientant. La mort et son parfum unique enveloppent ce lieu dans un brouillard infect.

Ce qu'elle avait pris pour du plancher se trouve être des ossements, un véritable tapis d'os. Paniquée, elle comprend qu'il s'agit principalement... non, intégralement, d'os humains. La demoiselle s'agite, en proie à une horreur sans nom. Elle sanglote, évoluant à quatre pattes dans cet enfer qu'elle aurait souhaité ne jamais connaître. Trouver une issue devient son seul mot d'ordre, alors elle tâte les parois de sa cellule. De la pierre froide et craquelée, du bois, mais pas la moindre porte ou même une trappe où elle pourrait se faufiler. C'est alors qu'elle touche autre chose.

C'est gluant, c'est humide, c'est visqueux. Elle cesse d'évoluer dans le charnier et, telle une aveugle, essaie de distinguer ce contre quoi elle vient de buter. Ses pupilles viennent se dillater encore davantage, jusqu'à ce qu'elle finisse par percevoir la nature de ce corps étranger.

Un hurlement s'échappe de sa gorge, et les sanglots gagnent en intensité. C'est un cadavre qui se trouve face à elle, celui d'un homme pendu au mur par une poulie grossièrement nouée, comme une misérable pièce de viande au bout d'un crochet. Elle se redresse en un éclair, courant comme un rat en cage pour trouver la sortie. Elle pleure maintenant, priant tous les dieux du ciel pour qu'ils soient cléments et lui montrent la voie.

L'araignée sent son fil qui vibre au rythme de ces lamentations, et elle vient quitter sa toile. Voilà que l'ombre descend, lentement, abandonnant le plafond où elle était accrochée pour s'approcher de sa proie. Alors la jeune femme voit le vraie visage de l'horreur dépeinte par les rumeurs. Sa voix se perd dans une plainte incompréhensible. Elle injure, s'insurge, supplie pour finalement se rendre à l'évidence. Aucun dieu ne l'écoute, personne ne la voit ici. C'est au beau milieu d'un royaume sans entrée ni sortie qu'elle se trouve, à la frontière des mondes.

Les innombrables crocs monstrueux et disproportionnés de la bête viennent dévoiler un gouffre béant, sans fond. Le mythe n'en est pas un.

Et les cris cessent.
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Trois jours et trois nuits s'étaient écoulée, identiques, imperméables les uns par rapport aux autres. Du fait de la pénombre brumeuse qui s'étalait sur la ville on ne pouvait distinguer ou prévoir les changements diurnes et nocturnes que par un léger changement de luminosité et par l'apparition ou la disparition de croassements provenant des bêtes noires ailées qui parcouraient le ciel et les cheminées le jour, à la recherche de quelque chose à picorer. Même avec le soleil au beau fixe, le temps restait bien souvent figé dans les ténèbres enfumées de cet automne horrifique aux mœurs météorologiques mystiques.

Les yeux encore endormis, collés par le sommeil, je m'étirais spontanément, assise dans mon lit aussi confortable que rudimentaire. C'était le troisième jour, j'avais désormais recueilli une pile de charges intangibles, de photographies douteuses décrivant les recoins les plus sombres et les plus froids de la basse-ville et leurs ombres maléfiques, distordues, dissimulées dans l'épais brouillard grisâtre. Une bonne dizaine de ces clichés venaient de moi, du matériel que j'avais emprunté aux fonctionnaires lâches et lents qui ne se rendaient jamais sur les lieux à la nuit tombée, qui ne faisaient rien pour avancer dans l'enquête ; les autres étaient ceux de commerçants divers, de passants graciés par le tueur qui au moment de la prise de vue avait probablement déjà la gueule pleine, ces-dernières faisaient alors systématiquement la une de la presse le lendemain, en couverture.

C'était un jour sombre, plus froid que d'habitude, plus noir que d'habitude, un temps que je devinais parfait pour sortir observer le monde, pour se dissimuler dans les rayons obscurs du soleil inexistant, chasseur et non chassé. A cette époque l'hôtel miteux était désert, les visiteurs et étrangers n'étaient que très peu nombreux au vu du lot de mystères dans laquelle la ville avait pris l'habitude de s'envelopper au fil des ans. Il faisait noir, mes volets étaient encore fermés. J'évoluais dans l'obscurité la plus totale, mon espace de travail faiblement éclairé par une petite lampe de bureau sous la lumière de laquelle je faisais défiler photographies et bouts de papiers aux contenus divers, des fois pertinents et des fois non. Je détestais le travail de bureaucrate, de gratte-papier, c'était sur le terrain que j'avais ma place, dans l'action, le danger. C'était mon élément, celui dans lequel je faisais évoluer l'enquête. Cloitrée chez moi de cette façon, j'avais l'impression de sasser et ressasser éternellement les mêmes indices, de me noyer dans un océan de détails superflus qui n'apportaient aucun faits. Soudain, un bruit retentit dans l'entrée, quelqu'un frappe à la porte. Trois coups secs, timides, presque maladifs qui ne laissent présager rien de bon. Je ne prends pas l'effort de m'habiller, curieuse, en petite tenue, je me précipite jusqu'au judas pour voir ce qui est venu s'abattre trois fois : un vieil homme, petit et maigre, l’œil vitreux et rouge enfoncé profondément dans l'orbite de son visage blafard, c'est le propriétaire de l'hôtel. J’entrebâille la porte en lui jetant un regard suspicieux, inquisiteur. Que me veut-il ? Sa réponse est immédiate, bien que suspecte, il me tend un paquet de ses deux mains vieilles et ridées aussi tremblantes que le ton de sa voix.

- C-c'est a-arrivé p-pour vous auj-jourd-d'hui...

Un colis rectangulaire, visiblement déjà ouvert. Je zieute le bonhomme d'un regard dédaigneux, presque mauvais : il fouille mon courrier. Son apparence chétive comme son désir irrépressible de me confier l'objet enveloppé me donne envie de vomir. Définitivement sur les nerfs, je lui arrache le bien des mains et lui ferme la porte au nez, sans lui répondre, sans le congédier, sans même lui souhaiter une bonne journée. Je l'ai déjà oublié.



La porte désormais fermée, je remarque soudain à quel point la température de la pièce est élevée et néanmoins humide. J'ouvre un volet dans l'optique de rafraichir l'air de ma chambre, peut-être aussi d'apporter un brin de lumière supplémentaire mais je ne perçois aucune différence, il fait sombre et l'atmosphère reste lourde, pesante. Le paquet énigmatique toujours dans les mains, je m'installe sur mon bureau et arrache l'enveloppe grossière et cartonneuse pour dévoiler son horrible contenu. Une boite à chaussure, tâchée de rouge ça et là. Mon sang se glace, mes doigts se crispent. Je connais ce sentiment, cette adrénaline, c'est la même que cette fois-là, il est là, tout près, dans cette boite.

C'est un cœur, un cœur humain.

Je le découvre alors que le mien bat la chamade, je l'admire. Il est là, pour moi, il accompagne un message aussi, mais il en est lui-même un, plus profond, un rapport étroit entre le chasseur et le chassé. Les questions naissent et fleurissent dans mon esprit. Est-ce une offrande ? Veut-il me chasser ? Probablement, l'organe est annonciateur, il est symbolique de la proie, du sacrifice, il me l'a donné en souvenir de ce soir-là, pour que je continue à le poursuivre. Cette découverte le rend le rend tangible, le fait exister réellement, vivre parmi nous, car ça ne peut être que lui. Et il tue. Je n'ai plus de doute désormais, les disparus sont morts et je retrouverai leurs cadavres. Je découvre un second objet non-identifié, enfoncé dans une artère, brutalement sectionnée, arrachée, il est coincé dans une valvule. Je plonge mes mains dans le cambouis et en retire un petit morceau de peau enroulé sur lui-même, maculé de sang coagulé, des mots y sont taillés : "205 Rue de l'Ombre Blanche", c'est une adresse ? Une invitation pour cette nuit ? Oui, je dis oui, oh oui je viendrai, je te retrouverai, tu ne m'échapperas pas cette fois-ci.

***

Seul, abandonné, se dressant non plus à partir du sol mais de l'épaisse couche de brouillard qui, selon mon impression, s'intensifiait mystérieusement au fur et à mesure qu'on s'en approchait, le bâtiment gigantesque possédait cette particularité architecturale qu'ont tous les complexes désaffectés, masse noire et fantomatique étrangement isolée des maisons alentours, comme si celles-ci cherchaient délibérément à fuir l'emprise ténébreuse de la bâtisse abandonnée. C'était ici, le 205 Rue de l'Ombre Blanche, avec du recul même le nom n'avait rien d'anodin, il semblait évoquer la menace, l'apparition que je pourrais tout aussi bien y trouver en m'engouffrant dans l'obscurité de l'entrée. J'aurais très bien pu y entrer par n'importe quelle fenêtre brisée ou mur démoli, mais la porte principale était ouverte et m'invitait à l'emprunter. Etait-ce un test, voulait-il que je frissonne en m'aventurant là-dedans ? Si c'était le cas, je me faisais une joie de braver l'interdiction et de mettre les pieds dans le couloir principal de ce qui auparavant était une caserne de pompier.


La nature avait repris le contrôle sur la zone, créant une atmosphère étrange et humide qui me pénétrait le corps et les os pour me faire frissonner longuement devant la salle d'accueil ravagée, inondée, ici les câbles électriques sortaient du plafond et pendaient mollement au-dessus du vide, là une étagère s'était écroulée sur la vitre de la loge du secrétariat. Prenant garde où je mets les pieds, je sors ma lampe-torche et entreprends de m'aventurer dans le couloir principal qui s'étend devant moi. Tous les sens à l'affut, j'émerge de façon consécutive dans les différentes salles obscures, témoin des sons environnant, des gouttes d'eau qui fuient à intervalle régulier des canalisations rouillées, du plancher vermoulu qui craque, des déplacements sournois des rongeurs dans les creux des murs. J'inspecte le rez-de-chaussée, puis le premier étage, aucune trace de ce pour quoi je suis venue, il n'est pas ici, il n'a rien laissé ici. Je passe donc devant l'escalier principal à nouveau dans l'optique de continuer mes recherches et remarque un détail qui n'était pas là avant, qui vient d'apparaître : une trainée de sang fraiche sur la rambarde qui se prolonge sur les murs et qui s'effrite, se disperse le long de la porte du deuxième étage. La clinique. Ici, les fenêtres sont condamnées, le noir absolu, il dévore la lumière de ma lampe torche qui semble ne plus éclairer aussi efficacement et se fait avaler quelques mètres devant moi.

Hhhhsssiiii...

Mon cœur sursaute, je fais un bond de terreur, réaction logique face au bruit soudain et non-identifié que je dénote provenant plus loin dans le couloir, sur ma gauche. Il veut que j'aie peur, il veut que le suspens et l'obscurité dévorent la moindre parcelle de courage en moi, je vais lui donner ce qu'il veut. Je n'avais pas été assez effrayée la première fois, alors je le suis désormais...

- Il y a quelqu'un ? frémis-je d'une voix tremblotante.

Évidemment, pas de réponse, je plonge donc dans l'inconnu. Un embryon de terreur se forme dans mon crâne, il me rappelle que je suis humain, mortel, il essaye de me faire croire que ce que je poursuis ne l'est peut-être pas. Les portes ouvertes et fermées s'alternent des deux côtés du couloir, dévoilant des chambres vides, des vestiaires désertiques, des bureaux abandonnés.

Hhhhhssissiiiiiii...

Un nouveau frisson me parcourt l'échine, je l'entends à nouveau, plus près, plus menaçant, plus déchirant.

- Anna-chan, j'ai peur, il fait froid...

- J-je sais q-que vous êtes là ! M-montrez-vous !

Cela venait d'ici, j'en étais sûre, indiquant avec ma lampe une nouvelle porte. Au moment où je pose ma main sur ce que je devine être la poignée, le liquide visqueux dont elle est enduite - que je dénote être de l'hémoglobine - glisse entre mes doigts et sur la paume de ma main. Maintenant je le sais, je suis sûre qu'il est ici. Spontanément, je pénètre dans la pièce, prête à esquiver le moindre piège, à parer le moindre assaut. Me suis-je trompée ?

Vide, elle est vide, pas juste vide de la présence hypothétique du tueur ; la pièce est entièrement, totalement, définitivement vide. Il n'y a rien ni personne ici si ce n'est un objet intrigant que je remarque après coup, posé à même le sol, disposé contre le mur à gauche de l'entrée. Je courbe donc l'échine, m'agenouille devant l'item inconnu et tâche de comprendre l'intérêt de cet élément que le tueur a délibérément laissé là pour moi. Conglomérat de résidus de peau, de chair et d'os, il s'agit d'une sorte de poupée macabre où des runes étranges aux significations inconnues semblent être gravées.



Crac.

Un sursaut spontané me fait me retourner instantanément en volte-face, prête à me défendre face à l'agresseur, dont la seule pensée qu'il puisse être une entité intangible capable de me faire du mal secoue mon corps de tremblements incontrôlés. Je fourre la preuve à conviction dans l'une des poches de ma veste et d'un pas qui se veut trop pressé, regagne le couloir par où je suis venue. Rongée par l'angoisse, mon palpitant tambourine contre ma cage thoracique. Oh j'ai peur désormais, si peur ! Les pensées morbides se font légions dans mon esprit, elles l'immobilisent, l'emprisonnent. Vais-je finir comme ses autres victimes ? Va-t-il me faire disparaitre moi aussi ? Va-t-il m'arracher la peau et les os pour en faire des poupées ? Impossible de lui échapper, j'étais djéà morte. Je l'avais senti. Il était là, il était juste là. Je panique, ma pupille folle cherche une sortie, un échappatoire, tandis que je me plaque contre les portes fermées, que je sens le vent frais souffler à travers les planches des fenêtres bloquées. Je le remarque maintenant, bien tard. Le long du mur, une trainée rougeâtre se profile jusque dans les ténèbres. Interdite, je m'arrête au milieu de ma course, transie, j'essaye de reprendre mes esprits. Je les vois, il n'était pas là, il est là, là maintenant, ses deux prunelles rouges chatoient dans l'ombre.


Il m'a retrouvée, il m'a... retrouvée ?

Mon expression change soudain du tout au tout, je n'ai plus besoin de faire semblant désormais. Le visage neutre mais l’œil pétillant d'excitation, j'évolue progressivement vers l'embrasement du bonheur, vers la quintessence de la joie. Je m'approche de lui d'une démarche sûre, d'un pas lourd et certain, la tête penchée comme si plus aucun effort n'était fait pour l'empêcher de se disloquer de mes épaules. Il est chair, il est os, il est sang et si laid, si monstrueux. Oh, je sais ce que c'est d'être différent, d'être comme lui. Mais le voir, comme ça, tapis dans l'ombre, ça me fait tout drôle, ça me donner envie de changer. Oui, je vais changer, je vais me modifier, retoucher le code qui fait ce que je suis. J'y pense et je l'ai, oui, c'est bon, on peut revenir à la mission. Regarde, je l'ai ajoutée pour toi, la troisième option, le nouveau choix : les parasites doivent être purifiés, les justes doivent être protégés... les monstres doivent être libérés. Je te parle désormais, essaye de deviner ce que je vais te faire ! Tu seras mon prototype, mon cobaye, n'est-ce pas merveilleux ? Allez, du nerf, je te souris car tu n'es pas un pirate, car tu n'es pas coupable tu es juste un monstre, comme moi, comme les autres, ceux qui viendront ensuite. Allons, approche-toi, je vais te purger, je vais te saigner et ensuite je te libérerai. Pourquoi recules-tu, tu ne veux plus jouer ? C'est dommage, on s'amusait bien pourtant. Oh, très bien, fuis si tu le souhaites mais la partie continue, ça n'en sera que plus intéressant. Tu m'as trouvée, à mon tour de trouver.

- On va jouer au loup Anna-chan ? Moi j'adore trouver les gens qui sont cachés !

- Alors on inverse les rôles désormais, je suis le chasseur et tu es le chassé. ♥


Dernière édition par Annabella Sweetsong le Mer 11 Nov 2015 - 2:35, édité 3 fois
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L'ombre s'approche de la silhouette. Le monstre malfaisant prend forme, offrant à la petite la joie d'apercevoir ses longs crocs et ses griffes distordues. Il siffle de plaisir, laisse sa langue démesurée battre l'air tandis qu'il salive d'impatience. Elle a répondu à son invitation et s'en mord les doigts désormais. Le prédateur nocturne laisse la peur l'enivrer, dégustant ces phéromones caractéristiques que l'humain laisse paraître, bien malgré lui, lorsqu'il se sait devenu proie. Et le monstre jubile, car il sait que ce n'est qu'une mise en bouche, et que c'est le coeur de cette jeune femme qu'il aura bientôt le plaisir de déguster.

Elle s'offre à lui, par curiosité morbide pour cet être si différent. Mais quelque chose semble trop beau pour être vrai. Les deux iris enflammés de la créature de cauchemar détaillent la silhouette. Elle ne se livre pas, elle est venue pour autre chose. Cette démarche qu'elle adopte, cette assurance, c'est une chasseuse. Les soupçons de la bête des ombres étaient justifiés, cette petite silhouette est trop parfaite pour n'être qu'une proie parmi les loups. Le monstre siffle pour intimider la jeune femme, mais rien ne semble pouvoir l'arrêter. Cette dernière transcende la peur, elle parvient à percer le voile qui lie le cauchemar à ce monde pour l'atteindre. La voilà qui arrive, et elle n'a rien d'une chétive victime, mais plutôt d'un démon qui en aurait endossé le déguisement.

Un léger rayon lunaire vient percer l'obscurité, s'immisçant entre les planches de bois épaisses qui couvrent les fenêtres condamnées des lieux. Et l'on découvre alors que la bête des ombres est faite de chair. Et c'est là que son aura maléfique s'atténue, que l'on distingue que le monstrueux masque des légendes cousu dans un songe, n'est finalement qu'un morceau de cuir lié par des cheveux tressés. Le voile noir qui constitue son corps n'est en fin de compte qu'un manteau usé et déchiré. Oui, le monstre est hideux, il n'a rien d'humain, mais il n'est rien de plus qu'un être perdu dans un royaume qui n'est pas le sien.

La chose fait un pas en arrière, tâchant de maintenir la distance avec la jeune femme. Comment peut-elle outrepasser la terreur ? N'est-elle pas humaine pour ne pas souffrir de ce mal ? La créature se recroqueville tout en reculant, faisant le gros dos dans une vaine tentative d'inverser la tendance. Elle est en colère, elle est en proie à l'incompréhension la plus totale. Alors elle se défend comme l'instinct le lui a enseigné, et se met à griffer l'air en exhibant ses dents gigantesques pour impressionner la faucheuse qui continue sa marche mortuaire. Mais cela n'a aucun effet...

Pétrifiée, la bête des ombres cesse de reculer. Les ténèbres changent de camp, venant se joindre à cette inconnue qui prend la parole en ricanant. Sa voix est glaciale, horrifiante, ce n'est définitivement pas une humaine. Le monstre pousse un cri sauvage, rageur, saute sur place et laisse un mince filet d'écume s'échapper de ses lèvres grises. Mais celle qui se déguise en femme s'en amuse, gloussant face à cette tentative de la menacer. L'animal se dresse, positionnant ses griffes pour frapper. Il tremble, sa posture n'est pas celle du prédateur qu'il a été jadis et, avec le peu d'assurance qu'il lui reste, il fonce sur la menteuse.

"TU-ES-A-MOI !"

Les lames qui font office d'ongles s'abattent vers le visage de la demoiselle. Dans le noir, un jet pourpre file à vive allure et vient maculer les murs.

__

La bête hurle, détruisant son masque par la même occasion. Elle est tangible, elle saigne. Elle est réelle, elle a peur. Les griffes n'ont rien touché, pas même la chevelure de givre qu'est celle de ce démon au doux visage. C'est un immense couteau de chasse qui s'est planté dans le bras de la chose, lui arrachant une bonne portion de chair et frappant son muscle de plein fouet.

Son regard vient croiser l'oeil unique de son ennemie. Elle le fixe, le visage déformé par un rictus macabre. Lui cherche à se défaire de l'emprise qu'éxerce cette figure démoniaque sur lui, mais il est trop tétanisé pour déployer la force nécessaire. L'adrénaline vient le sauver, lui accordant assez d'impulsion pour se dégager.

Vivement, il se retire et s'éloigne de l'arme crantée qui le fait tant souffrir. Se saisissant de son membre meurtri en serrant les crocs, il recule rapidement en grognant et finit par tomber à genoux, laissant le liquide qu'il chérit tant couvrir son pantalon et se répandre sur le sol. La femme est rapide, trop pour n'être qu'une simple citoyenne. Alors, de sa voix infecte de chat écrasé, le monstre reprend la parole d'un ton dépeignant sa profonde confusion.

"Qu'es-tu, à la fin ?"

La seule réponse qu'on lui apporte est un rire sardonique, dénué de toute émotion autre qu'un insatiable désir de tuer. Alors il commence à comprendre, il saisit enfin ce qu'il est. C'est le propre des monstres que de chercher à comprendre ce qu'ils sont. Et Nazgahl peut enfin définir ce qu'il y a d'ignoble en lieu, au travers de ce sombre miroir qu'est la demoiselle au coeur de pierre. Jamais il ne l'aura, car elle n'est pas de ceux que la terreur peut atteindre.

Et quand un épouvantail sait qu'il n'effraie plus, que lui reste-t-il alors ?

Nazgahl se retourne, en proie à la panique. Il se met à ramper comme l'animal blessé qu'il est. Son sang épais et noirâtre se répand derrière lui. Il ne se retourne pas, il ne cherche qu'à fuir cette menace qui s'approche pour l'achever, mais il entend derrière lui les claquements des talons. Son détracteur le suit de près, hilare face à cette impuissance. Et son rire vient percer les tympans du fauve, lui rappelant qu'au final, il n'est rien de plus qu'un misérable déchet que le monde souhaite voir disparaître.

Que lui reste-t-il alors ?

La jeune femme fait tourner son couteau comme une épée de Damoclès. Elle s'apprête à donner sa sentence. Nazgahl se risque à jeter un regard fugace en arrière et voit la folie dans cet oeil qui le surplombe, il distingue ce plaisir infâme qu'il ne croyait percevoir qu'en observant son propre reflet. D'un mouvement vif, il s'échappe à quatre pattes, ignorant sa propre douleur sous le coup de la terreur. Tel un canidé enragé, il vient s'enfoncer plus profondément dans le couloir, faisant face à un cul-de-sac. Son coeur bat la chamade, il se sait perdu. Seule alternative, une fenêtre condamnée qui l'amènerait vers le centre des locaux. Il est nyctalope, c'est là sa seule opportunité.

Toute l'énergie du désespoir le mène à défoncer les planches qui lui barrent la route à violents coups de tête. Quelques assauts lui suffisent à percer la faible barrière qui se dresse devant sa porte de sortie, et c'est au prix de malheureuses contusions et blessures légères qu'il s'échappe, s'enfonçant dans le labyrinthe pour échapper à la mort. Derrière lui, il distingue encore les échos de ce rire traumatisant qu'est celui de cette diablesse.


Dernière édition par Nazgahl Cradle le Jeu 12 Nov 2015 - 0:40, édité 1 fois
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Enveloppée dans les ténèbres adjacentes, dans les profondeurs nocturnes qui dévorent intelligemment chaque parcelle de lumière comme de par un génocide rituel et instinctif, j'évoluais le poignard à la main, toutes canines déployées dans un sourire sinistre, mon unique œil débordant d'une énergie machiavélique dont les uniques desseins ne sont désormais plus que la chasse, le sang et la chair. Je l'avais poignardé, j'avais vu le liquide visqueux et gluant déborder de sa chair à nue, déchirée sous le pan de toile noire à la texture indescriptible et libérant par effluves ces petites tâches tantôt rouges, tantôt noires suivant le diapason lumineux cerclant les lattes du plancher grinçant sur lequel la victime trainait ses pieds. Envahie par une vague de plaisir soudain, je n'avais cessé depuis de chercher de l’œil la moindre petite goutte rouge trahissant l'hypothétique passage de ma proie, l'appétit ouvert par ce symbolique coup de couteau qui avait entamé à la fois la chair de ma victime et l'inhumaine chasse à l'homme dont il était question. Fuyant comme un pauvre dératé pour sauver sa misérable vie, le malheureux n'avait pas remarqué que, tel le petit Poucet, son hémoglobine trop désireuse de quitter sa chair fracturée formait un jeu de piste enfantin que je n'avais plus qu'à remonter tranquillement pour finalement me retrouver à nouveau face à lui.

Bientôt donc, l'ombre blanche fantomatique formée par la réverbération de la lumière aveuglante des rares lampadaires sur ma veste légèrement maculée quitte l'obscurité du bâtiment désaffecté, guidée dans la noirceur des ténèbres par les gouttelettes auburn maculant ça et là le sol poussiéreux éclairé par le faisceau lumineux de la lampe de poche. D'un pas sûr et régulier, je balance devant moi le voile diaphane inquisiteur dévoilant la présence de grappes rougeâtres éclatées sur le chemin. Naviguant d'indice en indice, mon œil me guide dans l'obscurité, avide et minutieux, il cherche les îlots sanglants qui maculent le goudron et se regroupent de temps en temps en petits paquets définis. Analysant ces pertes, je devine le trajet de ma victime selon son épanchement, je la vois s'arrêter momentanément et s'accouder contre un mur, je la vois hésiter pour se décider de quel chemin elle va prendre, je la vois quand elle marche un peu plus paisiblement en se sentant en sûreté et je la vois quand elle sursaute de terreur, effrayée par une ombre fugace ou par un bruit étrange dans la noirceur de la nuit, pour juste après prendre soudainement ses jambes à son cou et se mettre à courir. Je la vois.

- Anna-chan a l'air contente ! J'aime quand Anna-chan est heureuse !

La gamine s'étend naïvement sur mes sentiments, elle aussi vibre de cette adrénaline à l'ascendance simiesque rappelant nos plus sombres origines, et bien que je préfère l'ignorer, au fond de moi ses paroles résonnent comme le gong d'un tambour en me rappelant à quel point je baigne dans cette catharsis onctueuse de la félicité. Heureuse, contente, c'est pourtant les adjectifs qui me définissent sur le moment, qui ont pour conséquence ce sourire aux lèvres malsain dont je ne peux me défaire, cette lubie maniaque de vouloir m'atteler au travail qui m'incombe sur ma bête de foire, de jouer avec ses entrailles, de la massacrer lorsqu'elle est encore vivante, de le purger avant de l’annihiler une fois pour toutes. Désir charnel et humain, alors que mon regard fiévreux poursuit continuellement les tâches de sang sur le sol, mes pulsions sanguines dessinent dans mon esprit les traits tirés par la souffrance sur le visage horrible de ma proie, elles me rappellent cette différence avec les autres missions, cette chance que j'ai désormais d'avoir cette poupée vivante avec laquelle jouer, sur laquelle me déchaîner pour n'en laisser que des miettes. Loin de ma divine mission, loin de cet enfer purgatoire qu'il m'importe d'infliger aux plus terribles criminels, je me baigne dans la joie de ma découverte, dans ce loquet déverrouillé d'un troisième choix si compatissant, si subtile et à la fois gore et inhumain. Ce n'est plus tuer, capturer, livrer comme avec ces pirates qui pour certains ont malheureusement l'obligation de rencontrer leur destin par une peine capitale délivrée par un autre bourreau que moi, c'est la permission toute accordée de faire couler le fiel, le venin hors de ce corps défectueux, putréfié.

- Et beh ! Anna-chan elle aussi semble aimer jouer au loup !

Arrivée au bout de ma piste, je bloquais soudain les valves déchainant le torrent de pensées qui m'assaillit. Disparaissant dans le bosquet ou bien la haie encerclant l'une des nombreuses maisons toutes beaucoup trop similaires d'un quartier résidentiel étrangement calme, les traces se poursuivaient de l'autre côté du feuillage, sur le chemin de terre découpant le petit jardin de la propriété, et s'écaillaient sur le bois de la terrasse menant à l'intérieur de l'humble demeure. La porte, entrouverte, comme laissée à l'abandon, semble mener sur un corridor baignant dans un océan de noirceur qui m'invite à venir découvrir ses plus terribles secrets. Intriguée, je franchis donc le seuil et longe le couloir jusqu'à me retrouver dans le hall d'entrée. Autour de moi les murs décorés à la fois de cadres photos et d'une tapisserie immonde sont parsemés de marques de mains et de griffures sanguinolentes, les meubles environnants brutalement renversés gisent sur leur flanc, leur contenu éparpillé sur le sol. Il est ici, c'est certain, c'est sa tanière. Je l'ai trouvé.

Car ici le sang de la bête se mêlait à d'autres longues trainées brunes recouvrant le sol comme un long tapis ignoble s'étendant sur toute la longueur du couloir, ici la porte de la cave avait été si maltraitée, si déformée qu'une teinture rougeâtre faite de sang et de chair avait vraisemblablement recouvert le panneau de bois et enrobé la poignée ronde d'une épaisse couche de quelque chose de visqueux et non-identifié. D'ores et déjà ouverte, un escalier m'invitait à descendre pour rejoindre ma victime que je devinais terrorisée, roulée en boule dans un coin de l'espace aménagé en cimetière humain. Vaste pièce souterraine bordée de murs rocailleux et d'un sol en béton probablement gris à la base, les cadavres et résidus divers en voie de décomposition tapissaient la pierre d'un sédiment blanc et rouge pestilentiel et intenable. Camouflant mon nez, je descends une à une les marches tout en balayant chaque recoin supplémentaire à chaque degré parcouru. Arrivée à mi-chemin, le faisceau s'attarde sur un élément immobile mais grossier lové contre une étagère de conserves, une silhouette légèrement tremblotante qui, comme pour répondre à l'appel de la lumière, tourne spontanément vers moi ses deux yeux dorés dans le flash de la lampe, avant de reculer soudainement vers le mur le plus proche.

J'arbore un sourire, un sourire angélique pour une fois, comme celui d'une mère venue récupérer son enfant, comme celui d'une gamine à qui l'on donne des bonbons, une façade qui ne peut plus décemment cacher la joie qui m'insuffle de l'avoir retrouvé à nouveau. Désormais descendue au dernier pallier, des craquements sinistres retentissent tandis que mes bottes crissent sur les os décharnés mêlés de morceaux de chair en putréfaction.

- Non, ne m'approchez pas ! piaille la voix d'animal écrasé.

Lentement, je m'exécute malgré ses interdictions, malgré la peur qui parle à sa place, j'avance tranquillement jusqu'à être devant son corps miteux et déformé, roulé en boule, paralysé par l'effroi. Ma main gauche vient alors chercher le col de ses haillons pour le soulever face à moi tandis que mon bras droit prend de l'élan et que son poing dur comme fer vient percuter le faciès osseux de ma victime, l'expédiant immédiatement au royaume des songes.

- Tekkai... Kenpou.
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Plongé dans les limbes de son propre esprit tourmenté, la bête endormie se perdait dans ses souvenirs enfouis, histoires de chasses et autres traques mais, bien entendu, elle revoyait également ceux qu'elle cherchait à occulter par tous les moyens. Tout était sombre, embrumé, Nazgahl croyait évoluer dans un océan de noirceur. Il se sentait porté par le courant, flottant dans cet océan spirituel, quand une voix le tira subitement à ses songes...

"Nazgahl, foutue racaille sortie des tripes de ta truie de génitrice. Viens te battre, espèce de lâche ! Tu déshonores les runes que tu portes, tu fais honte à notre meute ! Je vais t'étriper et je vais bouffer ton coeur de rat, tu m'entends misérable raclure boueuse ?"

Le grand individu masqué dont le corps titanesque était couvert du sang d'un autre, leva son immense machette tribale taillée dans un fémur humain, et la lame tomba comme une guillotine.


_

Une vive douleur l'extirpa de ce cauchemar pour le mener de force à un nouveau. C'est en hurlant de souffrance que le fauve se réveilla. Reprenant peu à peu conscience, il tenta immédiatement de s'enfuir par instinct de survie, et cela avant même de savoir ce qui venait de se passer. Il fut surpris de constater que des liens limitaient ses mouvements. Incrédule, il ouvrit davantage ses yeux, fort heureusement pourvus de nyctalopie et, avec stupeur, il constata qu'on l'avait attaché aux poignets avec d'épaisses chaînes rouillées.

Ces chaînes, il les connaissait, c'étaient celles de sa propre tanière, celles qu'il utilisait pour pendre la viande et la laisser se vider du sang dont elle était gorgée. Un coup sec sur ces liens lui permit bien vite de comprendre qu'il ne s'agirait pas d'une partie de plaisir que de s'en défaire. Apeuré, le fauve força un peu sur son bras gauche et fut soudain frappé d'une nouvelle pique de douleur, remontant jusqu'à son visage qui se crispa en un foudroiement nerveux. Alerté, le monstre se tourna vers l'origine de son mal, et y découvrit une immense plaie ouverte, d'où son os perçait la chair en une bouillie sanglante. Aussi terrifié qu'interloqué, il entreprit d'analyser les lieux en une série de mouvements de tête nerveux.

C'est alors qu'il commença à se remémorer les évènements récents. Un coup sur la tête, violent, l'assaut d'un démon au corps de femme, un seul oeil. Il avait tenté de parer, s'était cassé le bras. Il saignait, il pissait le sang, ce n'était pas celui d'une proie mais bel et bien le sien qui perlait à grosses gouttes. Son rythme cardiaque accéléra, sa respiration se fit haletante. Le démon n'était pas parti, et il allait revenir. Nazgahl le sentait, il pressentait le retour de cette ignoble machine à souffrance qui le guettait, le traquait, et riait de son malheur.

Son corps s'éveilla encore davantage à de nouvelles sensations insupportables. Il découvrit avec stupeur une ablation bien plus horrible que cette simple plaie. Ses yeux s'écarquillèrent brusquement et il se retrouva tétanisé lorsqu'il comprit pourquoi l'extrêmité de ses pattes le faisaient tant souffrir...

Il n'avait plus de griffes.

Les chaînes s'agitèrent en une série de cliquetis violents tandis que le corps de l'animal ligoté se secouait chaotiquement. Il était pris de spasmes et plus surprenant encore, il pleurait. Le monstre, la bêtes des Blues, la chose cachée sous le lit sanglotait comme un enfant dans un râle si vibrant, si plein de vie, qu'on eut crû un instant qu'il puisse être un homme, et rien que ça.

Qu'on le blesse passe encore, mais ses griffes... C'était l'essence même de sa nature de chasseur qui s'effondrait avec l'ablation de ces appendices. Ses armes premières, ses atouts offerts par la nature pour déchirer et éventrer. Ses griffes étaient tout pour lui, pour ce fauve sans foi ni loi qui n'éprouvait de joie que lorsqu'il commettait ses crimes. Et cet être diabolique, cette succube sortie tout droit des Enfers, elle venait de lui voler sa seule source de joie. Nazgahl n'était plus rien d'autre qu'un serpent à qui on subtilise le venin. Sans ses armes, et sans la terreur qu'elles inspiraient, il n'était que l'ombre de lui-même.

Ses larmes se mêlaient au sang, et lui ne comprenait pas, il ne pouvait concevoir que de puissant chasseur, il était redevenu victime d'un prédateur plus puissant que lui. Et ce qu'il ne pouvait comprendre, il le réfutait avec violence. Alors il se mit à rugir, autant de colère que de confusion, forçant sur ses liens comme une bête en cage. Ses jambes étaient liées également, il était étiré sur le mur comme une peau de bête qu'on expose après la chasse, il était sans défense et incapable de se mouvoir. Il avait peur, il avait froid, il avait mal. Mais ne sachant implorer aucun Dieu, sinon les terribles divinités de son peuple cannibale, il continuait à s'égosiller, sachant pertinemment que rien ni personne n'entendrait ses cris par delà les murs colossaux de la cave. Il l'avait choisie pour cette même raison...

Cette demeure, il l'avait élue comme sa tanière. Un vieillard victime de sa folie meurtrière y habitait, il l'avait dépecé pour agencer les lieux comme il lui plaisait. Bien sûr, il avait envisagé d'en changer régulièrement, mais jamais l'ancien propriétaire n'avait reçu de visite. C'était chez lui, maintenant, le parasite en connaissait fissures et recoins comme personne, et même un être tel que lui parvenait à percevoir l'ironie de se faire enfermer dans son propre domaine.

"Te voilà réveillé ?"

Le fauve cessa de hurler. Cette voix angélique, cette douceur malsaine imprégnée d'une folie sans égal. Il la reconnaissait. Son détracteur, ce démon cauchemardesque, c'était elle. Nazgahl pivota légèrement sur sa gauche, c'était tout ce que lui permettait sa situation. Mais il n'aperçut qu'un fugace mouvement dans son champ de vision périphérique. Un ricanement mauvais lui parvint. Nazgahl s'étouffa, sujet à des sueurs froides. La tête lui tournait, il avait perdu bien trop de sang...

"On va pouvoir commencer."

Ce ton si infantile, cette sonorité innocente. Cette monstruosité prédatrice jouait avec lui comme il savait le faire avec ses propres proies. L'écume aux lèvres, les globes oculaires roulant furieusement dans leurs orbites, la créature masquée se savait perdue mais s'accrochait à la vie. Son instinct lui dictait de continuer à forcer vivement sur les chaînes pour se défaire de leur emprise, tout en lui ordonnait de se libérer et de fuir aussi loin que possible de cette femme barbare qui lui ressemblait autant qu'elle le terrifiait...

Mais la peur, son allié de toujours, la peur s'était retournée contre lui comme une garce qui trouve meilleure maîtresse ailleurs.

Le fauve criait à s'en arracher les cordes vocales. Et les piaillements de cette bête apeurée, mêlés aux rires tonitruants de son bourreau, tout cela formait une symphonie décadente aux airs apocalyptiques. Nazgahl voyait, dans les ténèbres, ses précédentes victimes.

Et au fond de lui, il finissait par les envier. Il se projetait dans son propre avenir mortuaire en observant les orbites creuses des cadavres qui lui faisaient face, assis le long du mur opposé comme un lugubre public profitant de ce spectacle atroce. Lui qui chérissait tant la survie voyait désormais la mort comme une amante bien plus douce. Alors, dans un sanglot étouffé, il chuchota.

"Pourquoi ?"

Elle l'ignora, bien sûr, se contentant de traîner à lui une table à roulettes qui se situait auparavant dans le salon du vieil homme. Et sur cette table, il découvrit le véritable musée de la torture. Couteaux, scalpels, lames, récipients vides prévus pour accomplir les macabres fantasmes d'un esprit tordu et corrompu. Nazgahl détruisait tout ce qu'il touchait, mais de la manière la plus élémentaire qui soit. Il tuait pour ne pas être tué lui-même, il terrorisait pour ne pas craindre ses rivaux.

Mais cette femme, cette chose... Elle était bien plus machiavélique que lui. Sans coeur, sans peine, sans âme.

Fouinant un peu dans son matériel infernal, la femme dressa avec une fierté mauvaise deux ustensiles bien particuliers. Un écarteur buccal dans une main, et une titanesque pince-tenaille dans l'autre. Suffocant, toussant et pleurant, le fauve détailla les deux engins sans pouvoir analyser leur utilité. Ce n'est que lorsqu'elle mima le geste d'un arrachage de dents qu'il finit par comprendre.

A cette danse de sang et de larmes, un autre liquide bien moins glorieux vint se joindre. Le pantalon de Nazgahl en fut rapidement couvert, et il se mit à sangloter de plus belle, abandonnant le peu d'honneur qui se tortillait encore au fin-fond de lui. Cette chienne venait de détruire le peu qui restait du chasseur, et se complaisait à jouer avec les morceaux comme une enfant décapitant une poupée.

Quelle triste ironie...


Dernière édition par Nazgahl Cradle le Dim 15 Nov 2015 - 21:37, édité 1 fois
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Je conservais un regard fasciné par la vision de ces énormes griffes, les magnifiques prolongements de ces doigts meurtris qui n'avaient absolument plus rien d'humain, mais étaient de véritables grappins permettant de tailler la chair et de s'accrocher, se suspendre aux surfaces verticales aussi facilement qu'un primate pouvait le faire avec les branches d'un arbre ; je les tenais en face de moi, enveloppées dans un sachet en plastique transparent que je suspendais par un pincement du pouce et de l'index à quelques centimètres de ma prunelle irrépressiblement désireuse de nourrir ma curiosité maladive. Accoudée à la table à manger, une cigarette juchée entre l'index et le majeur de ma main gauche, j'attendais que ma malheureuse victime se réveille de son sommeil de plomb pour continuer mon petit jeu, me délectant en attendant de la découverte, de l'inspection de ces premiers organes que j'avais pu lui arracher, non sans mal ni incroyables efforts, alors qu'il était encore endormi.

- Il est vraiment rigolo, ton nouveau copain, Anna-chan !

Immunisée à ce genre de remarques, j'ignore une fois de plus la petite voix dans ma tête, définitivement perdue dans la contemplation des strates et rainures du bois d'acacia ; les mains caressant doucement la surface de la table, je m'imprègne des reliefs dans l'attente d'un bruit, d'un signe, d'un hurlement significatif qui ne tarde pas à se faire. Transperçant soudainement le silence de la nuit, la longue plainte inhumaine s'abat comme la lame d'une guillotine, elle enfle et gagne en intensité pendant de longues minutes avant de se transformer petit à petit en long gémissement pitoyable, tel le cri d'une bête à l'agonie. Il venait de se réveiller.

***



Le visage à demi-masqué dans les plis de mon écharpe pour échapper aux vapeurs nauséabondes libérées par les corps en putréfaction, je me tenais debout, face au supplicié menotté par ses propres artifices au mur, mouillé de divers fluides résultant de ses douleurs physiques comme psychologiques. Pitoyable, insignifiant, le monstre venait de perdre cinquante pourcent de ce qui faisait de lui une bête innommable, un prédateur et en était réduit à supplier, à demander "pourquoi" de sa bouche incongrue pleine de salive, les traits plissés dans une ultime expression de terreur et l'angoisse. Je ne pensais pas qu'il méritait de connaître la réponse, à vrai dire, et il n'en avait pas véritablement besoin de toute manière. Non, à la place je saisissais le matériel disposé dans un alignement parfait sur la table à roulettes que j'avais descendue de la surface pour venir me servir d'établi. Laissant planer ma main au-dessus des différents outils comme indécise par le choix cornélien qui s'offre à moi, ma paume se referme finalement sur un ouvre bouche médical, objet le plus insolite et, à tort, possédant l'aspect le moins terrifiant de ma collection.

Spoiler:

L'homme me voit agir sans comprendre, ne laisse transparaitre aucune compréhension, il continue à résister, à tirer sur ses chaînes sans se douter de ce qui arrive et je prends un malin plaisir à observer la scène, à attendre impatiemment ce moment où je verrai cette petite lueur d'espoir au fond de ses prunelles avides et décolorées par la douleur disparaître. Alors je saisis mon second outil, une gigantesque pince dont l'objectif ne laisse désormais planer aucun doute sur mes véritables intentions. Et je me nourris de sa peur, de sa détresse, de ces derniers instants de lucidité où il se sent quelque chose, où il peut encore s'imaginer redevenir chasseur un jour, où il peut encore regretter le temps passé à égorger, éventrer ses victimes et se repaître de leur sang.

Mais il comprend désormais, face à ce monstre, ce nouveau monstre qui lui ne se nourrit pas de la chair, ni de la peur, mais de la douleur qu'il inflige, cette noirceur qui fige ses sentiments dans sa poitrine et le rend davantage inhumain. Dans sa tête, la comptine commence, enfantine, obsédante, alors elle se surprend elle même à le siffloter, à la muser. Et alors qu'elle énumère ses victimes, ce décompte infernal entêtant qui commence pour ne plus cesser, elle voit l'effroi sur le visage de la bête, ou plutôt, elle voit le visage de la bête dans son enveloppe d'effroi. Face à l'impensable, l'animal perd la foi, il perd l'espoir et appelle donc un sauveur qui ne viendra jamais, avant de voir sa voix totalement paralysée dans un grognement guttural après le coulissement sec et soudain de la crémaillère resserrant l'étau de l'écarteur buccal. Le jeu commence alors, pour lui, pour elle, pour moi.

- Un...

- BWAAAAAAGGHHHHHHHNNNN !!

- ...deux...

CRACK.

- ...trois...

- AAAAARRRGGHHHH !!

- ...nous irons au bois.

Un geyser de bave et de sang s'échappe à chaque croc arraché, imprégnant l'atmosphère d'une odeur nauséabonde de sang pourri et séché. Mais cela n'arrête pas l'horreur pour autant, au contraire elle l'intensifie, elle lui donne cette dimension purgatoire qu'elle mérite d'avoir, ce sentiment d'épurer le corps du monstre systématiquement, à chaque dent arrachée, à chaque coup porté, à chaque flot d'hémoglobine recraché. Alors la chanson continue, elle ne cesse jamais, elle va toujours plus loin jusqu'à ce que les cris soient noyés dans des gloussements sanguinolents, jusqu'à ce que les globes oculaires semblent sur le point de quitter leurs orbites, jusqu'à la perte totale et spontanée de conscience, le véritable trou noir. Et malgré tout elle se poursuit : malgré les mugissements, malgré la paralysie, malgré l'incontinence, même dans l'inconscience, jamais la comptine ne s'arrête.

CRACK. SHRACK. CRACK.

Le corps se contorsionne, balloté par des mouvements brusques, parcouru par des spasmes.

CRACK. SHRACK. CRACK.

La chanson continue.

CRACK. SHRACK. CRACK.

- ...trente-quatre, trente-cinq, trente-six, je te les ai toutes prises.
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"Tu crois que t'as ce qu'il faut pour faire partie de la meute, sous-être ? T'es moins qu'un rat Nazgahl. Si on te met pas sur la broche avec le reste des proies, c'est parce que ta chair de lâche pourrait rendre nos troupes impuissantes ! Misérable !"

___

Elle lui avait tout pris.


Le monstre n'était plus, à la place se tenait mollement une silhouette amoindrie et fragilisée, un demi-humain n'ayant la force que de gémir et de cracher, la tête baissée, les yeux vides et les muscles relâchés, laissant une épaisse coulée de bave rougeâtre tomber de ses gencives mises à nue par le diable en personne. La pauvre bête, parfois secouée de maigres spasmes, sanglotait par moments, apercevant d'un oeil ses trente-six crocs baignant dans une eau impure, au fin-fond d'une gamelle cabossée et poussiéreuse.

Ses doigts dénués de griffes se contractaient doucement, comme pris de légers chocs électriques à peine perceptibles, et son corps entier tremblait faiblement. Il occultait la douleur, il tâchait de doubler la fourbe souffrance qui lui rappelait sans cesse qu'il était encore vivant, encore sujet aux terribles fantasmes de cette ignoble gargouille rieuse aux airs de fillette... Celui qui avait jadis été le plus meurtrier des fauves était ailleurs, en pleine introspection, caché en lui-même comme un enfant qui pleure sa mère. Il avait tenté de se retirer de cet univers lugubre que lui imposait cette créature malfaisante, il avait souhaité échapper à sa propre condition en se réfugiant dans un monde de songes, se noyant dans ses propres souvenirs pour fuir la terreur.

Mais son passé n'était guère plus enchanteur que son présent, et il ne faisait que sombrer dans les abysses de sa triste existence, cousue dans la violence et la peine. Une vie de "chose", de "marginal", un parcours bestial effectué dans un vain espoir de comprendre le monde et de se comprendre soi-même. Nazgahl était autrefois plein de vie, de questions, d'angoisses également... Maintenant, il se sentait vide, dénué de sa volonté de blesser pour jouir du mal d'autrui tout en se nourrissant de chair encore imprégnée d'adrénaline.

Qu'allait-il devenir désormais, que lui restait-il maintenant que cette garce l'avait privé de tout, y compris de sa maigre dignité et de son faible équilibre ? Nazgahl ne percevait pas cela comme une étape, mais comme la fin de son histoire. Il disparaîtrait aujourd'hui, au fond de son domaine, dans ce charnier qui lui était si familier. Personne ne se souviendrait de lui, personne n'irait pleurer à sa mémoire, il crèverait seul comme le sale parasite qu'il était, sans le moindre espoir de reconnaissance de la part de son peuple décimé qui devaient rire de lui à s'en arracher les cordes vocales et l'attendre de pied ferme, depuis l'enfer.

"Maintenant que tu es purifié, je vais pouvoir te libérer."

Le coeur du fauve agonisant battit subitement la chamade. La jeune femme était juste devant lui, de dos, nettoyant ses ustensiles de torture d'un petit chiffon blanc avec une minutie et une tranquillité horrifiante. Elle préparait son lugubre bouquet final, un sourire mesquin, mais curieusement innocent aux lèvres. Nazgahl pressentit alors qu'il n'était pas prêt, il ne voulait pas mourir ici auprès de cette traînée qui ne souhaitait que le voir souffrir, encore et encore. Il avait une oeuvre à accomplir désormais, celle que Nel lui avait promis de réaliser s'il marchait à ses côtés. Il deviendrait un gladiateur, un épouvantail, il se devait de survivre, outrepasser cette épreuve, car c'était là son seul objectif.

Les pupilles rouges se mirent à danser furieusement dans leurs orbites, se focalisant d'abord sur les liens pour ensuite venir balayer le sol. Des cailloux, des ossements, rien qui ne puisse lui sauver la mise. La terreur montait, sa sueur se faisait de plus en plus froide, il se sentait presque fondre et disparaître tant il redoutait l'instant fatidique où la lame de cette folle viendrait l'achever, probablement en exposant ses tripailles sur le plancher dans une dernière symphonie de hurlements paniqués. Se cacher, se dissimuler, quelque chose...

Il se sentait fondre...

Il fondait.

___

Il fondait ?

Oui, le monstre fondait. Nazgahl se sentait descendre, lentement, perdre en solidité pour ne devenir qu'une informe masse boueuse qui gargouillait silencieusement en se déformant. Il sentait ses bras perdre en consistance, se ramollir lentement pour se détacher de ces chaînes titanesques qui le retenaient. Que lui arrivait-il ? Etait-ce encore ce fruit curieux qu'il avait ingéré qui produisait cet effet mystérieux ?

Il n'était qu'une flaque, désormais, une sorte de forme marécageuse et cauchemardesque, s'écoulant le long du mur de pierre humide en un son visqueux, une flaque qui émettait des clapotis furtifs tout en se déplaçant gentiment sur le côté. Il se sentait attiré par le cadavre situé à ses pieds, comme sous l'emprise de cette dépouille aimantée qui voulait l'amener à lui. Tout se déroulait très vite, et c'est sans un bruit qu'il se laissa avaler par le corps de la jeune femme qu'il avait dépecé le jour précédent.

Il comprenait désormais. Par les yeux de ce corps en décomposition, il voyait son bourreau. Il ne bougeait pas d'un cil, telle une statue de peau et d'os, il jouissait de cet infime plaisir de pouvoir l'observer sans qu'elle ne puisse interpréter ce qui se tramait, ce voyeurisme malsain l'emplissait d'espoir. Il se sentait revigoré, bien que profondément meurtri.

La femme se tourna brusquement, et une délectable surprise fut lisible sur son doux visage déformé par la folie. Elle se mit à tout détruire, jetant la table contre un mur pour vérifier que sa proie ne se soit pas glissée dessous, frappant les murs pour y trouver une faille. Elle paraissait hors d'elle, comme trahie par un amant, s'arrachant les cheveux en hurlant de rage. Mais Nazgahl demeurait immobile et d'un calme olympien, faisant le mort au sens littéral du terme, bien à l'abri dans le corps de cette innocente victime. Elle fouilla ainsi parmi les ossements, déblayant le sol de ses mains couvertes de sang, transpirant la haine et l'indignation.

Comme prise d'une idée de génie, elle se tourna vers la porte fermée, le souffle court.
Elle était tournée. Accroupie devant lui sans savoir que l'objet de son désir se trouvait juste là.

Il saisit un fémur brisé, sans un bruit, animant les muscles de la défunte en jubilant...

...Et il enfonça son outil dans l'épaule de son bourreau, si profondément qu'il put entendre la chair s'écraser et l'os de son némésis qui se brisait sous la pression. Il sourit, déformant le visage mortuaire de son enveloppe factice en un lugubre craquement, ce corps malmené et pourri de l'intérieur lui servant bien plus qu'il n'aurait pu le croire.

La diablesse se tétanisa, les yeux rivés dans ceux du cadavre qui venait, contre toute attente, de lui porter un coup d'une rare violence. Profitant de cet instant de confusion, le monstre sans visage la fixa un instant, droit dans les yeux et, de cette voix féminine déformée par la mort elle-même, il murmura en détachant chaque syllabe :

"Tu-ne-m'auras-pas..."

Et le corps possédé bondit, laissant son arme enfoncée dans le corps de son opposante. Il se propulsa en avant, défonçant la porte d'un violent coup de tête qui brisa, en partie, son enveloppe purrulente. La bouillie noire commençait à s'écouler en de minces filets, mais il n'en avait cure. Il était libre, il était sorti de cet enfer sans nom dans lequel l'avait plongé cette chose qui n'était pas plus humaine que lui. La laissant là, blessée et choquée, en ripostant par un bien maigre châtiment en comparaison de ce qu'elle avait pu détruire en lui, il s'enfuit de son charnier pour ne plus jamais y revenir, escaladant les marches quatre à quatre sous le regard ahuri de son ennemie.

Et tandis qu'il boîtait dans les rues de Logue Town, dans ce corps de zombie qui perdait en consistance à chaque pas qu'il faisait, Nazgahl se sentait à nouveau respirer, il se voyait à nouveau vivre et détruire. Mais pourtant, le fauve pleurait. Non pas de joie, mais de terreur. L'image de cette jeune femme, cette phrase si douloureuse et humiliante qu'elle lui avait envoyée comme une épine en plein coeur. Cela resterait gravé dans son esprit malade à jamais, comme la sinistre voix d'une faucheuse qui hante ceux qu'elle a frôlé du doigt.

*...Alors on inverse les rôles désormais, je suis le chasseur et tu es le chassé...*

Et putain, qu'est ce qu'il avait froid.


Dernière édition par Nazgahl Cradle le Mer 18 Nov 2015 - 1:38, édité 1 fois
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"L'énigme des mystérieuses disparitions de Logue Town enfin résolue ?"
"Mercredi dernier, le voile planant sur l'affaire provoquant la peur et l'angoisse de nombreux habitants de Logue Town depuis plusieurs semaines a enfin été levé. Présumé coupable de la mort de plusieurs dizaines d'individus, l'auteur des faits, un certain 'Jacques Le Ventreur', a finalement été arrêté grâce à une poursuite sans relâche réalisée par la détective Elizabeth Butterfly, déjà réputée sur Las Camp pour avoir contribué au démantèlement d'un réseau de criminels. Après avoir remonté la piste du coupable et avoir découvert le lieu du crime où furent retrouvés pas moins de vingt-cinq cadavres, la jeune femme aurait finalement réussi à mettre le criminel hors d'état de nuire avant d'appeler des renforts, sévèrement blessée à l'épaule. Le maire a personnellement tenu à féliciter l'inspectrice en charge de l'affaire dont l'intrépidité et le courage sans faille ont permis de mettre fin à ce carnage sans précédent."

Allongée dans mon lit d'hôpital, je parcourais les différents articles des nombreux journaux dont je faisais systématiquement la une. Malgré mon visage qui laissait magnanimement transparaître une expression neutre pendant que je lisais les différentes éloges à mon égard et réceptionnais les remerciements comme des petits pains, je bouillais véritablement à l'intérieur, folle de rage à l'idée que le véritable coupable se soit en réalité enfui. Je me remémorais encore la scène ou, trop sûre de moi, je lui avais tourné le dos et où il avait utilisé d'un quelconque subterfuge pour... pour... Non, je refusais d'y croire.

Alors que je m'apprêtais à achever la bête, à le rendre au néant auquel elle appartenait, quelque chose d'effroyables s'était passé. Irréel, irrationnel, même maintenant je me refusais à trouver une explication sordide qui puisse décrire le lien entre les différents faits qui s'étaient enchaînés, me laissant quelques secondes plus tard éberluée, incompréhensible face à ce qu'il venait de se passer. Alors que je faisais face aux chaînes désormais vides de tout prisonnier, de tout l'être que je venais de purifier, de purger, quelque chose m'avait soudainement entamé l'épaule et était venu s'enfoncer et s'écraser contre ma clavicule. Et alors que je relevais le regard vers ce que je soupçonnais être mon monstre, je m'étais retrouvée face à... un mort. Une morte pour être plus précise. Les orbites vides, la peau blanche mordue, arrachée, la chair à vif, les organes ballotant à l'air libre et un bras disparu, elle se tenait pourtant là, devant moi, auparavant magnifique jeune femme probablement mais désormais cadavre... animé. Elle s'était animée et m'avait fait ça, m'avait attaqué avant de me dire... oui de m'annoncer, me souffler son haleine répugnante de cordes vocales putréfiées dans un grognement digne d'un fumeur atteint du cancer du poumon en phase terminale :

- Tu-ne-m'auras-pas...

Que... je... Non, c'était impensable, tout était bouleversé, allait à la fois très vite dans ma tête et trop lentement dans la réalité, laissant malgré moi le mort s'échapper, monter les marches de l'escalier de la cave quatre par quatre et disparaitre instantanément. Où... comment... Non. J'avais alors abandonné toute logique, frustrée, déçue. Était-ce lui ? S'était-il échappé de cette façon ? En se glissant dans un mort ? Car cette voix...

Finalement j'avais progressivement récupéré mes esprits, dans la logique que le temps passait et qu'il me fallait mettre un terme à tout ça, effacer mes traces, retrouver un coupable pour mettre fin aux disparitions, aux agissements du tueur duquel j'avais déjà confisqué les armes du crime : ses griffes et ses crocs. Me saisissant des sachets en plastique contenant les preuves, j'avais par la suite fait chemin arrière pour revenir dans le quartier des criminels notoires de Logue Town. Trouvé ! A côté d'un brasero gisait un homme, infect, sale, puant, vêtu de loques et très probablement saoul. Jetant d'abord au feu les organes du monstre sans considérer l'option deux fois, je m'étais ensuite agenouillée face au vagabond avant de lui décocher spontanément une claque pour le sortir de son sommeil bulleux.

- Hein ? Qu... quoi ?

- Tekkai Kenpou.

Paf !

Trainant à terre de mon bras viable le bouc-émissaire inconscient sur un peu plus d'un kilomètre, la paume serrée autour du col de sa veste - et de ses cheveux après qu'elle avait soudainement craqué - j'étais finalement revenue sur les lieux du crime alors que le jour commençait à se lever. Puis, jetant brusquement le corps inerte au milieu des ossements et cadavres dans la cave, j'étais remontée pour me saisir de mon Den Den Mushi et appeler les secours. Et voilà... l'enquête était résolue.



Les médecins m'avaient prescrite une orthèse temporaire au niveau de l'épaule, le temps que ma clavicule endommagée se ressoude. J'avais donc été obligée de rester cloitrée dans cet hôpital pendant une semaine et les jours étaient longs, surtout avec le nombre de visiteurs que je recevais du fait de mon "exploit", des journalistes notamment. A la fois à cause et grâce à moi, de nombreuses familles étaient en deuil et certaines veuves venaient parfois me voir pour me remercier d'avoir rendu justice pour leur mari. Que nenni, pensais-je alors, sachant que le véritable criminel devait avoir quitté l'île depuis longtemps et se baladait probablement sur une autre île d'East Blue depuis.

Alors que la nuit tombe, je me remets en position allongée, prête à affronter les démons qui rongent avidement mon moindre sommeil comme tant de sangsues attendant patiemment que mon unique œil se ferme. Nageant désormais dans les ténèbres de Morphée, la scène qui apparait, sortie des flots noirs, est d'abord floue ; puis progressivement je devine l'horrible maison aux murs taillés de traces de griffes, à l'odeur putrescente qui attaque mes narines, aux cris de douleur inhumains du monstre dans la cave. Et à nouveau je lui arrache les dents une à une, à nouveau il souille son pantalon et tombe inconscient, à nouveau je me retourne pour saisir mon dernier outil et à nouveau il n'est plus là lorsque je reviens vers lui. Et je frissonne, parcourue par la peur indescriptible de l'irrationnel, car cette fois-ci je la sais derrière moi, je la devine avec son sourire infernal, avec sa chair morte dévoilée et son cœur arraché et les os de ses côtes brisées qui poignent...

Et ses orbites vides et macabres qui me fixent, immuables dans l'obscurité.
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