16.
Il fallut un moment pour que la vérité imprègne leurs sens, mais pour Loth, c’était du tout vu. Depuis ce moment où, dans le bureau du Colonel Orbea, Misrî avait déclaré "A moins que tu ne penses que l’espion possède un pouvoir quelconque lui permettant de vous entendre à distance, bien loti chez lui", il avait eu son idée sur la manière dont le magnat du mannequinat et leader de Green World s’y était pris pour les espionner.
- Le vieux Hor dono ? T’es sûr Dixie ? demanda Cocorico la bouche ouverte d’étonnement.
- Il était dans les cachots juste avant que Loth et moi commencions à interroger l’équipage. Il a glissé, est tombé et a avalé des comprimés blancs sous nos yeux. S'ils se sont retrouvés sous les ongles de Rattus, c'est sûrement parce qu'il a dû y avoir altercation.
- Ce type est un des hommes les plus riches du pays, même si son militantisme a fait de lui une sorte de persona non grata. Par quel moyen, vous a-t-il espionné, d’ailleurs ? Je ne comprends toujours pas. .
- Et bien, Hor a bien calculé sa manœuvre au millimètre près. Comme l'a expliqué Dickson, après nous avoir convaincu qu'il était là pour offrir du poulet et des rafraichissements aux Marines en remerciement de leur lutte contre le braconnage, il a voulu nous montrer d'autres choses. Des photos prises en espionnant l'équipage du Crabe Bouilli et c'est à cet effet qu'il a insisté pour être écouté, non pas dans le bureau de Dickson comme le proposait ce dernier, mais dans la salle A5. Il a prétendu que c'était pour prévenir d'éventuelles espions mais la vérité maintenant, nous la connaissons. Il voulait mettre la salle sur écoute pour ne rien rater des interrogatoires.
- Mais comment aurait-il pu planquer cet escargophone-talkie sous la table sans qu'aucun de vous ne s'en aperçoive ? C'est pas crédible.
- C'est ce qui s'est passé pourtant, insista Dickson. En entrant dans la salle d'interrogatoire, il s'est effondré en marchant sur ses lacets dénoués. Une série de photos qui nous intéressait au plus haut point a alors été répandue par terre. Vous voyez le piège dans lequel nous sommes tombés ? En faisant mine de lacer ses souliers, Hor avait toute la latitude de coller son dispositif d'écoute sous la table et de toute manière, il ne risquait absolument rien vu que nos attentions à Loth et à moi étaient accaparées par les photos où nous pensions découvrir le revendeur d'Ashura.
- Alors qu'en fait, de membre d'Ashura, il y en avait un juste devant nous... Le seul élément qui l'a trahi au final, c'est sa tachycardie. Même si sa chute était simulée, ça n'a pas empêché son cœur de s'emballer et nous l'avons remarqué. Il a alors été obligé de prendre son médicament.
- C’est à peine croyable ce que vous dites… Mais si c’est vrai, il faudrait juste aller vérifier si le dispositif se trouve encore dans les cachots ?!
- Non, il ne faudrait surtout pas y toucher. je pense que nous pouvons l’utiliser à notre avantage.
- Oui, je pense à la même chose. J’ai d’ailleurs un petit plan que vous pourrez amender à souhait, parce que je ne connais pas bien la ville. Ce qu’il nous faudrait, c’est une maison un peu isolée. Écoutez…
- Ça me semble faisable, acquiesça Dickson du chef. Simple comme plan, mais efficace pour l’appâter.
- Attendez ! C’est moi qui décide si le plan est bon !
- Il ne l’est pas d’après toi ? rétorqua Dickson.
- Non, justement. Ne nous précipitons pas ! Je n’ai aucune envie de m’attirer les foudres de la presse people pour avoir trainé dans la boue le nom de Hor. Vous imaginez le scandale ? Vous rendez vous compte des implications de cette accusation ? Si c’est vrai, Hor serait un membre du Réseau Ashura et un meurtrier ! D’ailleurs, ça n’a pas de sens, s’il était vraiment un membre du Réseau, il n’aurait pas eu besoin de vous espionner pour connaitre le nom du fournisseur du Crabe Bouilli. Il serait allé le terminer depuis longtemps déjà. L’équipage était au frais pendant une semaine avant l’interrogatoire, je vous rappelle.
- Vous avez tout faux sur ce point, Lieutenant-colonel. C’est justement parce qu’il est un membre d’Ashura qu’il ne devait pas connaitre le nom de ce revendeur local. Vous n’êtes pas un spécialiste du Réseau, et à ce stade de l’enquête, je ne puis affirmer connaître la position exacte de Hor dans la hiérarchie du groupe mais ce que vous devez garder à l’esprit c’est l’Omerta. La loi du silence qui gouverne Ashura fait que chaque tâche, la plus minime est spécialisée et segmentée de telle sorte que chacun ignore l’existence de l’autre et procède à une besogne routière, le tout faisant partie d’un ensemble plus grand. Voyez ça comme une ruche. Il y a des ouvrières, des gardiens, des récolteurs, des vendeurs, etc… Seul le Boss de la Cellule, le Chimiste-en-chef est à même capable de connaître tous les démembrements de son organisation.
- Tout à fait. Le scénario le plus vraisemblable c’est que Alg Hor ignorait absolument tout de l’utilisation de Dance dans la pèche illégale de l’équipage du Crabe Bouilli avant la dernière confrontation. Quelque chose, peut-être la pluie anormalement forte qu’il y avait ce jour là, peut-être a-t-il d’autres moyens pour déceler l’utilisation de Dance, mais toujours est-il que Hor a su d’une manière ou d’une autre que cette affaire dépassait largement le cadre d’un braconnage. Ce jour là, il était sur le Crabe Bouilli quand j’ai immédiatement contacté Loth pour mander son aide et pour un membre d’Ashura, ce nom ne peut être inconnu. Ensuite, il a sûrement parié sur le fait que je laisserais les prisonniers mijoter jusqu’à l’arrivée de Reich. Et pour être prévenu en temps et en heure, il aura demandé à ses petits camarades de camper et de manifester devant la porte. Ce qu’ils ont fait pendant une semaine. J’étais d’ailleurs intrigué par cette mobilisation inhabituelle, même pour Green World.
- Et puis, de Boréa à Bliss, la transocéanienne met une semaine, ce n’est pas un secret. Ensuite, pour être sûr que son dispositif d'écoute espionnera l'intégralité des interrogatoires à venir, Hor devait s'assurer qu'une seule sale soit utilisée. Et par une coïncidence qui ne l’est pas, quand nous sommes arrivés, il y avait une inondation au niveau 2, là où se situent de multiples salles d’interrogatoire. M’est avis que Hor ou un de ses hommes est responsable de ce sabotage. Après ça, il n’y a avait pas beaucoup d’endroit où interroger les prisonniers dans l’intimité. Soit le bureau de Dickson, soit une réhabilitation d'une des salles des cachots. La Truffe a opté pour la seconde solution. C'est pour ça qu'Alg Hor a décliné l'invitation de nous parler dans le bureau de Dickson, parce qu'il savait qu'il n'avait aucun intérêt à mettre cet endroit sur écoute vu que les prisonniers n'y seraient pas interrogés. C’est notre homme, Misrî.
- Tout semble le pointer, mais il ne se peut pas que ce médicament vienne de quelqu’un d’autre ? s’entêta-t-il. Les maladies du cœur ne sont pas ce qu’il y a de plus rares, surtout pas dans ce pays où l’obésité commence à devenir un problème de santé publique. Ces médicaments, on peut les trouver n’importe où non ? D’ailleurs, n’y en a-t-il pas, ici ? Dans votre pharmacie, Dr Cocorico? N’y a-t-il pas dans les rangs de la 19e, quelqu’un souffrant de tachycardie ? .
- En effet, j’ai de la digitaline ici ♥, fit l’Okama en prenant une petite boite bleutée dans son immense armoire à pharmacie. La tachycardie est une affection ponctuelle et commune chez les jeunes recrues qui ne supportent pas bien l’adrénaline des baptêmes de feu. Cœur de choux qui s’emballent, toussa. Du coup, une petite dose de digitaline pour les calmer ♥♥.
- Vous n’en avez plus beaucoup, fit remarquer Loth en notant les deux et esseulés comprimés qui se trouvaient dans la boite.
- Oui, ces petits amours ont le cœur qui pompe trop rapidement de nos jours. Ils sont si fraaaagiles ! Mais c’est ce qui fait leur beauté ! ♥ dit-il d’une voix aiguë en se tortillant comme un ver.
- Mustapha ! fit Dickson d’une voix ferme. Ne nous fait pas perdre notre temps plus que de raisons. Je comprends que tu doutes que ce soit Hor. Moi aussi j’ai du mal à y croire, je sais ce qu’il a fait pour la marine, je sais ce qu’il a fait pour ce pays. Et c’est ironiquement, ce qui me fait croire aussi qu’il peut très bien être le loup déguisé en mouton pour mieux s’infiltrer dans la bergerie. Nous ignorons ce à quoi nous avons affaire, nous ignorons s’il est le seul impliqué où si c’est tout Green World qui est Ashura. Mais nous avons un moyen de le prouver et ce moyen se trouve encore dans les cachots, donc, ne tergiversons plus. Agissons !
- Et puis, n’est-ce pas vous qui reprochiez à Dickson son manque d’action ? Vous qui étiez vénère et vouliez faire payer le responsable de la mort de vos hommes ? Vous l’avez là et vous hésitez ?
- Je ne confonds pas vitesse et précipitation, moi, dit-il en se réfugiant dans sa fierté. Je veux venger mes hommes, je les vengerai, déclara-t-il avec hargne, mais pas en ruinant la vie et la réputation d’une personnalité publique. Mais soit, allons-y, appliquons le plan de Loth. J’ai la planque, la maison isolée qu’il vous faut. Capturons l’espion.
- Bonne chances mes petits amours ♥ ❤ ❥
17.
Ils étaient de retour dans les caves sombres de la 19e qui avaient vu souffrir des centaines de pirates du passé. Marchant en cercle à grands pas, les trois têtes de l’enquête semblaient agitées et à la fois exultants. Quand L’anguille introduisit la conversation, ce fut d’une voie enjouée.
- Oui ! oui ! oui ! jubila-t-il. Je t’avais bien dit que ton équipe et toi faisiez de la merde, Dickson. De-la-merde ! hacha-t-il en mettant l’emphase sur l’injure.
- Qu’est-ce qui me vaut cette insulte, et pourquoi avons-nous besoin de venir ici pour en parler ? Mon bureau aurait suffi. Surtout si c’est pour me faire insulter. Mais écoute-moi bien Misrî…
- Non, toi écoute-moi ! tempêta-t-il, complètement dément. J’ai poursuivi l’enquête de mon côté quand Rattus a été tué. J’ai mis mes meilleurs éléments sur le coup, sans t’en parler parce que ta division est infiltrée par l’ennemi. Ici dans ces cachots, on peut entendre quiconque s’approcher à cause de l’acoustique. C'est pour ça que ous sommes là. Donc, je disais que les chiens que j’ai lâchés ont entendu un nom. Rogue. Rogue Grantz.
- Un Grantz ? De la famille royale ?
- Tout à fait ! Ton Rattus n’était qu’une petite frappe de merde, Dickson ! Il ne revendait que la Dance que Rogue Grantz lui refilait. Grantz a le bras très long, il n’est pas le plus connu des petits cousins du roi et pour cause, ça a toujours été un enfant à problème. Drogue, alcool, sexe. Du coup, il a vite été écarté de la cour et c’est typiquement le genre à plancher dans une affaire aussi juteuse que la vente de Dance. Tu comprends pourquoi je dis que tu as fait de la merde ? Mes hommes sont morts pour que dalle ! Pour une petite frappe de merde ! Et l’espion aussi s’est gouré par la même occasion. On sort, on va cueillir Rogue Grantz et il nous dira ce qu’il sait. L’espion, s’il est sûr de ne plus être démasqué après avoir éliminé Rattus, c’est qu’il n’a encore rien compris !
- Si ce Rogue a été écarté de la famille royale, où est-il à présent ?
- Mes hommes ont trouvé sa planque au 17 avenue des Marronniers.
- Je ne te féliciterais qu’après avoir constaté de visu la véracité de tes allégations, répondit Dickson froidement.
- Et tu vas bientôt être désolé mon pote, bientôt, répliqua sarcastiquement Misrî. Malheureusement, nous ne pouvons aller le cueillir tout de suite, c’est un membre de la famille royale, je dois d’abord introduire un avis auprès de la garde royale dont quelques membres vont nous seconder durant la mission pour vérifier au respect des droits du royal criminel. Cette procédure va prendre une petite heure mais tu ne perds rien pour te couvrir de honte, Dickson ! La Truffe ? Mon œil ouais ! Hahahahahaha ! acheva-t-il en s’éloignant à pas gais.
- C’est vraiment un détestable personnage, marmonna Dickson en faisant un clin d’œil joyeux à Loth.
- C’est un acteur talentueux… pensa le binoclard.
Le piège était tendu.
18.
L’avenue des Marronniers.
Ce quartier pavillonnaire était sorti de terre moins de cinq ans plus tôt, poussé par l’explosion de la bulle immobilière à Portgentil. Il faisait partie de cette sélection de nouveaux quartiers pour nouveaux riches, ceux qui s’étaient enrichis grâce aux produits dérivés des chantiers navals. Ces nouveaux quartiers étaient toujours sous la forme d’une longue avenue bordée de ces maisons meublées, identiques à une ou deux piscines près. Toujours, une quelconque plante ou un arbuste particulier qui, par ailleurs, donnait immédiatement son nom à l’endroit était planté en rangée sur ladite avenue. En moins d’une dizaine d’année à Bliss avaient fleuri des dizaines de lieux comme celui-ci. Avenue des Peupliers, avenue des Citronniers, boulevard des Figuiers…
Aussi, nul ne pouvait se tromper de destination, surtout quand toutes les maisons d’une même avenue portaient un numéro de 1 jusqu’au maxima. La maison Trois était adjacente à la Deux qui était elle-même contigüe à la Une et ainsi de suite.
Mais pour notre homme qui se déplaçait à pas velours aussi rapidement que lui permettait sa silhouette, ces menus détails n’étaient d’aucune importance. Après la conversation qu’il avait entendu, un seul numéro comptait et avait accaparé son esprit. Le 17. La maison 17 de l’avenue des Marronniers… Là où se trouvait l’homme qui pouvait encore le dénuder et mettre à jour son vrai visage depuis dix longues années. Il avait fait attention pourtant et jusqu’à présent, aucun lien, aucun conflit n’était né de ses différentes activités. D’un juron, il maudit Kritoff Popov, le puant capitaine du Crabe Bouilli jusqu’à la centième génération après sa mort. Il fallut qu’il utilise de la Dance Powder... Pour pécher en plus… C’était d’un ridicule !
Il y était enfin. Sur le pas de la porte, il pouvait lire les chiffres écaillés qui montraient que cette maison était bien la 17. Un pas en arrière et un coup d’œil à gauche lui indiquèrent que la maison voisine était bien la 16. Il ne pouvait pas se tromper, dans la villa devant lui dormait surement Rogue Grantz.
Il était près de 4h du matin et c’était vrai, se dit-il, que les heures précédant l’aube étaient les plus noires. Parfaitement invisible dans sa combinaison de ténèbres, il crocheta la serrure et entra sans bruit dans la coquette maison. Il prit soin de ne rien bousculer à son passage, guidé par une faible lueur, celle de dizaines de lucioles enfermées dans un tube filiforme. Il ne lui en fallait pas plus, c’était tout ce dont il avait besoin pour gravir un à un les marches de l’escalier qui menait à la chambre à coucher du premier et seul étage de la villa.
Bon signe, se dit-il, Grantz ronflait.
D’une pichenette, il poussa la porte et s’engouffra dans l’entrebâillement. Une forme dans le lit indiquait la présence de Rogue Grantz et sans hésiter, le tueur sortit un pistolet. Avec une vitesse que ne laissait pas supposer son impressionnante masse, il s’empara d’un oreiller et s’en servit comme d'un silencieux. Quand, il tira, on n'entendit que des "plouf ! plouf !" éphémères. Aussitôt après, une tâche vermillonne s’épancha sur le lit, à l’endroit où se trouvait la tête de Grantz.
Il jubilait, notre tueur était aux anges. Pas que l’assassinat lui procurât un quelconque plaisir mais la satisfaction d’effacer l’infime preuve pouvant le relier à la Dance Powder était orgasmique. Maintenant, il lui restait une dernière chose à faire avant l’arrivée de ces imbéciles de Marines. S’assurer que la cible était bien morte. Lui ouvrir la trachée.
A cet effet, il sortit un long couteau à équarrir et releva le drap, prêt à égorger ce corps comme n’importe quel animal sauvage abattu durant une chasse.
- Qu’est-ce que… marmonna-t-il, frappé d’horreur, une main sur le cœur.
- J’espère que vous n’allez pas nous faire votre crise Mr Hor, dit paisiblement Loth en émergeant avec les deux autres d’une armoire murale. Comme vous pouvez le voir, c’est sur une carcasse de cochon que vous avez tirée, fit-il en souriant.
- Alg Hor où l’histoire du plus grand militant et défenseur de la nature de South Blue. Demain, on parlera de vous comme d’un déchet. Un déchet météorologique et ça siéra au marchand de pluie que vous êtes.