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Sur une petite île au Sud...

« Salut camarades,
Donnons-nous l’accolade,
Nous allons, sac au dos, flingue en main,
Faire ensemble le même chemin. »


─ Adieu Vieille Europe, chant de la Légion Étrangère



Le soleil commençait à faiblir sur la petite île d'Orsiglia, ce qui n'arrangeait guère mes affaires. Je pressais le pas et me retrouvais assez vite à la hauteur que je souhaitais. Dans cette forêt d'arbres et de roches sèches, il y avait un certain nombre de promontoires sur lesquels se jucher. Je but une gorgée d'eau de ma gourde et pris en main mon fusil.

Le petit sanglier que j'avais traqué durant ces dernières heures était désormais à ma portée. J'armais lentement le chien de mon arme, et retenant ma respiration, pris l'animal en train de gratter le sol afin d'y trouver sa pitance pour cible. J'avais plutôt l'habitude de chasser à courre, mais cette fois-ci, je voulais que ma prise soit due à ma seule habileté de tireur. Nous allions bien voir ce qu'elle valait, dans cette situation.

L'animal se trouvait en contrebas d'une petite falaise, et il y avait un léger vent d'est. Je possédais donc l'avantage de la position mais les conditions n'étaient pas intégralement en ma faveur : si je ratais mon coup ou ne faisait que le blesser, l'animal pouvait tout à fait s'enfuir dans les sous-bois tous proches. Et j'aurais encore mis des heures à le retrouver. Je décidais de tout de même tenter ma chance, ne voulant pas trop me rapprocher et prendre le risque d'effrayer la bête.

Je pressais la gâchette et le coup partit en direction de l'animal… Pour frapper le tronc d'un mélèze à sa droite. J'étais décidément trop loin pour espérer le toucher. Ayant à peine commencé à me consoler intérieurement en me disant que pour une si grande ambition, je n'avais pas si mal tiré, j'entendis presque aussitôt après mon tir un autre coup de feu, qui fit balle de tête et coucha le sanglier raide mort.

Étonné, je me demandais qui pouvait chasser aussi près des terres familiales. Bien que ne me trouvant plus exactement dans mon domaine, la limite entre la propriété privée et les forêts communales devait être ici très mince. Le tireur se dirigeait donc vers les zones plus giboyeuses de mes terres, ou mon père s'amusait à la chasse seulement quelques fois par an.

Je décidais donc d'aller à la rencontre de l'opportuniste chasseur. Sans doute un villageois un peu trop avide. Lorsque je descendis de la falaise, j’entraperçus l'homme : bien que m'ayant sans nul doute repéré, il ne manifesta aucun signe de vouloir s'en aller et ne semblait nullement inquiété, cherchant à trouver la meilleure façon de rapporter son trophée fraîchement abattu avec lui.

M'étant encore rapproché, je pus m'apercevoir qu'il s'agissait d'un jeune homme de mon âge ; plutôt grand, bien que moins que moi, les cheveux noirs frisés et le regard marron, clair et profond. Persuadé d'avoir affaire à un jeune du village à la recherche d'une belle prise, pour pavaner, je décidais de l'impressionner pour qu'il me lâche sa proie.

« Héla ! Qui es-tu ? » l'interpellais-je, étant parvenu près du sous-bois. Passé directement au tutoiement, prenant un air important et sur de moi (j'avais à l'époque de mes études intimidé plusieurs de mes professeurs de cette façon ; globalement, j'aimais utiliser cette tactique à mon avantage et profiter de mon physique imposant), je décidais de l'impressionner. Peut-être pourrais-je récupérer le sanglier qu'il avait tué. De toute manière, ce petit voleur n'avait pas à braconner, encore moins près de mes terres. Je me rapprochais, le touchant presque, et le regardant de toute ma hauteur. Je lui lançais : « Alors, on braconne ? »

Nullement impressionné par mon attitude, le jeune homme me répondit : « Comme toi. »

« Je ne suis sur mes terres, et j'y chasse à ma guise. »

« La frontière entre les terres D'Arbogio et les terres communales est marquée par le petit ruisseau qui se trouve quelques dizaines de mètres au sud. Tu as passé cette rivière, et donc, tu braconnes aussi. »

Comment un petit villageois pouvait-il connaître aussi bien les délimitations précises de mes terres ? De toute évidence, je n'avais pas affaire à un imbécile, comme je l'avais prévu. Le jeune homme continuait de me regarder droit dans les yeux, et au lieu de me sentir insulté comme ce serait sans doute arrivé envers le vulgum pecus, je fus intérieurement amusé, comme si une fraternité secrète s'établissait entre deux êtres qui eux seuls savent ce qui les réunit.

Fils unique, j'avais bien entendu eu plusieurs bons amis et compères de jeu, mais la possibilité d'une véritable communion de sentiments entre deux êtres dans l'amitié m'avait toujours semblé être une jolie légende. Pourtant, c'était bien ce que je pressentais, mais ça devait ce confirmer par la suite.

« Tu es le fils de la famille qui s'est installée dans l'ancien domaine Verakova ? »

« Oui, ils nous ont laissé un manoir en plutôt bon état. Mais ça manque d'espace malgré tout. Le jardin est un peu petit. J'ai voulu faire un petit tour, et en profiter pour vérifier la qualité du gibier. »

Au lieu du lui répondre sèchement, je me mis à rire et lui répondis : « Oui, d'autant qu'il aura toujours meilleur goût chez les autres, n'est-ce-pas ? »

Le jeune homme rit aussi en retour.

« Oui, mais je ne suis pas un ennemi de la fête : viens donc chez moi, que nous partagions ce sanglier autour d'un bon vin. Je te présenterai à ma famille. Je suis Antonio D'Arbatella. »

Souriant, je tendis alors ma main à Antonio qui la serra fermement en retour. Mettant alors tous deux fusils à l'épaule, nous entreprîmes de vider l'animal puis de le transporter bien sanglé sur le dos d'Antonio.

Nous partîmes alors vers le Nord, droit vers le nouveau domaine de ce jeune héritier qui verrait bien d'autres personnages hauts en couleur se présenter à sa porte.
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Quelques mois plus tard, c'était dans le parc du nouveau domaine d'Antonio que nous nous retrouvions à nouveau. Il s'agissait de confirmer sa réputation en tant que noceur d'élite, infatigable fêtard qu'il serait criminel de ne pas inviter à sa propre fête. Antonio s'était très vite fait apprécier de bien de mes amis, aussi avait-il décidé d'organiser une fête chez lui pour… Pour célébrer quoi, déjà ? Je ne m'en rappelais plus exactement, en revanche, je me souvenais que c'était la sixième fête qu'Antonio avait organisée depuis son arrivée sur Orsiglia. Que faisaient au juste ses parents ? Je me doutais qu'ils étaient dans le commerce ou les affaires en général, comme ma famille, mais ils n'étaient guère souvent présents chez eux. Du business moins local, peut-être… Après tout, ça n'avait rien d'un crime.

Nous étions sortis du manoir, laissant les invités derrière nous, accompagnés de deux charmantes jeunes filles à nos bras, dont seules les jolies courbes revenaient à mon esprit… De belles et fortunées demoiselles, que vouliez-vous que je vous dise de plus ? Je n'avais aucun mépris pour ce genre de femmes, n'avais jamais affecté une supériorité d’apparat sur elles, comme celle que certains jeunes hommes de mon milieu pouvaient montrer pour se persuader d'être aux commandes dans leurs relations. Je les aimais dans tout ce qu'elles avaient de superficiel et n'attendais aucun présent de plus. Mais d'ailleurs, je m'en rappelais, à présent : la mienne avait les cheveux bouclés.

Mon compère avait son fusil de chasse en main et se dirigeait vers le fond du parc. Il voulait absolument nous montrer la nouvelle machine qu'il avait faite monter là-bas, une technologie révolutionnaire à ses dires. Je portais une table pliante d'une main et quelques bonnes bouteilles d'alcool de l'autre. Une fois arrivés, riant fort car déjà passablement éméchés, j'entrepris de déplier la table et de créer tant bien que mal quelques cocktails originaux tout en tirant sur mon cigare. Antonio se dirigea vers la drôle de machine, puis revint vers nous quelques instants plus tard.

« Regardez ça. »

Je vis alors un disque de couleur sortir très rapidement de la machine. Projectile abattu en plein vol par Antonio sans difficulté. Les filles rirent et applaudirent fortement, le bruit des détonations ne les gênant guère plus, au vu de la dose d'alcool qu'elles avaient déjà ingurgité… Ceci dit, j'avais proposé au milieu de la soirée un jeu à boire : celui qui perdait une main au poker devait boire d'une traite son verre. Rien d'étonnant, donc.

«  Génial ce truc, hein ? », nous dit-il d'un air satisfait.

Il était évident qu'Antonio n'avait pas à nous confirmer son talent de tireur, reconnu de tous, mais qu'il avait cherché un prétexte quelconque pour faire venir les filles avec nous. D'ailleurs, elle ne devaient sans doute pas plus être intéressées que ça par les talents de tireur de mon ami : les fêtes que donnaient Antonio n'étaient pas exactement connues pour être un moment propice à la vertu et à la chasteté.

Le tireur hilare avait vu trois disques se lancer rapidement à la suite par la machine. Il les abattit méthodiquement et n'en laissa aucun entier.

« Strike ! », cria-t-il sous les applaudissements.

« Gold Strike ! », répondis-je à son endroit en buvant la fameuse liqueur que j'avais faite brûler un court instant auparavant. Les fines feuilles d'or disparurent dans mon gosier et je ressentis toute la force de l'arôme. J'en servis deux autres aux filles et Antonio vint faire de même.

« Allez, ça suffit avec les jeux de gamin ! Je veux m'amuser autrement ! »

J'avais dit cela en prenant par la taille la demoiselle la plus proche de moi, qui rit aux éclats tout en faisant semblant de se débattre. L'autre couple rit aussi. Soirées bénies… Celle-ci finissait bien.

Je fus réveillé par le froid du petit matin. Le climat de l'île était généralement chaud, mais rien n’enlevait le froid mordant à un matin d'Orsiglia. Je me levais, trouvant à mes côtés la fille aux cheveux bouclés de la veille. Elle ne s'était pas réveillée et dormait d'un sommeil profond. Je ne vis personne d'autre dans le parc et décidait de la prendre dans mes bras pour la ramener au manoir. Une fois arrivé, je la posais du mieux que je pouvais sur l'un des nombreux et luxueux divans (où dormaient encore bien d'autres fêtards, par ailleurs) et m'en alla dehors respirer le grand air sans faire de bruit.

C'est sur la terrasse que je retrouvais mon ami, qui essayait de se retrouver lui-même à coups de cigarettes et de cafés.

« Viens t'asseoir et bois un café, 'faut qu'on parle. »

Malgré son état, il avait l'air de vouloir parler sérieusement, et je l'écoutais sans mot dire en prenant ma tasse.

« Tu sais que les révolutionnaires ont pris une raclée sur South Blue il y a quelques mois, bien sur ? »

Il avait l'air soucieux.

« C'est plutôt une bonne nouvelle, non ? La révolution, c'est mauvais pour les affaires, en général. »

« Oui et non… Enfin, ça dépend pour qui… Figure-toi que maintenant que le rouleau compresseur est passé, c'est sur les souterrains que l'attention va à nouveau se tourner... », me répondit-il d'un air un peu hagard.

« Et tu sais que je fais confiance, Verón. Mais pour le genre de marchandises que j'écoule, je me passerai bien d'une quelconque attention du gouvernement. Quel vrai businessman aime l'État, de toute façon ? », enchaîna-t-il.

Je fus un peu surpris de cette déclaration. Certes, je me doutais qu'Antonio n'était pas forcément le genre de personne à être amoureux de la légalité, mais je ne m'attendais pas à ce qu'il l'avoue aussi simplement, même à moi.

« Et quel rapport avec moi ? »

« Et bien, je sais que tu as fait des études… Et je connais ton caractère, toi et tes amis avez sûrement expérimenté des tas de choses à l'époque… Pas de blâme, tout peut servir… J'aimerai avoir des personnes de confiance à qui m'associer. Des personnes comme toi. »

Pourquoi avais-je accepté son offre, à l'époque ? Je n'avais pas réellement besoin d'argent (bon, je perdais des fois des sommes au jeu mais rien de vital), mais lorsque je vis l'océan face à la terrasse du manoir, vers le soleil levant qui montait dans le ciel, cet océan vide, je pris conscience de la petitesse de mon île. J'étais presque angoissé, et avait peur de regarder à l'horizon, si ce n'était que pour voir le néant. Je ne pouvais me contenter de ce que j'avais. J'étais curieux. Après tout, quel mal y avait t-il à dire oui ? Je pourrais dire non plus tard si je le désirais…

« De quelle genre de personne as-tu besoin ? »

« De quelqu'un qui s'y connaisse très bien en chimie. »

Je souris légèrement.

« Oui mon ami, je connais la personne qu'il te faut. »
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Le jour suivant, je vis Antonio sortir de chez lui, une longue mallette à la main. Je l'attendais sur le perron du manoir, le soleil levant semblant nous inviter au départ. Le temps était au beau fixe et j'étais vêtu de l'un de mes meilleurs costumes. Je m'étais préparé pour aborder au mieux la journée qui allait venir : j'étais superstitieux et croyais qu'il ne fallait jamais aller à l'encontre d'un tournant de votre vie sans être dans ses meilleurs attraits : si l'on remportait la mise, l'on brillait de plus belle, si l'on perdait, c'était sans perdre son panache.

« On va jouer de la musique ? » m'adressais-je, moqueur, à mon ami.

« Je sors rarement sans mes instruments. Je suis sur qu'un docteur pourra tout à fait me comprendre. »

La personne à qui Antonio faisait référence, un de mes anciens camarades d'études, n'était certainement pas sur cette île : il était originaire de North Blue et y était retourné depuis qu'il avait fini sa médecine à Saint-Urea. Je l'avais contacté par escargophone la veille, et il était tout à fait disposé à nous rencontrer. A l'époque, bien que disposé à faire les quatre cents coups, c'était un étudiant exceptionnellement brillant, bien plus que moi, dont les études d'économie ne me passionnaient guère. Il possédait cette intelligence supérieure qui lui permettait d'accomplir ses travaux universitaires avec un minimum d'efforts, tout en se consacrant pleinement à ses propres ambitions. Il aimait l'expérimentation, et bien que spécialisé en biochimie, il restait tout à fait curieux et au fait des autres disciplines scientifiques.

Pas le genre à se satisfaire d'un cabinet pour soigner des quintes de toux dans un coin perdu. J'ignorais où l'avaient exactement mené ses études et ses relations, mais je me doutais bien que son ambition avait du le porter très haut.

« Soit. Nous y allons, donc ? »

« Mon équipage doit sans doute déjà nous attendre. »

Antonio me devança et partit en direction de la rade où mouillait son navire. Les pins bruissaient sous la légère brise qui s'annonçait. Des conditions idéales pour notre départ. J'étais intérieurement porté par la volonté des créateurs lorsqu'ils posent la première de leur œuvre. L'excitation avait gagné mon cœur et je n'avais que hâte pour ce que la réunion de nos talents allait produire.

D'une voix basse, probablement trop faible pour qu'Antonio puisse l'entendre, je dis :

« Allons chercher notre docteur. »
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