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Le hasard est bien fait

Silence, oreilles bouchées. Tympans rouges. Douloureux. Eau salée stagnante. Durant mon inconscience, elle a du tenter de les enfoncer au bélier pour atteindre la cervelle marécageuse qui se terre derrière.

Je boîte sur la plage. De la neige. Poudreuse tartinée sur du sable glacial. Drum... Retour à la case départ. Mes neurones ont pas fini leur redémarrage. Sont pas encore bien connectés. J'vois trouble et j'ai une affreuse amertume pâteuse en bouche, assaisonné d'un feu aux sinus, comme si on m'avait pissé au museau. Les flots m'ont bien mixé les organes. L'impression que j'pourrais les dégueuler d'une seconde à l'autre.

Mémoire tronquée. Toute une parcelle des dernières heures juste bazardée dans un grand trou noir. Et j'ai beau me pencher par-dessus les abysses pour tenter de les apercevoir, j'rencontre que l'obscurité la plus muette. Où est... Martin ? Quand est-ce qu'on a fait naufrage... Comment...

... Je tourne la tête de gauche à droite, comme si une plage vide pouvait me renseigner sur le contenu de mon propre néant. C'est ça alors. L'inconscience. La noyade. Le flirt aquatique avec la Mort. Heureusement que l'océan m'a recraché ici, dans un gros mollard d'écume.

Faut que je donne un sens à ma chance maintenant. J'aurais pu rester cloué au fond des abysses des mois mais les courants en ont décidé autrement. Après un tel cadeau du destin, j'me sentirais coupable de retourner sur l'eau aussi follement que dans ma première fois.

J'sais pas combien de temps j'ai dérivé ceci dit. Quelques jours auraient suffis à dérégler ma situation bancale. J'suis sûrement plus le bienvenue ici. Que je tâche de me faire discret. Je commence à avoir l'habitude. Je suis qu'une ombre. Une ombre malodorante, mais une ombre quand même. Je glisse silencieusement derrière les braves gens, ma présence n'est qu'en arrière-plan.

Drum bizarre. Pas les piliers à l'horizon. Mais mes mirettes me trompent peut-être et un brouillard me les censurent ? Peu importe. Avancer avant de penser. Traîner ma lourde carcasse loin de cette plage qui m'expose. J'ai faim. Si faim. Ventre creux et braillard. Des jours de jeun impitoyables qui m'ont laissé maigre asticot tout ramolli.

Et je sens des présences. Des silhouettes. J'distingue mal si c'sont des acteurs envoyés par ma parano pour embrumer davantage mon esprit. Ou si c'est l'instinct qui m'sert de radar.
Il y a des gens au loin. Peur d'aller vers eux. Ils font peur et en même temps, ils me rassurent. Je ne suis pas seul. C'est pas une autre île déserte sur laquelle je...

je perdrais Martin...

Ah oui. Il est mort. A cause de moi. Ma négligence. Combien de cadavres collatéraux dans mon sillage ? Je les sème comme des petits cailloux. C'est grâce à eux que l'on me retrouvera.

Quelques larmes derrière les yeux mais elles n'osent pas sortir dehors, sûrement qu'elles se sentent mieux au chaud dans mes glandes lacrymales.

J'ai perdu mon matos, putain. Mes ustensiles chirurgicaux ne m'ont pas suivi. Putain. Goutte de merde qui fait déborder le vase de diarrhée. Je chiale. Je tousse, j'tombe à genoux. Puis gicle de mes entrailles une soupe de poumons baignant dans l'eau de mer et la gadoue diluée.

J'ignorais qu'un poumon pouvait contenir autant de flotte. J'ai encore jamais eu à disséquer un noyé.

Perdu. Perdu. Me sens aussi léger et vide qu'un spectre. Pourtant mon bide vide me tiraille. Je dois manger. Dormir. Je dois ressusciter. Comme le font tout les messies martyrs trahis par leurs amis. Me souviens d'Elizabeth. Des souvenirs surgissent ici et là des trous parsemant ma mémoire. Des échos. Des cris. Des pleurs. De la rage. De la peine infinie. Ça revient en vrac. Mélangé. Ça n'a plus aucun sens alors que j'me sens ectoplasme délavé de sentiments, mais je sais que j'ai baigné dans un bassin d'horreur il n'y a pas si longtemps de ça.
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Ses piliers ont disparu. Ils formaient de grandes pustules dans l'horizon brumeux. Drum a perdu son acné. Drum sortie de sa puberté n'est plus Drum. J'devais rallier Alabasta et voilà où j'en suis. Retombé brutalement sur ma case départ, un mort et un désespoir sur les bras. La glaciale oppression de retour. Mais Drum a changée. J'lui connaissais pas ces langoureuses plages blanches, elle préférait les falaises rocheuses. Elle préférait la neige au givre également. Elle adorait souffler des blizzards à la figure de ses résidents. Et ses montagnes, ses piliers, se dressaient comme d'horribles doigts d'honneur au ciel, des contrées rudes et hostiles à la vie solitaire que j'menais.

Ce n'est pas Drum. Elle est trop douce...

Depuis la plage, je vois tout. Des baraques pas bien hautes. Quelques silhouettes glissantes entre. Des montagnes... ridicules. Liliputiennes. De pauvres collines, des amas de glace vulgaires qui s'achètent une virilité en s'aiguisant comme des pieux. Rien à voir avec les piliers de Drum qui filaient le vertige et retournaient le cervelet d'un simple contact.

Où que j'sois. Je dois partir d'ici. Et...

...

... cet espèce de trou noir sous mon crâne suce mes pensées. Muscles creux, en espèce de mauvais bois humide rongés par des termites douloureuses. Et mon cerveau déraille. Je le sens. Il aimerait replonger dans les abysses pour s'y éteindre de nouveau, à jamais cette fois. Il est court-circuité de toute part. Mes neurones flambent. Mal de crâne, je...
...
je me suis affalé sur la plage. Sans vraiment m'en rendre compte. J'ai l'impression d'avoir été renversé par une jungle entière. Ma cervelle cogne sous mon crâne comme si elle cherchait à s'en libérer. Et un vertige. Et un vertige. Et une nausée qui l'accompagne. Et mes yeux qui fondent dans leurs orbites, peut-être. Mes bras ont maigri, brutalement. Je viens de remarquer. Ma vieille veste, rongée par la flotte salée, se décompose sous mes doigts. Mes cotes, en-dessous, sont apparentes, forment un horrible xylophone sous mon torse. Et je viens d'me rendre compte que ce grain blanc qui me ruisselait de la mâchoire lorsque j'me suis relevé, tout à l'heure, c'était pas de la neige que j'avais malencontreusement bouffé. Mais mes crocs, pourris et grignotés par je-ne-sais-quoi.

J'imagine que. Malgré que mon corps et son esprit soient en train de pourrir, je dois m'estimer heureux. De ne pas avoir été graillé sur la route. Par un prédateur. Je suppose qu'ils ne m'ont pas touché parce qu'entre mon hygiène, ma boue et mon état de décomposition intérieur, je dois plus tenir du poison que de la pitance. Loué soit l'instinct de conservation de ces bestioles. Elles ont en plus que moi.

Puis alors j'ai envie de m'évanouir, mais c'est pas le moment hein. Si je bouffe pas dans les heures qui viennent, j'risque d'être à nouveau fauché par le coma, et cette fois-là il me ratera probablement pas. Ou bien un agent du gouvernement qui passait par là en profitera pour me truffer un pruneau dans la poire, qui deviendra alors bien juteuse, fourrée d'un noyau de plomb.

Ce sont ces idées noires qui servent de carburant à mon corps tracté par des démons. Sans la menace de l'enfer qui m'attend si je me laisse dépérir, j'aurais aucune raison de m'obstiner à me relever.

Allez !
On se relève !
A la une
A la deux
A la
...
J'imagine que je sortirai pas entier de cette escapade-là. Survivre aux représailles d'une désertion pour finir clamsé échoué sur une plage. Survivre à six ans sous les canons d'une vie de soldat pour dépérir sur un tapis de neige.

Bon, tant pis. Adieu alors.
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Euh... donc ?
C'est un homme-requin. Échoué !
J'attendais plus que tu me dises s'il était mort ou pas. Des trucs de docteur.
Il a un pouls.
C'est un début, je suppose.
Et il présente toutes les caractéristiques du... noyé.
Du...
Il semble avoir les poumons gorgés d'eau de mer. Regardez donc : j'exerce une pression sur ce point bien précis, son bide se comprime et...
Ffft !
Rigolo non ? On appelle ça le tour de la fontaine entre collègues.
Tu me parles d'un homme-poisson qui s'est noyé ?
Oui !
C'est possible, ça ?
A moins d'une fausse route ou d'une anomalie respiratoire, non !
A moins d'un fruit du démon, également...
Un homme-poisson qui baffre un fruit du démon ? Vous êtes si imaginatif, chef !
Sa tête me dit quelque chose.
Oui ! C'est Craig Kamina ! Le déserteur-révolutionnaire-toubib 20-boucher au statut aussi bancal que la santé mentale qu'il me reste après toutes ces années à vous avoir regardé torturer des prisonniers !
Celui qui a eu un grand frère dans la révolution, oui. Quelle chance tu as eu que nous te trouvions les premiers, Craig.
Toutes mes condoléances.
Tu ne l'enterres pas un peu vite ?
Appelez un prêtre si vous voulez des prières !
Il a encore un pouls. Alors on peut le sauver, non ?
Peut-être, si on l'amène assez vite à l'infirmerie.
... Mais ?
... Mon dos me fait tant souffrir...
Laisses tomber, je l'embarque.

***

Où suis-je ?
Quelle banalité ! Pourquoi tous les comateux doivent demander où ils sont à leur réveil ?
Trop mal au crâne... pour mûrir une meilleure réplique.
Vous auriez pu plutôt demander de quand date ce succulent cru que je vous injecte dans les veines !
C'est vrai ça, je... Du vin dans ma perfusion ?!
Je plaisantais, c'est juste une bouteille vide que j'ai recyclée en grosse poche de sang. Il restait peut-être des résidus d'éthanol, ceci dit.
Pour ce que ça changerait...
Faut pas être fataliste comme ça, docteur Kamina !
Vous me connaissez ?
Bien sûr ! Votre frangin, vos faits d'armes, vos prouesses médicales, vos vices... Je suis un grand fan de votre oeuvre !
Mes vices ?
Oui ! Drôle de paluche que vous avez là. C'est du vrai humain ?
Non, c'est du porc.
Vous avez de l'humour vous !
Oui.
Héhéhéhé !
Oui.
Merde... J'ai hâte d'entendre votre histoire !
J'en ai une à raconter ?
Bien sûr ! Les potes et moi-même n'avons aucune idée de comment vous avez pu vous échouer sur le rivage de Bulgemore... aussi lamentablement... aussi pathétiquement... les poumons comme des bombes d'eau parées à exploser... à deux petits pas du tranchoir de la faucheuse... OH ! QUELLE RENCONTRE EXCITANTE !
J'ai mangé un fruit. Pour ça la noyade.
NE ME SPOILEZ PAAAS ! AAAAAAH !
Vous... Votre pantalon...
Ah oui. Ça m'arrive sous le coup de l'excitation. Vous comprenez ? Je vais aller me changer tout de suite. Vous, vous restez bien sage ici, hein ?
J'irai pas loin sans sentir mes jambes.
Sans sentir vos... Putain ! J'ai oublié de retirer les garrots !
Des garrots pour un noyé ?
Afin de vérifier que vous n'aviez pas de flotte dans les membres !
Vous êtes vraiment toubib ?
Pas autant que vous, huhuhu !
Je croyais que vous m'aviez amputé des pattes. Je suis rassuré, du coup. Enfin, un peu rassuré.
Allez, je file !
Attendez !
Ouiii ?
Où suis-je ?
Dans un cabinet digne du vôtre, docteur Kamina !
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Il a raison, c'est digne du mien. Mis à part l'odeur. Mon cabinet n'était pas parfumé à la lavande, il n'était pas parfumé du tout. On y humait le fumet franc de la pourriture et de la carne décomposée. Et on s'y gelait. Chaque gouttelette de mon petit corps devenait de l'horrible poussière glacée pendant les nuits.

Mais l'odeur de lavande se superpose pas bien à la vision de crânes pendus au plafond.

Je sais que je suis censé m'inquiéter de ce qu'il me réserve en douce avec ses potes, mais finalement, j'ai tellement accumulé les griefs crades ces dernières semaines que je crains plutôt ce que Moi je lui ferais s'il me la fait à l'envers.

Assis dans ce grand lit blanc planté au milieu de la salle, et qui exhale quelques sueurs fétides que la lavande peine à combattre, je me surprends d'avoir à nouveau ouvert les yeux, d'être revenu à la vie deux fois en moins d'un jour. Je sais pas quelle essence il m'a injecté dans les canaux, mais j'ai retrouvé une vigueur, suffisante pour cligner des yeux et forcer mon lourd dos à se tordre à angle droit.

J'ai pensé à première vue être tombé dans un repaire de clandestins glauques, mais mis à part la bouteille de vinasse recyclée en poche, ce type est trop bien équipé pour être un amateur. J'vois des électrocardiogrammes empilés dans un coin entre des caissons de médocs plutôt sophistiqués -et qui peuvent servir de drogues en d'autres doses, ceci explique cela-.

Ils ont aussi l'électricité, ici. Pas une simple ampoule qui pendouille, non, un vrai phare incrusté au plafond qui inonde la pièce d'un blanc calleux. Me semble que c'est un néon. J'en ai jamais vu autre part que dans les plus grands labos du gouvernement. Ça irradie d'une lumière vraiment indécente, qui m'transperce mon crâne migraineux de tout un tas d'aiguilles. Le plafond est haut, très haut, et bariolé de c'violent astre, c'est comme se faire asperger de rayons du soleil. Pourquoi un plafond si haut pour une si étroite pièce ?

Puis ce tas d'os entaillés entassés sur un bureau... Ainsi que ces crânes étiquetés qui se balancent silencieusement en l'air... On sent le médecin légiste à ses heures perdues. Ou le détraqué, ou le fétichiste, ou les trois en même temps.

Ma tignasse graisseuse s'embourbe sous ses cascades de pellicules et de particules verdâtres drainées par les courants marins. J'ai pas été lavé, ou en tout cas, pas au niveau des cheveux. Quand je jette un oeil à mon bide ordinairement blanc grisé qui a adopté une adorable teinte brunâtre, j'me rends compte que le pseudo-toubib n'a fait son boulot qu'à moitié. Qui pourrait avoir accès à ce matos de pointe en ayant tout juste les mêmes connaissances médicales qu'un charcutier ?

De lourds pas... Tout prêt. Quelqu'un vient. Et ce n'est pas mon fanboy.
J'entends grincer derrière moi. Probablement une porte que j'aurais pu entrapercevoir si ce foutu torticolis n'était pas venu rouiller mon cou.
Et les pas, encore les mêmes, qui frappent le carrelage comme un vulgaire tambour.

Une armoire à glace se penche au-dessus de moi assis. Deux mètres ? Trois ? Bof, ça résout l'énigme de la hauteur du plafond. En se plaçant sa grosse tête sombre devant le néon incandescent, il laisse naître une éclipse qui achève de fondre mes mirettes.

Ça va ?
Mieux.
Je t'apporte à manger.

Mes yeux s'abaissent sur un plateau qu'il me tend de deux bras boursouflés dont l'intérieur doit tenir davantage du piston hydraulique que du simple muscle. Si je contrarie ce type, qui qu'il soit, et qu'il connaît le secret pour meuler des logias, j'ai aucun doute qu'il pourrait me transformer le museau en steak tartare dans l'état où je suis.

Quoi ? Je t'impressionne ?
Euh...
Concentres-toi sur la nourriture.

Oui elle est... pâteuse. Une soupe dans laquelle surnagent des grumeaux colorés. Une soupe que j'qualifierais de marais, et j'm'y connais.

Du poison, euh...
Du poison ? Tu penses qu'on t'empoisonnerait après t'avoir amené ici ?
J'ai...
Tu n'as pas encore toute ta tête. J'avais entendu parler de toi comme quelqu'un de pas bien loquace mais d'intelligent.
C'est la soupe qu'on sert aux troupes, ici. C'est pas de la haute gastronomie mais c'est suffisamment nutritif pour faire tourner les sabres et les haches durant des heures.

Vous êtes une armée ?
L'armée révolutionnaire.

On dirait que j'ai échoué sur un rivage plus opportun que prévu...

Vous m'avez trouvé où ?
Tu agonisais sur la plage.
Hmmm. C'est vrai...
Ou tu t'y laissais mourir, je n'en sais rien.
Non, j'étais fatigué.
Où est le doc qui était censé te surveiller ?
Il est parti se changer...
Hmmf.

Il y a une lueur inquiétante dans ses yeux de demi-géant. Une espèce de lanterne qui suffoque dans une gigantesque obscurité. J'ai déjà vu ça dans les globuleuses de fous sur le point de commettre un meurtre...

Vous me connaissez, alors ?
Oui. Le procès de Tark Kamina. Le cimetière d'épaves. Hinu Town. Les rhinos storms. Drum. On a pioché ce qui nous intéressait dans ta progression pour nous faire une idée d'où tu pourrais dériver.
Vous m'attendiez ?
Un peu d'humilité. La marine est gorgée de traîtres et de trahis. Tu n'es que l'un de ceux dont les péripéties ont attiré notre attention.
On ne t'attendait pas, tu es venu à nous. Que ce soit fruit du hasard ou du destin, ça aurait été dommage de ne pas en profiter pour te cueillir.
Qu'est-ce que vous attendez de moi ?
Une discussion. Mais pas avant que tu ne te sois rétabli.
Je peux avoir un nom à ruminer ?
Mars.
Je connais... Je crois.
Bras gauche de Mandrake. Mais je porte mon casque sur mon affiche de prime...
Je vous imaginais plus grand.
Si tu es capable de sarcasme, c'est qu'il ne te manque plus qu'un vrai repas pour retrouver le reste de ta tête.
Je vais te laisser manger seul. J'ai l'impression que ma présence te gêne.

De la même façon que boire une soupe sous une guillotine, oui, un mauvais pressentiment m'empêche d'avaler correctement. Un pion de Mandrake. Putain ?! Est-ce qu'il va faire jusqu'au bout confiance à ma gueule de girouette pour me laisser quitter sa piaule en paix et en vie ?

Au fait ?
Quoi ?
Si par hasard, je dis ça comme ça, s'il s'avérait que sans faire exprès, par accident, je m'enfuyais...
Tu es sur Bulgemore, poiscaille, mes hommes sont à tout les coins de rues, sans se ressembler, sans se détacher du quidam, ce sont des soldats, mais aussi des boulangers, des marchands de légumes, des vieillards, des mômes et des clébards. Si tu tentes de fuir, je serai sur toi avant même que tu ne poses une patte dehors.
Ah...
Mais tu ne fuiras pas. J'ose espérer que tu es assez curieux pour écouter ce que nous avons à te proposer.
Hmm.
Je ne te serre pas la palme tout de suite. J'évite de la serrer aux gens que je pourrais devoir tuer, tu comprends ? Mais je ne suis pas ton ennemi.
Pas de problème, je suis habitué aux amis qui me menacent de mort.
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Oui c'est plutôt étanche comme bocal. C'était pas des paroles en l'air, il doit être sûr que j'm'enfuirai pas. Et pas parce que je suis curieux -je le suis mais j'ai aussi la cervelle en compotes, donne pas envie de partager les grumeaux de folie qui y baignent avec mes hôtes-, mais parce que je suis putain de terrifié, oh ouais, et qu'on m'fera pas croire que quiconque me voudra du bien après la série noire que j'ai tissé depuis Jaya.

Je vais pas pouvoir m'échapper. J'entends des pas résonner dans le couloir, une boucle de pas frappant lourdement un carrelage. Mais aucun ne s'arrête devant ma porte, personne ne passe surveiller si je serais pas encore en train de chourer du matos médical. Sûrement un ou des gardes qui errent devant la porte. Le clapotement de leurs semelles s'interrompt brusquement d'temps à autres, je crois qu'ils se doutent que quelqu'un les écoute.

Le docteur à l'entrejambe humide n'est pas revenu, je suppose qu'il se fait enguirlander comme un sapin pour avoir plaqué sa mission.

***

Eh oh. Vous attendez quelque chose de moi ? Ça fait peut-être une heure que je poireaute enfermé là-dedans. J'ai pas touché la mélasse qu'ils qualifient de soupe. Mais si je m'y étais mis sérieusement, ça fait bien une demi-heure que je l'aurais envoyé grignoter mon estomac. Donc quoi ? On fait attendre les invités ?

***

Tourne en rond dans l'infirmerie. Dehors, ça fait les cent, mille pas aussi. Tap, tap, tap. J'ai essayé de glisser des injonctions à celui qui marchait derrière la porte. Il ne m'a pas répondu. Seul un silence entrecoupé de bruits de pas daigne me causer. Ou une longue partition de bruits de pas entrecoupée de silences ? C'pareil. Ça fait vomir les oreilles.

***

Quelles jambes a celui qui tapine là-derrière ? 'fait bien trois heures qu'il randonne sans interruption.

****
Craig ?
Ah. Enfin, putain !
Qu'as-tu fait exactement, à Drum ?
J'aidais des gens à changer de corps.
En forçant des innocents à perdre le leur ?
Hein ?
Est-ce vrai que tu as arraché de nombreuses vies, là-bas ?
Une seule.

Il n'a pas à connaître la vraie vérité. Qu'il se contente de l'édulcorée. Je connais pas suffisamment ce type pour lui pleurer dans les bras.

On m'a parlé de dizaines de morts.
Qui vous en a parlé ?
Un frère qui lit le journal.
Ah. La presse.

La presse. Le cipher pol.

C'est faux, j'ai seulement tué un agent du gouvernement là-bas. Pas très diplomate.
Je peux le croire, mais il me faudra plus que des mots.
Mais c'est tout ce que j'ai. Et pourquoi j'devrais vous le prouver ?
Parce que sinon je vais devoir t'abattre.

En temps normal j'aurais frissonné. Ouais. Ce ton glacial qui se déverse sur ma peine comme un blizzard. Il aurait du m'laisser gelé. Sans saisir pourquoi, le coma peut-être, l'impatience, la claustrophobie, ces braises qui tapissaient ma langue explosent en une bouffée de flammes.

Essayez de me tuer.

Les gongs grincent et l'ombre du géant pénètre en éclaireur dans cette pièce trop étroite pour deux âmes enragées. Il a enfilé son casque, le gorille, son torse velu pue le climat fétide des jungles de Grand Line, ses muscles sont dégainés et prêts à faire feu, et de son regard gicle déjà du tonnerre. Tu ne me fais pas peur. La Mort est ma maîtresse. La Mort me murmure des mots salaces aux esgourdes. Mais la Mort est une tricheuse, une menteuse, une tentatrice sans le moindre scrupules. Elle m'a promis le paradis mais dans mon coma je n'ai aperçu que le néant. Une obscurité peuplée d'échos morbides. Alors plutôt que de la laisser m'étreindre, la Mort, je la redirige vers des connaissances. Je lui file des numéros.

Tu es son prochain rencart, fils de pute ?
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Tu es petit, pour un homme-poisson.
Vous êtes petit, pour un géant.

Merde... Ça sonne comme une répartie de type C'est celui qui le dit qui l'est. Bah. On assimile pas l'art de la rhétorique en un jour. Puis je vais peut-être mourir, de toute façon. Me faire dégommer sur le pallier d'une infirmerie. Personne n'entendra ces derniers mots stupides. Je partirai léger.

Et tu n'es pas d'une répartie très brillante.
C'est vrai.
Donc, tu veux me combattre ?
Si vous voulez.
Toi, tu le veux ?
Je survivrai.

Ça me met plus mal à l'aise de m'éterniser en dialogue que de défendre mon existence, désormais. Qu'est-ce que j'suis devenu ? C'est pour ça que j'ai tenu si longtemps ? Pour survivre au jour le jour ? Pour craindre le lendemain ? Pour provoquer des brutes par désespoir ?

Combattre ? Encore ? Es-tu une bête ? Cette bête assoiffée de sang d'innocents qui a repeint Drum en rouge ?
Non.
Alors quoi ? Tu rêves de mieux, sale bête ?

Je rêve de mieux, oui. Si las. Si las de ne voir qu'un poisson mort dans les miroirs. Pourri de l'intérieur, impatient que son corps suive le rythme de décomposition de son esprit. Je rêvais de mieux, avant. Monde meilleur, plus juste, qui distribue des chances à tout le monde, qui se lève pour un bonheur général et non pas seulement pour celui des gros lards insouciants qui ne connaissent leur planète qu'à travers leur mappemonde. De ces connards casés persuadés qu'ils ont les mains propres alors qu'elles puent le sang des oubliés et des misérables.

Ce n'est pas moi qui a fait ça. 'connais pas les détails, mais ça doit être un piège.
Peut-être. Mais as-tu une preuve ?
Je ne suis pas un tueur, je n'en ai jamais été un. Même lorsque la situation l'exigeait, j'essayais de ne pas ôter la vie de...
Tu as dis que tu avais tué un agent gouvernemental.
Elle m'a trahie. Elle allait faire du mal à des innocents, à de vrais innocents. Non... En fait, elle l'avait déjà fait. Je suis intervenu trop tard. Je me suis permis de la châtier. C'était mal, je le sais. Je l'ai tuée, elle n'a eu droit pour seul jugement qu'à ma langue acérée. Elle a tué, alors je l'ai tuée. Je pourrais être le prochain d'une longue chaîne. Ça ne me dérangerait pas.

J'en ai assez de combattre. Six ans, ouais, six ans dans la marine ?! J'y ai grillé mon temps. J'ai arrêté des enflures de toute espèce, parfois les empêchant de nuire à jamais. Mais il en apparaissait d'autres. Puis encore. Puis davantage. Une source intarissable de pourriture. Qui débordait de pus comme un vieux furoncle qu'on laisse pourrir le regard creux. Ça n'arrêtait pas de couler. Je pataugeais dans la fange, j'y perdais pied. Je m'y noyais.

...
Qu'aimes-tu, Craig ?
Quoi ?
As-tu des passions, des ambitions ?
La médecine. J'étais amateur au début. Puis je suis devenu toubib 20.
Tu sauvais des vies ?
J'étais aussi chirurgien esthétique. J'aidais les gens... à obtenir un corps plus à leur goût. Des fugitifs, des défigurés, des complexés... des... des malchanceux.
Tu facilitais des vies.

Combattre ne suffit pas. On ne bâtit pas un monde juste par des moyens aussi bas. J'ai survécu, oui, j'ai survécu de très nombreuses années, j'ai appris, j'ai grandi, j'ai changé, j'en ai chié, je suis devenu une loque, une sale ordure, parfois j'étais quelqu'un de bien, souvent le dernier des salauds. Fini de survivre. Il est temps de vivre.

Je veux devenir révolutionnaire.
Vraiment ?
C'est mon destin. J'en ai sûrement douté mais je ne me pose plus aucune question désormais.
Quels sont tes doutes ?
J'ai été six ans dans la marine. J'y suis rentré idéaliste et j'en suis ressorti déçu.
C'est que ton Idéal n'était ni assez fort, ni bien nourri. Il a péri sous les assauts de la vérité.

Je vais te présenter mes congénères, Craig. Après ça, tu me parleras de l'avenir que tu envisages.


Arrêter d'être un chien geignant au bout d'une laisse.
Arrêter d'attendre impatiemment que la Mort m'offre une issue.
Arrêter d'être la proie des fous de ce monde.
Et retrouver mon âme d'antan.
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Tu te rends compte ? De ce que tu es devenu... La Mort n'a jamais été une solution, la folie non plus. La révolution, par contre...

Un canapé, des dens dens alignés comme des petits soldats baveux sur une longue table, des punks aux coupes exubérantes posés sur le canapé. Des tenues d'hiver entassés sur un porte-manteau de ferraille qui semble avoir été tordue à la main. J'reconnais le doc dans un coin de cette piaule, qui remue mes clichés sur la faction révolutionnaire. En m'apercevant, il me sourit en levant son pouce. Son sourire ressemble à une banane beaucoup trop mûre : ses chicots n'ont pas connues les caresses d'une brosse à dents depuis trop longtemps.

Ah ! Tu es pas r'tombé dans le coma ! Ça veut dire que je m'améliore !

En m'apostrophant, il lève une légion d'yeux qui se braquent sur moi. De toutes couleurs, de toutes formes, un arc-en-ciel chaotique de pupilles intriguées. Ils sont cinq dans la salle ? Ça fait dix yeux. Il y a un ninja taciturne emmitouflé dans l'ombre d'un coin qui n'a pas bougé d'un pouce, me faisant me poser la question de s'il ne serait pas un porte-manteau exotique lui aussi.

Mis à part lui, et le doc, chacun m'attache l'oeil. Aucun n'a la carrure ultra dure de Mars, mais, et c'est peut-être une tradition révo, ils ont des faciès qu'on ne croise ni à tous les coins de rues, ni qu'on aimerait croiser tout court en fait. Un petit rat binoclard qui emprunte ses oreilles au rongeur, une grande brindille aux cheveux fluorescents, un gros au pif éclaté comme s'il se prenait cinq patates dedans par heure et au regard de porc enragé, un mec dérangeant maquillé comme un mime qui sourit comme un mime et me mire comme un mime -je hais les mimes-.

Salut les jeunes. Je vous présente Craig. Vous connaissez déjà ses faits d'armes, on ne va pas vous les râbacher.
Eh oooh ! déballe le rat.
Yo ! crache la brindille.
Salut. gargouille le gros.
Hmm. s'esclaffe le ninja.
... se contente le mime. Putain, il est muet en plus ?!
De gauche à droite, Paolo l'intello, Vince le juge déchu, Piggy le ventre, Slain le sombre, et Gentil le mime.
Tu sais qu'on a vraiment l'air con quand tu nous présentes comme ça ?!
T'es vraiment meilleur à la gueguerre qu'en mise en scène.
Ce sont mes exécutants dans Bulgemore. Si tu nous rejoins, tu auras peut-être ta place sur ce canapé, qui sait ? Mais ça n'est pas encore fait.
Vous savez pourquoi j'vous l'amène, les gars ? Il a des doutes à lever. Je pense que ça l'aiderait de savoir aux côtés de quel genre de personnes il avancerait dans la Révolution.

Ça ressemble à une réunion de poivrots anonymes, les haleines fétides comprises. Mais il y a une intense chaleur qui se dégage de cette piaule, quelque chose de plutôt... putain, je hais cet adjectif. Quelque chose d'humain.

Notre poisson est un ancien marine, pas vrai ? Il n'est pas le seul à s'être tiré des griffes menteuses du gouvernement, Vince.
Ouais, j'étais juge avant. Mon idée d'reconversion m'est pas venue du jour au lendemain. A force d'éplucher d'sales dossiers, de recevoir trente propositions d'pot de vin par mois, de s'faire menacer par tous les partis à chaque procès chaud, ou d'être "incité" à prononcer uniquement des peines de mort lorsqu'on t'amène des bêtes noires de tes patrons, on finit juste par s'demander si on sert vraiment la justice et la loi, plutôt qu'une poignée de tarés qu'essayent de modeler le monde à leur image -pourri-.
C'est ainsi. Le Gouvernement recrache ses déçus. La révolution en récupère de nombreux.
Classique.

Est-ce que j'ai vraiment besoin de ça pour me convaincre que je m'engage sur la voie royale qui me conduira à mes rêves, et à une mort honorable ? Tark est déjà parti en éclaireur par là. Je sais qu'il y a trouvé un sort sinistre, un espèce d'Enfer acceuillant où les rêves se payent une dernière virée avant de définitivement s'endormir. J'attends de la révo qu'elle ravive ma flamme, simplement. J'me fais pas d'illusion : ça ne se changera pas en brasier.

Paolo, tu viens d'où, déjà ?
Ohara. J'y faisais mes études... d'archéologie ! Me suis intéressé à des choses auxquelles il ne fallait pas s'intéresser. J'ai insisté. Obstiné. Je voulais décrypter le siècle perdu. Je le désirais vraiment très fort. Au point d'ignorer tout les avertissements de mes professeurs. Ils ont fini par m'exiler, me bannir d'Ohara, pour que j'évite de les mettre en danger. Et c'est la meilleure chose qui me soit arrivé, j'ai rencontré Mars peu de temps après. Et depuis, j'étanche ma soif de savoir à ma guise. Sans bornes. Sans tabou. Au prix d'une petite prime sur ma tête, mais eh, on a rien sans rien.

Un archéologue, huhu. Encore un classique. Le savoir mis sous les verrous par le gouvernement m'a toujours follement intéressé aussi. C'est comme ça, on est naturellement plus attiré par le sulfureux que par l'officiel insipide, c'est un mauvais calcul de sceller ainsi le siècle oublié, ça affame les curieux, et les vrais curieux se contrecarrent des menaces de mort. Prends ça dans les crocs, gouvernement sénile qui enterre les os de ses victimes comme un chien galeux.

Tu nous parles de toi, Piggy ?
Si tu veux, Mars, mais tu sais à quel point ma vie est inintéressante. Je suis né d'un père pirate, dans un bagne de North Blue, et j'y serais probablement mort si la révolution m'avait pas sorti de là durant l'un de ces raids. Esclave, humilié, torturé, j'ai pas mal subi dès l'plus jeune âge, alors goûter subitement comme ça à la liberté et au respect, ça m'a totalement déboussolé. J'suis devenu un peu boulimique, j'bouffais comme cinq alors qu'en prison, j'avais même pas le quart de calories qu'un adulte doit s'enfiler pour survivre. Ça doit être parce que j'apprenais à profiter d'la vie, quelque chose comme ça. Ou bien que c'est un symptôme de dépression, qu'est-ce que j'en sais ?! Et pourquoi tu devrais m'juger là-dessus ?!
Ah ! J'ai rien dis !
C'est normal. Du calme, Piggy, tu dois être en manque de sucre.

Ah oui, la bouffe exorcise les démons de la vie, un peu comme la drogue et le pinard. Ça éloigne l'obscurité mais n'apporte pas la lumière qui la chassera pour de bon.

Slain, un petit mot sur toi ?
Je tuais des gens sur contrats autrefois. Je ne le fais plus aujourd'hui. C'était une erreur de jeunesse. Désormais, je ne tue que lorsque la cause qui l'exige est juste.
Y a pas de sot métier.

Il doit pas être pote avec le juge punk, là, qui vomissait sur la peine de mort. Et il sera certainement pas un proche copain non plus. Les assassins me perturbent. J'vois en eux le reflet difforme de c'que j'aurais pu devenir si ma haine n'avait pas été émoussée par ma passion pour la médecine, l'anatomie, et la couture.

Merci pour votre participation, les gars.
Pas de problèmes.
De rien !
A plus !

Le doc et le mime ont pas le droit à leur bio perso ? Ça m'étonne qu'à moitié. Le doc est le grand vizir machiavélique de Mars, c'est ça ? Pas le genre de mec dont on s'attarde sur les origines. Et le mime... J'me suis toujours méfié des mimes. L'est forcément dans des sales coups qu'on évite d'exposer aux invités. Il me cache beaucoup de choses, Mars, et son idée de m'amener rencontrer ses potes tend plus vers l'opération marketing que l'innocente présentation entre collègues. J'ai vu que la superficie de son crew, celle qu'il a pris soin de bien peindre et de rendre agréable à l'oeil. Qu'est-ce qui se passerait si j'creusais ?

On revient dans le couloir, moi la tête encore plus gonflée de doutes qu'auparavant. Mais bon. J'y suis, j'y reste. Ma tronche est en péril, de toute manière. Je peux pas me permettre de continuer à gambader au hasard sans alliés et sans base. Sinon, autant m'foutre à poil et mordre les jarrets des gigots, car le seul titre que mérite un fugitif sans but et sans rêve, c'est celui d'animal sauvage.

Ils sont sympas, non ?
Ils en ont l'air. Mais vous aviez pas besoin de me les présenter. J'aurais accepté de vous aider sans les rencontrer.
C'est important de savoir avec qui on travaille.

Je te le fais pas dire...

Tu connais la situation de Bulgemore ?
Pas vraiment.
La révolution a presque mis la main sur cette île qui fut jadis symbole de la science gouvernementale. C'est un point stratégique d'une importance complète : militairement, moralement, symboliquement.
Qu'est-ce que je devrai faire ?
Tu n'as pas à t'en occuper, je suis celui qui se charge de placer Bulgemore sous de bons auspices, et les cinq bonhommes que tu as vu là répondent à toutes mes attentes. J'aurais besoin de toi pour lever des doutes qui me turlupinent depuis longtemps. Concernant les corsaires du gouvernement.
Ah. Les corsaires... Beaucoup magouillent dans l'ombre, au nez et à la barbe de la marine. Si vous pensez que je peux vous renseigner dessus, je risque de vous décevoir...
Je pensais plutôt t'envoyer en mission d'infiltration, en guise de baptême.

Infiltration. Avec ma gueule d'immondice écailleuse et mon incapacité à mentir sans relâcher ma vessie, je le sens...

Euh...
Jack Calhugan, le Sans Honneur, s'est lancé dans une campagne de recrutement de scientifiques inexplicable. Ça peut n'être qu'une fausse alerte comme ça peut laisser une augure dramatique pour notre cause, selon ce qu'il veut étudier, et selon ce qu'il fait de ces recherches.
Ça sent la mission kamikaze.
Tu es un déserteur recherché par le gouvernement, en attente d'une prime salée. Probablement le genre de profil qui te lavera d'une grande partie des suspicions auprès d'un corsaire. Et, sans rire... Je n'imagine pas ce gorille faire des recherches approfondies sur les dégénérés qu'il embauche. Les saigneurs...
Ils ne sont plus, je crois ? Il reste que Jack. Plus de Tahar.
A priori. Mais même seul, Jack reste un pirate puissant, au carnet d'adresses débordant, et à la violence facile. Une erreur pourrait te coûter cher, ainsi qu'à nous. C'est dire la confiance que je mise en toi. Néanmoins, je ne te proposerais pas cette mission si je ne croyais pas en toi. Berner un Tahar aurait été hors de ta portée, mais un Jack ? Il te suffira de te faire passer pour un larbin obéissant qui ne cherche pas d'histoires.

Il bave des grands noms de salopards illustres comme s'ils étaient ses voisins. J'ai l'impression d'avoir été propulsé dans la cour des grands. Me tend ensuite un escargophone, blanc, délavé, à l'allure plutôt déprimée.

Ce den den blanc : très important. Fais-y attention comme à ton coeur. Tu t'en serviras pour me contacter, aussi régulièrement que possible. Je te transmettrai des instructions en conséquences, que tu devras suivre, en les discutant un minimum : question de prudence. On est d'accords ?
Ouais. Rien qui me dépayse de la marine.
Si tu ne me contactes pas une semaine durant, on envisagera le pire : que tu sois mort, ou pire, que la révolution soit compromise. Alors maintiens le contact, penses-y. Une semaine, ce sera bien assez large pour te trouver un petit créneau de dix minutes pour appeler la famille. J'espère...
Je trouve toujours le moyen de faire des trucs dans le dos des gens.

C'était louche comme réplique. Heureusement, il n'en tient pas rigueur, sourit de ces grands crocs qui feraient rougir les miens, et me tend sa poigne rocheuse de forgeron.

Gentil va t'amener à l'Obscur Troquet du coin.
C'est qui déjà ? Le mime ?
Oui, c'est lui.

Merde, escorté par un putain de mime. J'aurais très bien pu m'escorter tout seul. Il se méfie encore de moi ?

Le Troquet est une p'tite taverne qui sert d'oreille à Jack sur l'île. Là-bas, tu t'arrangeras pour répondre à son annonce. Peu importe le moyen.
Ça se passera comment ?
Qu'est-ce que j'en sais ? Tu m'le diras par den den. Caches-le bien, surtout. N'importe qui peut se balader avec un den den, mais les blancs ne sont pas de ceux qui servent communément à commander des pizzas, si tu vois ce que j'veux dire.
Qu'est-ce qu'ils font ?
Ils cryptent les communications.
Ah... Pratique. Mais j'espère que les corsaires ne sont pas si bien équipés que ça...
On est jamais trop prudents. Tu as un coin où le dissimuler ?
J'en ai plein.

Mon fruit marécageux me file un espace de stockage digne d'un entrepôt de Luvneel répandu à travers mon petit corps. L'escargophone glougloute un instant dans ma palme avant de s'y enliser, assailli par un réseau de veines métamorphosées en fines tentacules qui l'attirent en profondeur dans mon marais portable. Bienvenue dans ton nouveau chez toi. Désolé, il n'y aura clairement pas la ventilation. L'intérieur de ma carcasse est suffocant.

Ça devrait échapper à toutes les fouilles.

Il hoche la tête et sourit. Enfin, je suppose que c'est un sourire. Si je ne savais pas ce qu'il attendait moi, j'aurais juré qu'il s'apprêtait à me bouffer cru.

Ne perdons pas plus de temps !
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...
Par là ?
... !
Ok...

J'sais pas si c'est un espèce de code d'honneur obscur des mimes que de se retenir à tout prix d'en placer une, car il n'est pas muet : je l'ai surpris pousser un "mmmh" discret tout à l'heure en sortant du bunker des révos, lorsqu'il s'est pris l'air glacial de Bulgemore en pleine poire. Depuis, il se contente de m'indiquer la route en gesticulant et en pointant le bon chemin du doigt, parfois en se payant d'étranges grimaces qui sentent un peu les problèmes.

On s'engouffre dans de maigrelettes ruelles avec une fluidité déconcertante. On croise pas grand monde... J'sais pas si c'est l'heure qui veut ça ou si c'est lui qui s'arrange pour me tracer une route sans rencontres. Après tout, je suppose que si quelqu'un à la langue un peu trop pendue me voit traîner avec lui, on en déduira vite que je pars pas postuler chez Jack par hasard.

... !!!
Quoi ?

Il me bloque de sa paume et place son index devant sa bouche en cul-de-poule. Ah... La marine. On les entends marcher au pas, tandis qu'on se faufilait dans une de ces étroites et sinueuses ruelles. Un régiment doit se déployer par loin.

... ! ... !! ...
Euh...

Difficile celle-là. Il se fiche un genou à terre et fait semblant de tirer avec un fusil imaginaire.

Je sais, c'sont des marines, ils sont armés. Je l'ai été aussi.
... ! ...
... Non ?

Il hoche la tête, négativement. Pas compris. Il recommence avec le même mime, mais pointe la direction des marines juste après, dans de grands gestes lestes et exagérés.

Je... Tu veux qu'on les attaque ?
?? ... !! ... ?! !!
Je me disais aussi que ça serait stupide...

On reprend. Ouais, le fusil. Ensuite il se retourne, comme s'il se faisait face à lui-même, et refait la même, en mimant se prendre une balle dans le coeur, puis s'effondre les quatre fers en l'air. Ah !

Il va y avoir une conf...
BANG ! BANG !
!!!!
... frontation ?

C'est tout de suite plus clair avec une démonstration, quoi. Les balles sifflent, ricochent, et transpercent aussi probablement des thorax si j'en juge par les cris de porcins violés qui inondent l'avenue. Sans plus de mots (...), le mime se colle au mur de l'un des bâtiments qui nous enveloppe, et le gratte.

On se met à couvert ?
...

Non... Euh...

... !!

Il frotte aussi ses godasses contre la baraque. Oh !

On escalade ?
...... !!!!
Comment ?
!

Il bondit sur le toit. Juste, comme ça. Ses jambes avalent dix mètres et vexent la gravité sans le moindre remord.

J'sais pas faire ça !
... !

Il fourre une main dans sa manche, en extirpe un foulard, deux foulards, trois foulards, noués entre eux. Puis cinq. Puis huit. Puis vite trop pour suivre le compte. De son piédestal, il balance son arc-en-ciel de torchons à mes pieds, pendant qu'il enroule la base de son cordage autour d'une cheminée.

Monter en rappel ?
!
Ça tiendra jamais !

Il hoche la tête, l'air confiant. Si un mec efféminé maquillé par un sac de farine me l'assure, j'imagine que je peux me lancer dans la partie sans crainte. De toute façon, les combats semblent se densifier dans l'avenue. Une symphonie de hurlements et de boums boums. J'aimerais autant éviter d'être forcé de participer à ça.

Hummf. Je réveille mes muscles endormis depuis des mois. Fait longtemps que j'ai pas eu à jouer avec mes biceps, ils sont rouillés et grincent sous l'effort. Sans compter qu'ils doivent être gorgés de gentilles toxines accumulées durant mon coma, faute d'un corps HS qui monopolise ses dernières ressources sur ses fonctions vitales plutôt que sur ses stations de retraitement des déchets, et que le doc aura certainement pas eu la bonne idée de fignoler aussi profondément ses soins.

Gnnn... Gnnn...
!

Là-haut, il fait semblant de monter avec moi, grimpant sur une corde imaginaire en laissant sa langue baveuse pendre de ses vilaines lèvres noircies. J'arrive pas bien à interpréter... Il m'encourage ou se fout de ma gueule ?

C'est plus humide qu'une éponge de mer que j'fournis le dernier coup d'épaule pour me hisser finalement sur le toit, dégoulinant de sueur. Plus de la rouille à ce niveau-là. Mes muscles ont pourri sous ma peau pendant mon coma...

Gentil m'assiste dans l'ultime étape, en souriant béatement, encore une fois un geste paumé quelque part entre la pure bonté et l'horrible sarcasme. Il me lâche lorsqu'enfin, je suis étalé à quatre pattes sur le pavé en haletant comme un clébard assoiffé. Mimant une longue-vue avec ses pognes, il attire mon attention sur la bataille en contrebas. Une bataille rangée, un affrontement urbain digne d'une foutue guerre civile. Les deux camps ont abandonnés leurs flingues, comme par peur de loger une balle perdue dans un honnête citoyen. Un peu tard pour les soucis de conscience après le bombardement initial... A moins qu'ils aient craché toutes leurs munitions et soient obligés d'en venir aux mains.

Drôle d'île...

...
Ça arrive souvent, ce genre de coup ?
!!

Il écarte brutalement les bras à s'en déboîter les épaules, pour traduire un "très beaucoup" en langue des signes.

Bah. Doit pas être marrant d'habiter dans le coin.

Il hausse les épaules, l'air de dire soit, "on s'en branle", soit, "la marine et la révo' fricotent fort entre eux mais prennent bien garde à éviter de fourrer le lard des civils de pruneaux, ça arrangerait pas leurs affaires à tout les deux". Concernant les simagrées qui suivent, qui semblent simuler un canard, un type qui court, un mec avec un fusil, un mec qui construit une barricade et un autre canard, c'est intraduisible. Je pige rien à ce qu'il tente de me raconter, et ça m'use férocement la patience. J'ai l'impression de passer à côté d'une longue histoire intéressante. Comme s'il me manquait un sens pour décrypter ses gesticulations. J'me sens aveugle. Ou con. Ils sévissent sur un autre plan qui m'échappe totalement. Ils sont dans un espèce d'entre-deux dimensionnel, ils campent l'antichambre de notre réalité en nous snobant trop pour accepter de pénétrer complètement dans notre monde et adapter NOS MOEURS D'ANIMAUX PARLANTS. Pour cette raison et de nombreuses autres, les mimes me sortent par les trous du pif.  

Et Bulgemore aussi d'ailleurs... Une conquête révolutionnaire qui prendra racine dans un par-terre de cadavres en uniforme, une jolie terre enneigée mais gorgée de sang. Une île arrachée avec l'aide de la Guerre n'accueillera jamais la Paix.

Enfin ! Il en vient au fait, le guignol, en s'écartant de mon champ de vision et en présentant joyeusement d'un grand "Tadaa !" silencieux le bout de l'avenue. Le Troquet tant attendu.

J'espère qu'on va pas finir la route par les toits...
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Non, je peux pas.
...
Je-peux-pas !

Mais ouais, fais du marathon sur-place. J'sais ce que tu essayes de me dire. Même avec de l'élan, j'bondirai pas comme un lièvre d'un immeuble à un autre. Qu'on soit clair, c'est pas la hauteur qui m'fait peur, mon aimable logia m'a déjà sauvé d'une chute vertigineuse de cinquante mètres. J'pourrais probablement survivre même si j'tombais de la stratosphère, au prix d'un torrent de vomi et de mes organes internes malaxés.

Mais si je me viande durant ce saut, et que j'm'éclate en contrebas en une immense explosion de bouse, ma couverture sera déchiquetée. C'est une rue fréquentée. Plusieurs badauds s'y sont réfugiés pour échapper à la fusillade qui secoue le centre-ville comme un prunier. Si j'leur tombe dessus, m'étonnerait qu'ils se retiennent de cafter ma présence à tout ceux qui voudront bien l'entendre, et j'perdrai le peu d'avance que j'ai sur la marine.

Gentil semble contrarié. Il a arrêté de courir dans le vent. Il reproduit le même bond qui l'a transporté là-bas, impressionnant et déboussolant. Se plantant comme un piquet devant mon pif, il commence à remuer les bras en se tenant sur ses pointes de pied.

?
Non, j'sais pas voler... Que ?

Ses deux paluches s'abattent sur mon col comme deux grosses tenailles impitoyables. Il a une force qui me. Surprend. Pour le moins, ouais. Surprend. Et alors que j'ai pas encore eu le temps de bien saisir ce qu'il mijotait, j'me retrouve déjà à voltiger dans les airs, par-dessus le gouffre, balancé avec la même difficulté qu'un môme a à jeter ses jouets sur ses parents.

Il m'a lanc... LA RÉCEPTION ! LA RÉCEPTION !

SPRLOTCH

Joliment visé... Pile contre la cheminée. Sans mal pour moi, eu le temps de prévenir mon ange-gardien logia que ma nuque était sur le point de faire une douloureuse rencontre. C'était tout juste équivalent à balancer de la merde contre l'toit des voisins. Éparpillé par flaques un peu partout, j'rappelle un à un tout mes morceaux, la gadoue sinueuse rampe à travers les tuiles pour venir se fusionner au Roi-Gadoue. J'ai arrosé un peu partout en m'éclatant contre la cheminée, probable que de la boue soit tombée dedans, j'espère qu'ils auront un bon ramoneur disponible. Eu de nombreuses fois l'occasion d'éprouver la férocité de mon marais, eh, ouais, y a qu'un lance-flammes qui le détartrerait efficacement, je crois.

...
Ah, t'es revenu. Merde, tu aurais pu me prévenir. Enfin... Me prévenir, à ta façon, quoi...

Je compte mes membres en me relevant, mes crocs, mes mirettes et mes narines, ce serait con d'en oublier. L'impression d'être un espèce de golem de boue qui s'anime sous le regard hagard et terrorisé d'un Héros du Dimanche. Oui, j'crois que c'est ce qu'essaye de jouer le mime. Il se plaque les deux catapultes qui lui servent de mains devant la bouche, adopte des mirettes choquées et secoue ses genoux comme des maracasses. Putain, putain de clown, putain de culturiste aussi, putain de ninja, putain de... Putain de toi.

J'me resolidifie ensuite, transforme la vase en cette bonne vieille croûte d'écailles humides, et reprend mon beau teint grisâtre. Surpris, décidément. Pas comme ça que j'imaginais ma première excursion, encore moins ainsi que j'visualisais le zèle sérieux de la faction... Plus surpris encore lorsqu'il me plaque sa paluche derrière la nuque pour me tordre férocement le museau contre les tuiles.

Put... Qu'est-ce qui te prend ?!
!!!

Il désigne un pion de la marine qui grimpe sur le toit d'en face, un long, très long flingue fixé à son dos par une anse de cuir. Je reconnais cet équipement. J'ai déjà même agi sous la couverture de cette unité qui métaphorise bien à quel point le bras de la Mort peut être immensément grand et venir te piocher depuis des kilomètres et sans crier gare. On vit dans un monde où un fou armé d'un sniper peut nous précipiter dans le néant en pressant une pauvre gâchette.

C'est un sniper ?
!
Tu veux qu'on en profite pour le neutraliser ?

Non, hoche-t-il la tête. J'm'éponge le pif saignant de ma palme, palme qui fait un bon mouchoir, les toiles de peau entre les doigts sont très pratiques pour ce genre d'exercice. C'est dans un moment de ce genre qu'un de ses foulards me serait utile, mais il préfère me fixer de ses deux grandes perles tristounettes incrustés dans un écrin noir. Tu veux laisser tes potes mourir en ne leur offrant qu'un regard de cocker battu comme compensation ?

C'est ça la légendaire camaraderie de la révo ? Chacun traîne ses propres responsabilités, alors on chouchoute d'abord son égoïste petite mission avant de se préoccuper de la vie des potes ? Z'êtes voisins de la mentalité de la mari-
BANG
Mmmh. On dirait que votre sniper a eu le leur.
!!!

La dépouille du petit soldat gît sur le toit. En plissant un peu des mirettes, j'remarque que le terrier que la balle s'est creusé dans son petit corps n'est ni dans son crâne, ni dans son bide, mais dans l'un de ses bras, transformé en fontaine abondante de ketchup. Soit le tireur d'élite de la révo' vise très mal, soit il est suffisamment performant pour faire gicler un soldat ennemi du tableau sans avoir à l'abattre. Une genre d'éthique fallacieuse qui préfère handicaper à vie l'adversaire plutôt que le buter salement.

Farine me tapote sur l'épaule pour me montrer de nouvelles gesticulations de macaque épileptique. Il semble subitement changer de personnalité. Prend une gueule nonchalante, se reconfigure la tignasse comme une gigantesque touffe de hautes herbes, et s'assois en tailleur en mâchant une chique. S'il est catastrophique pour mimer des situations, il semble maîtriser parfaitement l'imitation de ses potes.

Le juge ? Vince ? Quoi ? C'était lui, le tir ?
!
C'est un juge, un punk et un sniper à la fois ?
!!

Tout sourire, il m'enlace et passe le piston qui lui sert de bras autour de mes épaules, colle sa joue contre la mienne et pointe du doigt, avec la passion encombrante d'un clown tout fier de montrer où se planquait sa caméra cachée, un grand clocher s'extirpant prétentieusement de la mer de baraques et de neige, au loin dans la cité. Une silhouette se meut tout là-bas, mais il faudrait être un putain de faucon pour déduire les contours de Vince de ce fantôme couvert par les épais nuages bleutés qui paressent à son altitude. Est-ce que j'ai une gueule de faucon ?

Donc il nous couvrait depuis tout ce temps... ou bien il ne couvrait que toi. Mars se méfie de moi ?

Il applaudit en riant muettement, aussi surexcité qu'un psychopathe après son premier meurtre. Ça signifie que j'ai passé le test ? Que j'me prendrai pas de prune au haki dans la poire ? Pour tout dire, ça m'arrangerait. J'ai vraiment plus la tête à mourir, maintenant que la brume se lève et que je perçois un horizon à mon existence. Mais j'ai pas non plus envie d'agir cerné de faux amis susceptibles d'intéprêter la moindre initiative comme un embryon de trahison. Et ce traquenard, je le digère mal, il me pèse sur les tripes, un gros bouchon de purin dans mon intestin grêle.

Merde. Ma confiance a un prix exorbitant, c'est pas en plaçant ma tronche dans un viseur que vous allez vous la payer. Vous avez pas intérêt à me larguer pendant mon séjour chez Jack...
!

Il me désigne le toit que l'on campe depuis cinq minutes. C'est quand même pas...

C'est le Troquet ?
... !!!
Alors qu'est-ce que j'attends ? J'descends et j'y fonce.
...

Il dégaine un nouveau foulard qu'il agite dans le ciel, tout en s'essuyant les mirettes de son autre gant. Oui, ouais, il mime les adieux déchirants, mais à vrai dire, j'avais plutôt hâte de repartir solo. J'tombe toujours sur les compagnons les plus lourds et dérangeants possibles, de grosses remorques attachés à mon arrière-train traînant plein d'ennuis. J'serai plus rassuré livré à moi-même qu'en si étrange compagnie.

!
Euh...

Il sort une petite poche de plastique de son froc, un ballon bleu. Il emplit ses grosses joues d'air, puis le gonfle d'une traite. Il récidive en extirpant cinq ou six autres ballons de ses manches, ses chaussettes et ses cheveux. En moins de temps qu'il ne faut pour baver un "Pourquoi ?" plein de gêne, il plie les baudruches dans tous les sens, les noue entre eux, et les fais danser dans une farandole multicolore des plus mielleuses. J'comprends ce qu'il fiche tout à la fin, alors qu'il fixe un cordon à sa fragile sculpture de ballons. C'est un animal. Un requin.

!
Ah... euh, merci...

Il me le tend, j'le choppe par réflexes, le malaise me craquelle les écailles et je rougis un brin. Aussitôt après, il s'évade dans un salto, me larguant sur le toit de ma cible tout juste équipé de ses ballons et d'un tas de questions. Sans tarder, j'décortique le requin gonflé. Il peut pas m'avoir filé ça par hasard, un message secret doit y être dissimulé, ou bien c'est un autre test, une épreuve pour évaluer ma curiosité et mon esprit analytique, mon appétit des énigmes, mon habilité manuelle pour... défaire... ces noeuds... pervers... Putain, les ballons sont soudés entre eux ?! Impossible de les séparer, qu'ça soit en comptant sur ma légendaire dextérité, ou en les brutalisant, ils sont collés, tous solidaires dans leur espèce d'orgie de noeuds.

Alors je mords à plein crocs dans l'une des jonctions, et mis à part une gerbante saveur de plastique aromatisé à la fraise qui vient me planter des épines dans les papilles, pas le moindre crime n'est à signaler, les ballons refusent catégoriquement de crever ou d'se lâcher. Le requin reprend ses formes rondelettes dès que ma mâchoire le libère, et il me mire tranquillement de ses deux petits yeux noirs innocents en flottant paisiblement dans les airs. Ce truc rechigne à me délivrer son secret.

S'il y a un secret.

Ce taré m'aurait pas filé un ballon animal en béton armé comme cadeau de bienvenue dans la Révolution, quand même ?!
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A la une, à la deux...

... à la trois...

SPLATCH

Oh, j'ai pas explosé. Seulement tout le dessous de la ceinture réduite en une grosse purée brune et malodorante. J'me sers peut-être un peu trop du fruit pour amortir mes chutes. Faut que je m'entraîne à encaisser autrement. Mais de là à me péter une guibolle bêtement juste pour le sport...

Naturellement, j'ai fais mon saut de l'ange derrière le Troquet, à l'abri des yeux des badauds et des moins-badauds, mon saut de l'ange qui me rapproche bientôt de l'Enfer. Bientôt Jack, bientôt les corsaires, bientôt la parano meilleure conseillère de sa majesté l'Angoisse.

Mais... Le ballon. Je l'ai lâché en me cassant la gueule. Mais en levant le museau, j'me rends compte qu'il est là, encore, un minuscule mètre au-dessus de ma tête, alors que l'atmosphère aurait du me le voler. Quelque chose cloche avec ce ballon. Avec ce mime. Et par extension, avec toute la révo'. C'est la fiesta des coups de pute et des sournoiseries déguisées en petites intentions. J'en suis SÛR. CE BALLON va faire un truc. Se transformer en robot tueur ou m'exploser à la figure si je dévie de trois centimètres du chemin que ces tarés ont prévu pour moi.

J'attrape cet horrible cadeau, furieusement, mais ma timide rage ne suffit pas encore à l'péter, il se contente de grincer sous mes griffes.

Pas vrai ?
...
Y a une caméra là-dedans ?

J'colle le museau du requin ballon contre le mien, sonde son regard vide. Rien qui semble capable de contenir un den den ou n'importe quoi d'élaboré. Et m'étonnerait que la révo' investisse ses sous dans la miniaturisation de caméras incrustés dans des ballons de baudruche. Je suppose...

Beh. J'deviens parano avant l'heure. Entre ma tête de squale zombie, la pestilence qu'émanent mes écailles laissées à l'abandon, et cette personnalité de gazelle qui s'imagine des tigres à tous les coins de rue, on pouvait pas penser à pire espion que moi. Il faut que j'me reprenne où j'me ferai pincer et meuler le foin par le gorille. C'est pas la première fois qu'on m'infiltre, pourtant, mais toujours ça s'est conclut sur un désastre. Aujourd'hui le danger est mortel, l'en va de ma survie, mais aussi de mon futur. Pas l'droit à l'échec, j'dois gagner ma place au soleil de la révo. Ce mystérieux soleil gris qui crée beaucoup plus d'ombres que d'ordinaire.

Bon, et j'embarque le ballon, on sait jamais. S'il est une clé, un danger ou un espion, je devrais pas tarder à le savoir. S'il est inoffensif non plus, j'imagine. Mais j'le trouve trop collé à mes basques pour parvenir à croire que son rôle se limite au cadeau fantaisie d'un mime déluré. De quoi j'vais avoir l'air, une fois enfoncé dans l'ambiance macho et miséreuse du Troquet, moi ?!

Serait d'ailleurs temps d'y aller. Pas de chances, vu l'heure, ça va sûrement être bondé. Je longe le mur en bâillant, je carbure depuis quelques heures, trop pour un paumé qui vient juste d'émerger d'un coma, et ça s'sent que la machine galère un peu et que j'aurais besoin de remettre du bois dans la chaudière avant de geler. Je peux p'tete profiter de la taverne pour manger un truc avant de passer aux choses sérieuses.

L'entrée sobre, excitée comme une fourmilière, me laisse entrevoir le portillon du bâtiment, bariolé d'annonces orthographiées par des dadais qu'ont probablement pas visité l'école de toute leur vie. Un panneau pèche aussitôt mon attention frétillante.

"Jack cherch sientifik (toubib, botanist, biolojist, virérolog virolog (on c pa ce que c, demandez pas) de preferensse) : vou vou prezenté a l'akeuille pour + d'info"  

Ça devrait pas être compliqué de dénicher c'qui m'intéresse. Ça devrait bien rouler, même, si ça se trouve, si la poisse ne s'en mêle pas, et si j'ai rien oublié derrière moi... y compris cet odieux ballon.

Botanistes, biologistes, virologues, toubibs... Une plante ? Un virus ? Les contours de l'affaire se précisent un peu, même si j'reste dans le brouillard. Ça augure du louche, en tout cas... Les Troquets sont des avant-postes humanitaires de Jack sur les îles, c'est ça ? Pas très compatible avec la fabrication d'une arme biologique ou je-ne-sais-quoi.

Si Jack aide à naître ce genre de lieu, ce sanctuaire de bois bruni par la neige réservé aux misérables qui sont tombés si bas qu'ils doivent s'accrocher à la poigne rude d'un pirate pour se relever, c'est qu'il n'est forcément pas un absolu mauvais bougre, et qu'il ait même p'tete quelqu'un de Bien au fond de lui, quelque part autour des ventricules, de la pure bonté a possiblement fait son nid. Mais si j'commence à douter de ce salopard, si des états d'âme commencent à m'envahir comme des mauvaises herbes, j'me contenterai pas d'foirer la mission, je saboterai probablement aussi ma vie. Si Jack est sympa, alors il sera sympa, la révo' devrait pas m'ordonner d'attenter grand chose contre lui. Ceci dit, on peut très bien être sympa, avoir une gueule de gorille d'amour et semer des centres caritatifs dans son sillage, ça peut ne pas empêcher d'oeuvrer Contre la révo'.

Puis merde, c'est un ex-Saigneur. Ces types repeignaient les océans en rouge. Il a forcément de l'hémoglobine sur les mains, ne serait-ce que pour avoir accompagné ces tarés. Il devra se les laver un jour ou l'autre et le seul savon qui récure assez fort ce genre de tâches sur l'existence, c'est la Mort.

Alors oublions les doutes. Personne n'est ni noir ni blanc de toute façon. Trop y penser va me relancer sur les sentiers de la tourmente. J'ai même pas encore vu Jack en vrai et j'théorise déjà dessus. Foutu moi.

J'pénètre dans le taverne. La cheminée carbure plein pot pour fournir une relative chaleur aux barbus frigorifiés qui arpentent les tables, et se réchauffent en buvant jusqu'à plus sentir leurs corps. J'suis accueilli par une grande bouffée d'air brûlant et une plate indifférence, étant ni le seul homme-poiscaille dans la zone, ni non plus la seule crapule nauséabonde, évoluant sans mal jusqu'au comptoir du bar, où se déroule une distribution de soupe pour les clodos du coin. Bizarre en plein milieu de l'après-midi, mais la taille de la file d'attente l'explique bien.

J'ai pas franchement envie d'me taper la queue pour un simple renseignement. J'apostrophe directement une serveuse, parce qu'il faut bien commencer quelque part.

Euh, pardon ?
Quoi ? Fais la queue, comme tout le monde !
Non, j'viens juste pour une info... Pour le job que Jack propose aux...
J'ai une tête à être sa soeur ? Faut voir avec les patrons !

Elles font pas le plus beau métier du monde mais sont plus désagréables que des crotales affamés, ces serveuses, elles sont probablement plus froides que l'climat là-dehors. Sûrement la fréquentation de clodos lubriques assoiffés de chaleur humaine qui les aigrit un peu. Elle s'éloigne en grognant et me laisse dans mon marais. Je reprends la route, serpente entre les tables, me glisse entre les gens qui m'dévisagent lorsqu'ils louchent sur mon museau en gros plan, et j'vise cette fois une grosse mégère qui n'a pas non plus l'air commode, mais qui semble aussi plus importante. L'âge sans doute, et la grosse voix qui tonne.

Scusez moi ?
Hmm ?
J'viens pour l'annonce de Jack...
Ah. Z'avez pas froid aux yeux, vous. Bon, atten...
BANG
AARK ! CHIER !
Huh ?!

Un malin a tiré dans mon ballon, j'ai senti la pression d'la baballe charger dans cette connerie et tenter de me l'arracher des palmes. Par contre, ça non plus ça ne l'a pas fait éclater. Peut-être que le projectile a rebondi et est parti se loger dans du bois chaud...

Carl ?! T'as fais quoi, là ?!
T'as bien v-vu ! Dégommer l'ballon d'ce poisson-clown là-bas ! Mais j'crois que la balle a rebondie et... grrraah ! Mon épaule !

... ou dans un os. Beh. Ce machin est peut-être un paratonnerre à emmerdes ? Toutes les foudres du destin s'abattent sur lui plutôt que sur ma poire. Ils s'acharnent un peu tous dessus plutôt que sur moi. C'est une piste comme une autre. J'devrais me centrer sur mon gibier, mais les cris de Carl -c'est son nom- aspirent mon attention, et lapident mon empathie, un peu ma culpabilité aussi. J'suis pas directement responsable de son calvaire, il est victime de sa propre finesse, ça se fait pas de canarder les jouets des gens comme ça, mais bon. C'est sa propre balle qui a transformé sa propre épaule en ruisseau sanguinolent, mais c'est mon ballon qui lui a renvoyé sa politesse sous forme de version plus corsée de l'adage de l'arroseur arrosé.

Euh... Je vais m'occuper de lui, je reviens vous causer après.
Mouais, mais vous foutez pas d'sang partout sur mon parquet hein ! Sinon j'appelle Jack puis il vous fout une torgnole !

A part une pincée de curieux qui contemplent la blessure en camouflant mal leur déception -eh ouais, c'est qu'un humble trou de balle comme on s'en perce tant, y a rien à voir-, les fesses ne décollent pas de leurs bancs pour venir prêter secours au Carl qui paume du sang en grognant. Son copain abreuve la plaie d'alcool, entre deux gorgées, et pinté comme il semble l'être, il croit probablement niaisement que s'il verse assez de pinard dans le troutrou, la baballe va se dissoudre dans l'alcoocool.

J'les aborde. Mais quand ils m'aperçoivent s'approcher de leur table, ils hissent le pavillon noir.

R'cules, drôle de bestiole, 'spèce de clébard de l'espace ! Nous on veut pas plus d'emmerdes !
J'voulais juste déconner... Flinguer l'ballon, rigoler... C'aurait foutu une ambiance sympa...
Ouais, mais l'poiscaille t'a renvoyé la balle ! Il a pas d'humour ! P'tain !
Euh... La blessure a pas l'air trop crade. Avec un torchon, de l'alcool, couteau, fourchette et cuillère, possible que j'puisse facilement vous rafistoler.
T'entends ça ?! Il veut t'soigner, le bulldog imberbe qui sent l'poisson !
Ah bah non eh... La balle est rentrée, elle y reste... Si on la retire, ça va faire encore plus mal...
Clair, putain ! Tiens, reprends du whisky, ça f'ra passer la douleur !

Ouais, y a du boulot. Que fait un bon toubib face à un patient manifestement amoché qui refuse ses soins ? Il l'assomme, le ligote, puis le répare en paix. Mais j'peux pas faire ça en public, malheureusement. J'dois jouer la carte psychologique, mais ai-je vraiment c'genre de carte dans mon jeu ? Je sais à peine comprendre les ivrognes.

Vous allez vous vider de votre sang, et si ça coagule là-dedans, vous risquez d'perdre l'usage de votre bras...
T'es qui toi ? T'es toubib ? Non t'es pas toubib ! Les toubibs, ça a pas d'crocs longs et gros comme les choppes de bière !
Si si, je suis toubib. Un peu connu d'ailleurs.
Ouais bah, on veut pas d'célébrités à table ! Laisses nous tranquilles !
Euh attends... J'veux bien qu'il me tripote l'épaule... Mais à une condition...

Il est gonflé... Il me pose une condition pour le soigner ?!

J'veux péter ses ballons en forme de squale d'eau douce ! Ah ça ouais !
OUAIS ! TU VAS L'PÉTER COMME UN CHEF, CARL !
Ah ? D'accord. Mais j'vous préviens, ils sont assez rudes.

Sympa. Ça fait un crash test supplémentaire gratos pour ces étranges ballons. Je lui tend mon requin, il le choppe avec ardeur, tandis que son pote l'encourage en chantant en grégorien incompréhensible. Le Carl arme son poing, puis file une unique mandale aux ballons qui... lui renvoient son poing dans la figure ?!

MON NFEZ ! MON NFEZ !
BORDEL CARL ! FAIS GAFFE A C'QUE TU FAIS !
Merde ! Penchez la tête en arrière !

Une épaule, un pif... Ces ballons sont redoutables. Cadeau empoisonné. Ça génère du sang et du chaos. Pourquoi l'mime me l'a filé ? Comme si j'avais besoin de ce genre de gadget pour me défendre...
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Vous reprenez des couleurs...
Te fous pas d'mfoi !
Non, je suis sérieux...

J'ai pu lui extraire la balle à la fourchette sous une grande rasade de whisky dont les degrés ne se comptent pas. Par chance, le pinard à très haute dose fait un parfait anesthésiant, lorsqu'il ne se recycle pas en désinfectant. Une fourchette, de l'alcool, et j'te soigne n'importe quel cadavre en suspens. Ces deux frères sont les meilleurs potes du toubib improvisé, de vrais couteaux-suisses.

Par contre vous devrez éviter de remuer le bras dans les prochains jours, sinon les coutures vont gicler. Normalement j'devrais vous caler une attelle, mais euh, les moyens du bord.
Mais elle est top la couture nan ? Le fil, c'est d'la bonne vieille laine bien épaisse comme on en fait qu'à Bulgemore ! Carl il est blindé avec ça !

Je hoche la tête en souriant timidement, un oui pacifique pour éviter d'me reprendre dans la face les foudres de son pochtron de copain, tant imbibé d'alcool qu'il devrait pouvoir prendre feu à la moindre étincelle. Il a gentiment filé son gros pull gris pour que j'puisse en arracher de la laine et suturer la pauvre victime de mon ballon. Il se baladera avec le nombril à l'air, désormais, autant dire qu'il choppera la crève dès lors qu'il embrassera la température là-dehors. Mais bon. Il fait ce qu'il veut, ce grand Coeur aromatisé au rhum.

Autour de notre table, plusieurs curieux, plus ou moins alcoolisés mais parmi eux pas mal de sobres aux yeux globuleux, se sont rassemblés pour assister à l'extraction de la balle et au redressement du pif de Carl. Certains avaient l'air émerveillés et d'autres doutaient du contenu d'leur bouteille. C'est vrai que ça doit pas être un spectacle très fréquent, dans le coin. Les requins mangent les blessés, habituellement.

Ceci dit, j'attire clairement moins d'amateurs maintenant que j'ai achevé ma prouesse. Ils ont un peu applaudi lorsque j'ai sorti un "Fini !" triomphant, avant de revenir à leurs occupations en causant plus ou moins poliment de moi. Certains pensent que c'est une mise en scène, un trucage pour attirer les clients. S'ils avaient été à ma place, ils auraient aussitôt pané que cette grosse caverne béante rougeasse dans l'épaule du bougre n'était pas une farce. Si ça s'était infecté, c'qui aurait eu toutes les chances d'arriver dans un tel lieu, la gangrène aurait eu droit à son buffet de chair pourrie.

Mais j'ai sauvé le topo. C'est cool.

Il est fait en quoi, ton ballon, en fait ?!
J'sais pas, on me l'a donné.
Qui te l'a donné ? On l'défonce !
Un clown... qu'était de passage sur l'île. Il a du se tirer maintenant.

Faut que j'm'entraîne à mentir.

Aaaah, c'genre de conneries, ça serait pas arrivé à la belle époque, ah ça non.

J'espère qu'ils vont pas enchaîner sur les contes de vieux briscards. C'est qu'le Temps a coulé et que j'ai du pain sur la planche, moi, du pain rassis.

Clair ! Avec les Saigneurs, c'était thunes, sang et respect à volonté ! Qu'est-ce que j'donnerais pas pour revenir en ces temps bénis où on tranchait des gorges en bonne compagnie...

Saigneurs ?

Vous êtes d'anciens Saigneurs ?
On peut dire ça, ouais !
On était mat'lots dans sa troupe. Mais c'est fini tout ça, depuis qu'ce tocard de Patchett s'est mutiné, l'équipage est méconnaissable, ouaip.
Du coup on est à la retraite.
Et on s'emmerde.
Et on abreuve NOS GOSIERS !
OUAIS ! ÇA PERMET D'OUBLIER L'BON VIEUX TEMPS ET D'SE CONSACRER AU PRÉSENT, PICOLER !

Ça arrange pas l'haleine par contre, en hurlant il libère du gouffre rouge qui lui sert de gorge un nuage de flétrissure à m'en décoller les sinus. Et pourtant, dieu sait que j'me croyais immunisé aux mauvaises odeurs, à force d'en émaner un rayon moi-même. Par contre, ça m'arrange de faire copain copain avec d'anciens larbins. P'tete que j'peux en profiter pour mieux préparer mon voyage.

Je viens postuler pour la petite annonce de Calhugan, il recherche des chercheurs.

Chhhh. Rechhhh.

Vous pensez que ça se passera comment là-bas ?
Ah bah Jack, c'un bon cap'tain, ça c'est sûr.
Ouais ! L'est Juste et bon vivant ! Si t'es réglo, il est réglo !
Bon, si tu l'es pas, par contre...
Il se fera un collier avec tes crocs !
Je vois.

Rien qui diverge de ce que j'imaginais. J'espère qu'ils ont un peu d'inédit à m'raconter. Oh si ils en ont, on côtoie pas un caïd sans en retenir les tocs, les manies, les faiblesses, le diamètre de ses poings...

Vous savez s'il est encore bien accompagné ?
Nan, tout l'monde l'a largué.
Il est solo. Même nous, il nous a plus. Mais j'sais pas si on lui manque.
Ouais, j'sais même pas s'il connaissait nos noms...

Un prédateur solitaire ? Moins dangereux qu'une meute entière, forcément, mais m'étonnerait pas que ses camarades restent embusqués quelque part, prêts à accourir au moindre appel de leur ex-captain. Mars m'a prévenu, il a le bras long, le bras long qui viendra me chercher très loin si je me lourde et que je m'enfuis. Pas envie d'être double-fugitif. Il faut que j'mobilise toute ma prudence, et que j'laisse rien au hasard. D'autant que ça fait longtemps que j'ai pas visité la jungle, j'ai sûrement perdu la main. J'pue la rouille, depuis les muscles jusqu'à ma langue. Une reprise sur les chapeaux de roues, hein ? En deux semaines, mon peu de possessions m'a été volé, ma liberté est aux enchères, ma vie prêtée sur gages, mon âme taxée par la révo' et ma chair bientôt entre les paluches d'un gorille.

On pourrait croire qu'en deux semaines, j'ai tout perdu, mais je suppose que ça fait partie du jeu, j'ai misé très gros en larguant la marine comme une vieille catin qui ne me satisferait plus. A moins que ça ne soit l'inverse, et que ça soit elle qui m'ait plaquée ? Je sais pas encore trop. En tout cas, la scène de ménage finale a été des plus sanglantes.

Tu disais qu't'étais connu, mais ta gueule me dit rien.
Oublies ça. C'était pour te convaincre de te laisser te faire soigner.

C'était une autre bourde de causer de cette médiocre gloire que je traîne comme un boulet... Par chance, ma réputation est pas encore arrivée jusqu'ici.

AH ! T'ES UN MALIN ! Jack aime les malins. Sauf quand ils le trahissent.
Mais si tu l'trahis, c'est qu't'es pas si malin que ça.
Ah oui ? Et Jack, il est malin ?
Ouais ! Faut pas s'fier aux ragots sur lui !
Il en a dans les muscles, et dans la tête. Même s'il a pas beaucoup d'vocabulaire.

L'intelligence instinctive est la plus complexe à décrypter. L'instinct, c'est un enchevêtrement de commandes sans queue ni tête prises individuellement, mais qui dessinent un panorama une fois assemblées, exactement comme les pièces d'un même puzzle. J'le sais, j'en ai eu, de l'instinct, c'est ce qui sauve la vie au front. Et plus on grandit bercé dans la violence, plus on raffine notre instinct. J'ai eu que six ans pour lui donner forme. Jack a des dizaines d'années d'expériences et au moins deux traîtrises derrière lui, dont l'une dont il est l'Auteur.

J'ai pas intérêt à le prendre pour un con, où la mission risque de s'conclure prématurément.

Les deux briscards se font interrompre dans leurs ricanements gras par la grosse tenancière qui accoste notre table armée de choppes et d'un papelard.

Z'êtes toujours intéressé par l'annonce ?
Ouais.
Tenez. Vous vous rendrez à cette adresse en fin de journée. C'est sur le port.
Pas plus de tests ?

Passer des tonnes d'épreuves avant de conquérir une confiance, ça me paraît louche, mais n'en passer aucune aussi...

Vous avez bien rafistolé Carl, une preuve que vous êtes c'que vous prétendez être. Pis le reste me concerne pas. Faut juste pas espérer que j'prie pour votre âme si vous en voulez à Jack. Ceux qu'il bute sont souvent de bons candidats pour l'Enfer.
Compris.

Me souviens du cas Patchett mais plus de sa chute. Il était mort ?

Au moins, c'est pas au bout d'une corde que je m'envolerai.
Reste encore un peu d'espoir, bien niché au fond de son terrier.

Ce soir, je décolle, alors, vers des sensations fortes qui devraient me redémarrer le coeur.
Mais ce ballon, j'dois en faire quoi ?
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