-Alalalala ! J'ai bien dit au vieux que cette histoire de mort n'était que du pipeau ! Il ne m'a pas cru.
- Désolé pour ça, Maître, rigola Loth en rabattant ses cheveux d'une main. Je ne m'étais pas imaginé que ça allait faire toute une histoire. C'était juste une ruse.
- Qui cherchais-tu à rouler cette fois ? Encore ces mecs gars d'Ashura là ? fit Samaël d'un ton las en tirant longuement sur sa chicha.
- Oui, et c'est en bonne voie, répondit Loth en pensant à N°4 d'Ashura qui avait été tué quelques jours plutôt. Si tout vas, bien, dans un ou deux mois maximum, Maître, je me tournerai vers autre chose.
Loth ne se souvenait plus de la dernière fois où il avait eu une discussion posée et tranquille avec son maître. Depuis combien de temps ne l'avait-il pas vu d'ailleurs ? Il était mystérieusement incapable de s'en souvenir. Ce dont il était sûr, c'était qu'après l'histoire très médiatisée pour un sous de sa "mort" mise en scène devant tout Boréa, il avait besoin de calme et de sérénité. Aussi, prit-il le chemin de l'île du Karaté, un bien étrange endroit pour se relaxer. Non, il était venu là parce qu'il avait entendu dire que Samaël y était. Il était venu ici, en quête de plus de puissance physique, chose inhabituelle pour lui. Même s'il exécrait la violence gratuite, il se rendait compte que plus il évoluait dans sa quête des sommets d'Ashura, plus les ennemis devenaient dangereux. Il avait réellement failli y passer à Lavallière. Et c'était suffisant pour prendre le bison par les cornes.
Mais pour l'instant, il profitait de la compagnie de son maître, tous deux immergés dans une source thermale à la température excellente. Loth prit un mouchoir et essuya ses verres qui souffraient de la buée. Un geste bien inutile puisqu'elles devinrent blanchâtres et laiteuses quasi-instantanément. De guerre lasse, il coula aussi plus en profondeur dans le bain.
- Ils sont puissants, et plusieurs fois, tu as failli mourir. C'est vraiment cette vie que tu veux ? dit Samaël après un long moment de silence seulement entrecoupés par les piaillements d'oiseaux environnants.
- Ça ne vous ressemble pas Maitre. Je me souviens de vos mots quand je vous ai informé que je comptais devenir freelance et faire des affaires. "Vas-y, il n'est jamais trop tard pour mourir". Qu'est-ce qui a changé ? demanda Loth, un sourire goguenard aux lèvres. Vous feriez-vous du souci pour moi ? Voudriez-vous que je vous ressemble ? Un ermite qui se laisse dériver sur les océans sans attache ?
- Si tu connaissais le réel bonheur de n'avoir de compte à rendre à personne. De circuler au gré des vents comme un nuage... Enfin, non, je ne m'inquiète pas pour toi, je voulais juste m'assurer que tu étais fidèle à tes convictions et voir si tu étais prêt.
- Prêt à quoi ? demanda Loth qui se sentit énigmatiquement inquiet. La dernière fois que Samaël avait formulé une phrase de ce genre, avec ce je-m'en-foutisme qui lui seyait si bien, il avait jeté Loth dans un ravin sans fond visible soit disant pour lui apprendre le Style du Singe.
- A mourir, puisque tu ne crains pas la mort.
Aux paroles, il joignit des actes.
Toujours affalé dans l'eau, Loth sentit quelque chose l'agripper par la taille et le tirer en dessous. Une seconde durant, il paniqua de cette peur primaire qui sommeillait en chaque être humain quand venait le moment de se confronter au pire. Mais comme à son habitude, il annihila instantanément ce sentiment primitif et lui substitua une rapide réflexion. Le bain thermal était profond de deux mètres au maximum, il n'y avait rien qui puisse sortir d'où que ce soit et tenter de le noyer, se dit-il tout en se débattant contre la chose qui désirait le submerger. Comme s'il ne remarquait pas la furieuse lutte de son élève pour rester à flot, Samaël profitait de son bain, indifférent aux clapotements et remous de l'eau, regardant le ciel et tirant de temps à autre sur sa chicha. Bien sûr, cette perfide attaque venait de lui, mais Loth voulait savoir comment . Il était dès à présent clair pour Loth que son maître avait pris les devants. Il voulait lui enseigner une technique particulière et comme à chaque fois, il tenait à l'utiliser sur lui, quitte à le blesser sérieusement. C'était sa manière douteuse de faire et pour l'expliquer Samaël avait une maxime personnelle...
Mais déjà, Loth sentit son processus de réflexion s'embrumer au fur et à mesure que l'étau de la chose devint plus brutal et plus ferme. Ses lunettes tombèrent dans la lutte et sa vision se brouilla. D'ailleurs qu'était-ce que cette chose ? se demanda-t-il alors que sa tentative de se tenir debout échouait et qu'il s'écrasait dans le bain, face en avant. Sa première idée fut qu'il était entravé par des espèces de lianes vivantes. La vapeur ambiante dans la source thermale et la perte de ses lunettes l'empêchaient de voir ce qui l’étouffait. Ça ne pouvait pas être des lianes, se dit-il alors que cette fois-ci il fut totalement immergé dans l'eau, sans possibilité de s'y extirper. Des lianes renverraient à un fruit du démon et ça ne s'enseignait pas ça. D'ailleurs, Samaël ne lui avait jamais rien appris autre que le Inner Beast... Mais quelle essence d'animal voulait-il lui inculquer ?
Loth se sentit partir. Ce familier ressenti que plus rien n'était vraiment important et qu'on se mourrait dans une totale félicité...
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Clap !
Et brutalement, il revint à lui. Allongé sur le sol herbeux, nu comme un ver. Toussotant, il tenta de se relever avec grand mal. Tout son corps et surtout ses côtes lui faisaient un mal de chien. Là où la chose l'avait empoigné, des meurtrissures étaient apparues. Samaël était assis sur un rocher, une serviette nouée autour de la taille. De son visage juvénile malgré sa quarantaine, il dévisagea Loth avec une étrange expression qui ressemblait à de la pitié.
- Je me demande comment tu as réussi à survivre jusque-là, petit. Qui est le plus nul ? Tes ennemis ou toi ?
- Le paradoxe du lièvre et de la tortue ? répondit-il en toussant. Peut-être que c'est vous qui êtes trop fort.
- J'en doute. Dans ce vaste monde, il existe des monstres dont la puissance... Enfin, tu le sais probablement. Et mon devoir en tant que maître est de t'armer au maximum contre eux, si jamais l'envie t'en prenait de te fritter à eux. Ou si comme je le pense, c'est eux qui viendront se frotter à toi parce qu'un de tes plans sournois les aura mal énervés.
As-tu une idée de ce qui vient de t'arriver ?
- Euh, des espèces de... cordes marines démoniaques ont tenté de m'assassiner ?
- Sois sérieux. C'est du Inner Beast, fit-il en désignant d'une main les tatouages qui constellaient son corps.
L'Inner Beast ou la Technique de la Bête Intérieure était une forme d'art martial dont l'essence consistait à imiter des positions animales. Le monde animal regorgeait d'une multitude de sources d'inspirations aux pratiquants de ce style martial qui pouvait se révéler aussi létal qu'une balle. Loth avait été initié à ce style par Samaël et pour l'instant, il en maîtrisait cinq de ses Animaux. Le Singe, le Serpent, la Grue, la Mante et le Tigre. A chaque fois qu'il avait maîtrisé un Animal, on le lui tatouait sur le corps. Ainsi, on pouvait aisément deviner la puissance d'un pratiquant du Inner Beast rien qu'en voyant son corps dénudé. Si Loth n'arborait pour sa part que les tatouages des cinq animaux qu'il maîtrisait, le corps de Samaël était quant à lui, si constellé d'animaux que sa peau blanche était à peine visible. Certains de ses animaux étaient d'ailleurs tatoués à moitié, signe qu'il était en plein apprentissage ou création de ce style.
Dans sa réflexion, Loth ne se rendit pas immédiatement compte que Samaël ne montrait pas tous les tatouages de son corps en général mais un seul en particulier. La créature était représentée juste en dessous de sa clavicule gauche. Il fallut que Loth remette ses lunettes pour voir que son maitre indexait une...
- Pieuvre ? fit Loth dubitatif.
- Oui. Je vais t'enseigner le Style de la Pieuvre, l'un des plus puissants de ma panoplie... marmonna Samaël qui fut soudain obombré par une silhouette massive.
Avec recul et horreur, Loth comprit qu'il s’agissait en fait de ses cheveux qui avaient décuplés de taille et qui ondulaient dans les airs comme s'ils étaient vivants. Comme autant de tentacules de Pieuvre...