« J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité »
Mais la réalité, quand elle frappe à ta porte, elle ne s’efface pas. Elle t’emporte en entier, toute vague et puissante qu’elle est, de son souffle brûlant et t’enfonce la tête dans des ronces ou dans l’eau claire et chatoyante d’une rivière pour mieux te blesser et te noyer. Quand elle est ici et là, la réalité ne prend pas de gants. Tu te la prends dans la tête comme un raz-de-marée. Pour la petite Coat, c'était plus qu'une immense vague, face à ce qu'elle contemplait et la rongeait. Elle ne dit mot, mais ses yeux noirs brillent d'amertume et de rébellion.
Caoirse frotte ses mains glacées. C’est le vent froid et plein des embruns de la mer qui emporte les cheveux bouclés et dorés comme les blés de la factrice, alors que la réalité traîne lourdement son cœur. Devant elle, les restes délabrés et calcinés de l’ancienne poste de Frannec.
La poste familiale. L’ancienne poste de son père. Leur maison. Leur foyer.
Une partie de la bâtisse a disparu, tandis que l’autre moitié subsiste à moitié sur des poutres à demi noires de la morsure du feu. Ça et là, les herbes folles et les ronces envahissent tout, petit à petit. Le lierre et la mousse grignotent le toit et les restes des murs, éclatants de vert. Des pies nichent sur la cheminée à moitié écroulée. Elle se baisse pour cueillir une pousse de chardon rose et le contemple un instant sans mot dire. Menthe, orties, pissenlits, marguerites. Tous se joignent aux herbes broussailleuses qui s'étendent un peu plus chaque mois.
La nature a repris ses droits, comme on dit.
Plus loin, vers la falaise de la pointe du Raz, des oiseaux marins de tous genres volent haut : des mouettes, des goélands, des sternes, des becs-en-ciseaux, des albatros hurleurs, des labbes, des pétrels, des puffins, des fulmars, des océanites, des phaetons ou encore des skuas. Ils pourfendent l'air de leurs ailes et de leur plumage et remplissent le silence de leurs sifflements stridents. C'est l'heure de la pêche. Missouri est posé sur l’épaule de la jeune femme qui ne fait que murmurer :
-Onze ans après, à l’endroit où tout a basculé. Où on a tout quitté. Pas vrai, mon grand ?
Sgouaaaak
Le fou de bassan nettoie son plumage de quelques coups de becs. Il la regarde de ses yeux bleus globuleux et un peu rougis dans le blanc. On dirait presque qu'il a la larme à l’œil tant ils sont brillants. L'oiseau de poste délaisse ses plumes pour commencer à mâchonner consciencieusement la chevelure fine et frisottée de la factrice. Caoirse lui jette un regard en coin, avec un léger sourire. Il a bien mieux à faire, on dirait. Elle lui caresse la tête d’un doigt et se redresse pour mieux observer la maison de son enfance. Les restes et les débris, plutôt.
Et elle se souvient. La jeune femme se souvient de cet été chaud où toute sa famille a fui sa terre natale. Il n’y a que lui qui y est resté pourtant. La seule personne qu’elle aurait souhaité garder à ses côtés et qui est demeuré dans ces prairies et ces côtes toutes embrumées d’eau et des odeurs de la forêt, c’est son père.
Elle soupire en tremblotant toujours de son tic éternel. Entre ses fines mains blanches, elle tient une pelle pleine de terre. La blonde inspire une nouvelle fois, prend son courage à deux mains et son outil sur l'épaule, s'en va rechercher le trésor.
Un trésor délaissé depuis onze ans.
Un coffre de famille enterré et oublié depuis bien longtemps.
Trois grands pas tranquilles dans l'herbe et la terre boueuse. Les grosses godasses noires bientôt trouées par le temps glissent dans la gadoue.
~
23 août 1615
Trois petits pas pressés dans l'herbe jaunie et la poussière marron qui s'élève. Des petites chaussures roses pour des pieds d'enfant qui trébuchent sur un caillou.
Des cheveux frisottés et d'un blond presque trop clair, une robe blanche sur un corps frêle et une peau pâle. La démarche hésitante et les yeux rougis. L'enfant tousse, empoigne d'une main sa poupée et de l'autre la main de sa mère. Cette dernière contemple pour la dernière fois son époux. Cela, elle ne le saura que plus tard. Ses grands yeux doux de biche le dévorent avec inquiétude. Elle essaie de garder en mémoire, chaque trait, chaque ride, chaque détail. Cette moustache fine, ce port élancé et athlétique. Cette cicatrice sur la joue gauche. Ces cheveux noirs et frisés comme ceux d'un mouton. Le sourire joyeux et pourtant les yeux verts brillants de la même angoisse que l'épouse aux longs cheveux bruns tressés.
L'homme pose ses yeux sur l'enfant aux joues rondes et aux yeux rougis. Ses yeux s'adoucissent de tendresse et il pose un genou à terre pour se mettre à sa hauteur.
-Tu feras attention à maman, hein, Caoirse ? Elle aura besoin de toi, tant que je ne serai pas avec vous.
-Oui ! Si Lug et Eliaz sont là en plus, elle ne risquera rien !Tu reviendras vite, papa Tu le promets ?
Un sourire chaleureux, des dents blanches. Des yeux rieurs. Le souffle chaud du vent et les odeurs sucrés des arbres fruitiers. Il enserre dans ses bras la petite fille :
-C'est promis. On se reverra bientôt, mon poussin.
Dernière édition par Caoirse Coat le Mar 19 Jan 2016 - 20:30, édité 1 fois