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L'oriflamme de la marchande

Retour à Reverse Mountain, du côté du Cap des Jumeaux. Désolidarisé et relativement changeant, seul le paysage naturel des grandes murailles rougeâtres s’élevant hors des flots demeurait réellement immuable tandis que la ville qui évoluait à ses pieds ne cessait d’évoluer au gré de la compagnie marchande qui s’y était récemment installée et des allées et venues des flibustiers qui ne pouvaient s’empêcher d’endommager cette belle ville flottante. Principalement composé de bâtiments sur pilotis et autres embarcations en bois, le port des Jumeaux avait cependant ce petit quelque chose de familier et d’attachant qui expliquait bien ce rare sentiment de bien-être et de chez-soi que je ne trouvais pas partout.

Quelques heures auparavant, j’avais débarqué à bord de la Translinéenne sur les épais pontons en bois de l’entreprise qui se trouvaient plus ou moins dans la zone industrielle du coin. Gigantesque complexe de pontons désarticulés et de bâtiments flottants comme un résidu de déchet ne cessant de rencontrer le rebord abrupte des falaises selon l’inclinaison des vagues, l’endroit se dressait de façon linéaire comme un liseré bordant Red Line sur toute sa longueur. A peine quelques minutes après avoir mis pied à terre, je m’étais alors approchée du guichetier pour lui demander comment il était possible de se rendre à Bulgemore et quel navire il fallait emprunter. M’indiquant la "ligne trois" sur le gigantesque panneau que l’on ne pouvait décidément pas rater, juste à côté, il m’avait alors informé de l’heure à laquelle accosterait la prochaine embarcation qui m’emmènerait vers la destination convoitée.

- Demain à quinze heures.

Vissant les mains dans mes poches, j'avais alors tiré une moue catastrophique reflétant l'ennui et l'exaspération, prenant congé des docks pour finalement me diriger vers la partie plus commerciale du port.

S'étirant et se gonflant, je remarquais alors que le port avec ses parties flambantes neuves et ses quartiers plus anciens formait un réseau de nœuds et d'embranchements qui menaient parfois sur quatre voies différentes ou bien se resserraient en une seule. Mises bout à bout, les planches en bois qui constituaient le chemin étaient souvent reliées entre elles de manière grossière et les bifurcations se faisaient généralement naturellement en accrochant un nouveau ponton à l'ancien de façon totalement rudimentaire. Le bois humide et noir résistait néanmoins très bien et la ballade offrait malgré tout quelque chose d'exotique, pour peur qu'il fasse beau et que le ciel soit bien aéré, que le soleil illumine de ses rayons la façade rouge de la montagne, celle-ci renvoyant alors une tendre lumière chaude sur la ville en contrebas. Passant donc de quartiers en quartiers, de groupements de baraques pseudo-mitoyennes ou bien de résidences proprement séparées, j'avais fini par atterrir dans le centre névralgique de la métropole : un coin atypique et frais, où la vie allait bon train et où les gens semblaient vaquer à différentes affaires. On retrouvait, dans ce centre-ville, absolument de tout : des hommes en costume aux artisans, des vendeurs à la criée aux étals flottants, des parents veillant sur leurs gosses intenables aux jeunes amoureux profitant du romantisme de la ville aquatique.

M'effaçant dans ce spectacle, à la recherche d'un hôtel ou d'une auberge pouvant m'accueillir pour la nuit, je n'avais pu m'empêcher de penser à la bonté qu'inspirait cette zone, malgré son passé diablement tourmenté, malgré les raids des pirates empruntant le canal pour débarquer sur Grand Line, malgré la menace omniprésente que tout aille mal. Et pourtant, malgré tout cela, les gens riaient de bon cœur et se laissaient vivre sans sembler rongés par la peur et l'angoisse, différant totalement des profils types des habitants de Logue Town ou Las Camp. Car si l'endroit n'envoyait architecturalement pas plus de rêve, il restait familier et sympathique, me rappelant étrangement le calme et la sérénité de mon île natale.

- Un peu comme Syrup.

Oui, c'est ça, un peu comme Syrup. A cette idée, un flot de mémoires d'enfance s'égraina spontanément dans mes neurones, balayant plus ou moins mon équilibre mental pour me laisser dans un espèce de léthargie non désirée. Pourtant, si avant ces pensées avaient pu me tourmenter, aujourd'hui j'arrivais plus ou moins à vivre avec mes anciens démons. Et c'était bien logique en soi : j'en avais créé de nouveaux que je m'évertuais à repousser mentalement jour et nuit.

Sophia...
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Depuis près d'une heure, j'attendais sur les quais, le regard perdu à l'horizon, cherchant sensiblement des yeux quelque chose qui ne venait pas. Un bateau, précisément un navire de la Translinéenne censé me mener à bon port, de Reverse jusqu'à Bulgemore. Le voyage était prépayé, aux frais du Cipher Pol 8, chose que je n'avais découverte que très récemment lors d'une étrange conversation avec mon coordinateur : je n'étais pas obligée de débourser automatiquement pour payer les trajets de mes missions... le Gouvernement pouvait très bien s'en charger à ma place. Damn. Je n'étais pourtant pas proche de mes Berries, ni économe, ni avare, je n'en avais juste cure puisqu'ils ne me servaient globalement qu'à vivre et voyager jusqu'ici. Cependant désormais la cagnotte commençait à s'accumuler et je me disais qu'il était peut-être temps d'investir dans quelque chose... oui mais quoi ?

- Annabella ?

La voix claire et résonnante avait tinté au milieu de nul-part, dans l'immensité désertique de la côte désertée, où j'étais visiblement la seule à attendre quelque chose qui n'arriverait jamais. Raté, je l'avais raté. Mais l'intervention de la voix m'appelant par mon véritable prénom avait eu pour effet de me revigorer soudainement, me décollant instantanément l'oreille la plus proche pour m'obliger à faire volte-face, stupéfaite. Sous mes yeux ébahis, c'était la silhouette gracieuse d'une jeune femme brune aux cheveux coupés carrés et au visage extrêmement fin qui était apparue, la valisette à la main, habillées en tailleur et talons.

- ...Agatha ? répondais-je alors, interloquée.

Prenant place à côté de moi en silence, un immense sourire sur le visage, la bureaucrate avait hoché la tête sans mot dire, communicative dans sa bonne humeur, m'obligeant à dévoiler à mon tour une expression sympathique.

- Comment vas-tu ? Qu'est-ce que tu fais ici ?

D'habitude je m'affranchissais des formalités, mais la demoiselle était l'une des rares personnes que je considérais réellement : elle était plus qu'une connaissance, une véritable amie avec qui j'avais passé mes premières années de formation au CP8. Elle, plus orienté paperasse et moi actions sur le terrain, nous avions évolué parallèlement dans nos pôles respectifs. Plus comme des étudiantes que des enfants, nous avions fait les quatre-cent coups à l'époque où je manquais absolument de professionnalisme. Cependant mes enquêtes me prenant progressivement de plus en plus de temps et la bureaucratie entamant progressivement l'entrain de la comptable, nous avions fini par nous éloigner sans plus chercher à prendre de nouvelles.

- Et bien, je cherche un emploi, mais apparemment cette ville regorge déjà de comptables et de secrétaires plus que qualifiées...

Son départ m'était alors soudainement revenu en mémoire, je l'avais appris au cours d'une mission de façon aussi abrupte qu'inattendue : j'avais soudainement perdu la seule amie que j'avais au Cipher Pol, me laissant seule dans cet environnement froid et taciturne qui ne fit que renforcer mon ataraxie générale et mes problèmes émotionnels.

- Ah... émis-je donc en fixant le sol, pensant à la drôle de situation dans laquelle nous nous trouvions finalement toutes les deux.

C'était étrange comme la pensée qui avait précédé notre rencontre tournait aussi autour de l'argent, sauf qu'il me fallait placer le mien pour faire des petits et que elle, elle en avait besoin.

- Mais cessons de parler de moi, ma vie n'est pas intéressante. En tout cas, pas autant que celle de la grande détective Elizabeth Butterfly ! Alors comme ça, on sauve des pays, on traque des criminels ? Mmh ? Héhéhé, je lis toutes tes aventures et c'est vraiment chouette.

Il était plutôt rare que je reçusse des compliments sur quelque chose qui me tenait vraiment à cœur ou bien par des personnes que je considérais réellement. A cet effet, mes joues s'étaient rapidement teintées de rose tandis que la jeune femme s'était mise à faire les éloges de mes différentes épopées. Puis nous avions discuté et cherché à rattraper le temps perdu, évoqué des rendez-vous, ma récente promotion, ma prochaine mission... Enfin, "proche", c'était plus si sûr que ça.

- Bulgemore ? Mais ce n'est pas le bateau qui est parti il y a une heure ?

En guise de réponse, je hochai simplement la tête pour confirmer. Si, je l'avais raté : inextricablement rattrapée par la fatigue du voyage, j'avais dormi plus qu'escompté et étais bêtement mais humainement arrivée en retard, chose qui ne s'était pas produite depuis des années. Et j'avais tellement pris l'habitude que tout soit réglé de façon propre et chirurgicale que j'étais restée là, comme une idiote, assise sur le banc pendant une heure, le cerveau tout bonnement éteint. Sans même penser à aller voir le guichetier pour lui demander quand était la prochaine escale. L'espoir de bouger de là semblait perdu mais heureusement la frimousse de la jeune femme était apparue des ténèbres et m'avait sortie de ma torpeur, de mon "bug".

- Allez ne t'en fais pas, je crois qu'il y a une nouvelle escale dans deux jours. Plutôt que de rester ici à se les cailler, que dirais-tu de prendre un verre ? On a tellement de choses à se raconter !


Dernière édition par Annabella Sweetsong le Dim 7 Fév 2016 - 20:58, édité 1 fois
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Au bout de quelques secondes, un crépitement signala que le bout de ma cigarette était bien devenu incandescent. Rangeant mon zippo dans la petite poche de mon jean, j'avais alors entreprise de tirer une épaisse bouffée de fumée avant de la recracher lentement en petits nuages opaques. Il était de certains établissements qui refusaient que l'on fume à l'intérieur. Peut-être était-ce car la structure était en bois ou bien par respect de la clientèle qui n'était pas forcément adepte du tabagisme passif. Par chance, celui que nous avions choisi ne respectait pas de tels critères sanitaires et permettait de déguster à la fois sa bière et sa clope sans avoir qui que ce soit pour tirer la sonnette d'alarme ou venir vous faire chier. Nous, pour une fois, j'avais réellement l'opportunité d'apprécier le moment avec mon amie de longue date, une personne qui ne m'assommait définitivement pas de paroles et respectait les silences. J'adorais Agatha pour cela : elle parlait peu, à mon instar, mais ses mots étaient d'or et de diamant. Pertinente, autant que faire se pouvait, si ce n'étaient quelques fioritures relevant de la politesse et de notre relation : pour ce qui était de son professionnalisme, il était aussi ajusté que le tailleur qui lui mangeait les cuisses et faisait habillement ressortir ses courbes. Alors que moi, pour le peu de fois que je m'étais essayée à l'uniforme, j'arrivais maladroitement à ressembler à une catin huppée ou à un pingouin mal cintré, Agatha, elle, semblait faite pour éternellement être sur son trente-et-un. Et dans mes habits citadins de voyageuse, je faisais décidément pâle figure à côté d'elle.

- Ce port s'est diablement bien développé depuis la dernière fois que j'y suis passé. Pas étonnant que tu recherches du travail dans le coin.

- Oui, cela va faire une bonne semaine que j'écume les boîtes du coin en laissant des CV, mais il semblerait que je sois un peu trop qualifiée... Hihihi.

Partageant son regard complice voulant tout dire, je bus une lampée d'hydromel pour me revigorer. L'alcool était frais et des gouttes du liquide froid et jaunâtre perlaient sur la surface de verre pour venir se glisser entre ma peau et le cristal fin.

- Tu sais, tu commences à avoir une sacrée image. C'est étonnant que tu n'aies pas encore été sollicitée, je suppose qu'il suffit d'un rien. commença-t-elle avant de finir sa phrase comme s'il s'agissait d'une question.

- C'est probablement car je ne reste jamais au même endroit très longtemps ? C'est étrange, si je ne te connaissais pas, je dirais que tu as une idée derrière la tête. Héhé.

Cette dernière phrase fit naître sur son visage un grand sourire, comme si j'avais lu dans ses pensées et qu'elle s'en réjouissait.

- Tu me parlais de tes économies tout à l'heure. J'ai peut-être trouvé un moyen de placer ton argent, du moins une partie... Et tu n'aurais quasiment rien à faire, des bricoles tout au plus...

Plissant les yeux, je regardais mon interlocutrice avec un air perplexe tandis qu'elle maniait le langage avec une dextérité d'orthophoniste, ballotant ses mains pour former des signes venant soupeser ses mots et leur donner plus de lourdeur. Cette femme était une businesswoman innée et seul son ton décalé me permettait de me remémorer qu'elle s'adressait à moi comme son amie et non pas comme son prospect. Amie ou pas, elle avait malgré tout un projet à me vendre et j'étais investisseuse. Au moins avec elle, je pouvais être sûr que mon argent serait bien dépensé, mais qu'en bonus j'en retirerais autre chose. Elle ne pouvait pas aussi bien tomber.

- Voilà ce que je te propose : fonde ton cabinet de détective privée. Je sais, ce n'est pas le premier et ça ne sera pas le dernier, mais ici au Cap des Jumeaux, le marché est florissant et la demande ne rencontre aucune offre. Ici, les lois du commerce sont fixées par la "Guilde des Marchands", un organisme commerçant fondé par la Translinéenne qui garde cet endroit à flot et le protège des pirates grâce à du mercenariat. Maintenant si à long terme on pouvait offrir des services de protection contre d'autres menaces, celles à la base d'affaires nécessitant un brin de matière grise pour être résolues et bien... Elizabeth Butterfly, ça vous dit quelque chose ?

Créer ma propre boutique, basée sur la couverture d'Elizabeth Sweetsong. Basée sur une fausse identité se voulant de plus en plus opaque, de plus en plus réelle, sur une enquêtrice chevronnée qui avait déjà fait ses preuves. Un moyen de gagner de l'argent facilement ? A court termes, probablement pas apparemment, continuait à m'expliquer ma camarade, mais à court terme... Tout dépendait de la popularité d'Elizabeth.

- Et là tu vas me dire : oui mais je suis la plupart du temps en mission, qui s'occuperait de tenir la boutique ? Et bien, il y a devant toi, une jeune entrepreneuse prête à t'aider dans ton projet. Il suffirait juste de quelques détectives supplémentaires et le tour sera joué. Je m'occuperai de tout ce qui est administratif, je me réserverai un salaire à la hauteur de mes compétences - tu me connais, pas de chichis - et toi tu auras champ libre pour faire tout ce que tu veux. Sans compter les informations juteuses qui pourraient probablement t'intéresser...

Des informations ? Oui, probablement, après tout les cabinets de consultants en faisaient transiter pas mal et ne se gênaient bien souvent pas pour les vendre au plus offrant. Cette fois-ci, les enquêtes ne tomberaient décidément pas dans l'oreille d'un sourd : le menu fretin serait laissé aux autres détectives tandis que j'aurais le droit au gratin. Et même si la détective Elizabeth Butterfly n'y trouvait pas son compte, l'agente secrète Annabella Sweetsong y gagnerait probablement, elle. L'idée était sournoise et digne d'une bureaucrate du CP et il ne faisait aucun doute qu'Agatha aurait pu s'élever rapidement dans la hiérarchie si elle ne s'était pas plainte des conditions de travail. Moyennant une salarie onéreuse, je pouvais m'offrir les qualités d'une Coordinatrice officieuse du CP8.

- Marché conclu. Où dois-je signer ? fis-je en étirant légèrement les lèvres dans un sourire discret.
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J'étais finalement restée plus longtemps que prévu au port du Cap. Jour après jour, nuit après nuit, Agatha et moi nous étions mis en tête de trouver aussi rapidement que possible les employés et les locaux. Arrivant de son côté à dénicher un petit trois pièces cosy un peu en périphérie du centre-ville, détaillant les frais d'achat, de rénovation et d'habilitation pour que je m'y retrouvasse mieux.

- Ça fera environ huit millions de berries avec le matériel de détective.

- Quel matériel ?

- Tu sais, les escargophones, tout ça...

- Ah... c'est cher ça ?

- Tu ne veux pas savoir.

En trois jours, Agatha s'était assurée avec ses doigts de fée que les locaux soient disponibles et prêts à être utilisés : il ne restait plus qu'à les remplir. Cette partie était la plus difficile à effectuer : il me fallait absolument des professionnels pour tenir la baraque, pas de menu fretin à la recherche d'un emploi pour arrondir les fins de mois ni de jeunes ambitieux arborant leur curriculum vitae à tour de bras. Mon premier employé, c'était d'ailleurs dans la rue que je l'avais trouvé. Et c'était un clochard... mais qui de mieux sinon un vagabond pour remplir le sale boulot d'indicateur ? Le gaillard me l'avait prouvé la première fois que je l'avais rencontré et c'était grâce à lui que j'avais finalement pu trouver mon second employé.

- Hé, m'dam, z'avez pas une p'tite pièce pour un vieillard ? m'avait-il alpaguée comme tous ses semblables.

- Non, va mendier ailleurs je n'ai rien pour toi.

La tête haute, je m'étais évertuée à dessiner un cercle autour du gusse dans ma démarche pour le contourner tant bien que mal.

- Ho, 'semblez pressée dis donc. Cherchez qu'qu'chose ?

- Ce ne sont pas tes oign-

- Non car si vous cherchez qu'qu'chose, 'savez, le vieil Ulric il peut tout vous trouver, héhéhé.

Légèrement éloignée sur le moment, cette dernière proposition m'avait soudainement intéressée au point de faire machine arrière. J'avais déjà eu l'occasion de travailler avec des clochards auparavant et ceux-ci fournissaient généralement un réseau d'information de premier ordre. Et contrairement à leur haleine et leurs vêtements, leurs paroles étaient fraiches et d'or. Je décidais de tenter le coup.

- Je cherche un homme capable de résoudre tous mes problèmes.

- Ma foi si c'pas la description du vieil Ulric ça. Non, j'déconne, partez pas m'dam ! Z'êtes bien vague mais j'ai c'qui vous faut, j'suis certain. T'nez, j'suis persuadé qu'vous l'trouverez sur le port.

- Qui ça ?

- L'homme qu'vous r'cherchez.

- Et comment vais-je le reconnaître ?

- Ah, j'suis pas sûr, j'me rappelle pas bien comment qu'il s'appelle...

Ça y était, j'étais rentrée dans le jeu du miséreux et pour poursuivre, il ne me restait plus qu'une seule chose à faire : marchander.

- Que veux-tu ?

- Qu'c'est que l'hiver arrive et qu'il fait froid, bon dieu. Qu'c'est qu'j'aimerais bien un bon manteau bien chaud, rouge de préférence, avec une capuche en fourrure duveteuse. Un peu p'tit qu'c'est mais ça ira bien au vieux Ulric. Héhéhé.

Le pari était risqué mais les gains colossaux : s'il s'avérait que les informations du bonhomme étaient exactes pour le peu d'indices que je lui eusse donné, il était nettement probable que j'y gagne non pas un mais deux salariés au change. Retirant ainsi mon vêtement pour abandonner ma peau à la faible température et être parcourue d'un spasme soudain, je délaissai ma veste au clochard qui se releva presque immédiatement pour la saisir et l'enfiler maladroitement. Serré, idiot dans le parka en semi-fourrure, le bonhomme fit craquer quelques coutures sous mon regard désolé avant de conclure la conversation.

- Un manutentionnaire, un certain Jean D'eau. C'lui qu'il vous faut. J'va vous accompagner pour êt' sûr, j'bichonne ma clientèle moi. avait-il finalement sorti tout en ouvrat la marche devant moi, définitivement coi mais décidée à le suivre.

Qui savait alors où cela allait me mener ?
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- T'nez, c'lui l'Jean D'eau.

- Tu es sûr, vieillard ?

Mettant ses mains en porte voix, le clochard se mit à brailler le nom de l'inconnu vers les trois ouvriers qui s'affairaient à décharger les caisses non loin. Immédiatement stoppés dans leurs différentes tâches, les lascars échangèrent de rapides regard avant que l'un d'eux ne se décide enfin à lâcher ses outils, essuyer ses mains pleines de cambouis dans un torchon sale et venir vers nous, l'air visiblement renfrogné.

- Putain, Ulric, j't'ai d'jà dit d'pas v'nir me déranger au boulot, foutue barrique !

- Hé, j'sais bien, mais c'est qu'j'suis tombé sur un sacré brin d'bonne femme et qu'cherche que'qu'un pour résoudre ses p'tits soucis.

Il fallut un court instant supplémentaire pour que le bonhomme remarquasse ma présence, lâchant maladroitement un juron avant de beugler :

- Bon sang Ulric, tu pourrais au moins prév'nir quand tu débarques avec une aussi jolie d'moiselle non ? Damn, t'as vraiment perdu tes yeux en même temps qu'ton odorat le vioc. puis de se retourner vers moi : Mylady, que puis-je faire pour vous ? Un problème de tuyauterie, un déménagement, quelqu'un qui est après vous ou bien juste une aventure d'un soir avec un homme que la nature a bien pourvu physiquement ?

Je réprimai difficilement un léger rire, comprenant que le clochard avait bien réussi à me dégoter un "homme à tout faire" des plus distinctifs de son espèce. Un peu sur la touche, je cherchai donc un moyen de lui répondre en bonne et due forme, mais abandonnai finalement pour donner la véritable raison de ma présence dans cet endroit humide et absolument pas accueillant du Cap.

- Pour tout vous dire, je suis à la recherche d'un employé.

- Un employé hein ? Et d'quel type ma p'tite dame, car ma foi j'sais à peu près tout faire mais c'pas que j'ai aussi envie d'tout faire. Y'a des trucs un peu plus prestigieux que j'aimerais bien faire, à commencer par retrouver mon job de quand j'étais à Logue Town et que la vie était belle. Ouep, j'étais détective privé ma cannette et pas n'importe lequel, le fameux et l'unique Jean D'eau.

Échangeant un regard perplexe avec Ulric, je mimai alors une expression dubitative avant de commencer ma réponse :

- Ça ne me dit rien...

A ces mots, mon interlocuteur adopta rapidement une teinte pivoine, les joues gonflées par le coup que je venais de porter à sa carrière médiocre.

- ...en revanche votre profil m'intéresse. Je suis moi-même détective privée, Elizabeth Butterfly, ça vous dit peut-être quelque chose ?

Dévoilant un regard ahuri, le bonhomme échangea soudain quelques expressions fiévreuses avec le clochard à mes côtés. Plus capable de parler que le manutentionnaire, celui-ci s'expliqua après plusieurs secondes d'interlude gênant.

- Mazette ! Elizabeth Buttefly, c'est-y pas la m'dame dont tu m'parles tout l'temps le jeunot ? P'tain si j'suis pas surpris, dis. Mais j'vous rendrai pas vot' manteau pour autant : un marché est un marché.

Je fis signe que ce n'était pas nécessaire, perdu pour perdu, la veste j'avais d'ores et déjà fait une croix dessus. Légèrement surprise que ma notoriété arrivasse aux oreilles des deux zigs, j'eus le droit à une longue et vaste explication quelques minutes plus tard, après que le gusse eut fait un rapide aller retour prétextant sa démission immédiate. Faisant alors le bout de chemin jusqu'au local où j'étais censée retrouver Agatha en la compagnie des deux lurons, j'appris que le manutentionnaire avait accumulé pas mal de petits boulots après s'être fait jeter de son job de détective à Logue Town, lui conférant de l'expérience sur pas mal de plans différents mais l'empêchant de pratiquer son métier favoris. Et apparemment, j'étais aussi une sorte d’icône pour lui, ce qui ne l'empêcha donc pas de me brasser tout son flux narratif tandis que nous regagnions le bureau. Au bout d'un moment, Ulric chercha à s'esquiver discrètement, comprenant qu'il avait rempli sa mission, cependant je le retins d'un petit claquement de la langue en sa direction.

- Vous n'avez plus b'soin du vieil Ulric, le contrat est rempli m'dame.

- Oh non, tu te trompes, j'aurais encore besoin de toi pour deux trois petites choses.

- Ha ?

- Que dirais-tu de travailler pour moi ? Tu m'as l'air doué pour dénicher des informations et je suis sûr que tes contacts pourraient m'être utiles. Je te payerais grassement.

- M'dame m'envoie ravi, mais j'suis pas bien intéressé par l'argent. J'préfère l'troc, tout ça. L'argent, ça s'mange pas, v'savez. J'ai appris ça y'a longtemps, sur une île déserte, j'ai failli m'bouffer la jambe qu'c'est !

- Ton prix sera le mien.

Soudain, le bonhomme changea drastiquement d'expression pour afficher des traits malsains. Des traits grossiers. Des traits grotesques.

Et un visage lubrique au possible.
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- Donc, si je comprends bien, tu as acheté ce clochard en lui donnant ton soutien-gorge ?

- Ouep...

Suite à la rapide rencontre avec les deux énergumènes, Agatha était restée de marbre, dubitative à l'idée de mes compétences en ressources humaines. Peut-être espérait-elle mieux, ou bien peut-être aurait-elle préféré s'en charger. Quoi qu'il en soit, elle respecta mon choix et ne se perdit pas en lamentations et en contre-arguments pour me dire que j'avais eu tort. La construction du projet touchait à son terme dans les délais que nous nous étions fixés et tous les critères avaient été remplis avec brio pour monter la petite entreprise en trois jours. Et pour bien commencer, quoi de mieux sinon que d'annoncer mon absence pour le premier jour, l'ouverture ?

- C'était dans le contrat, je respecte ta décision et je comprends tout à fait tes contraintes. Implicitement, Ao voulait te voir rapidement sur Bulgemore non ? Je trouve que tu as déjà pris assez de retard comme ça sans non plus devoir t'enquiquiner avec un magasin sorti de nul part. Ne t'en fais pas, je serai là pour tenir la baraque, il faut juste que tu fasses attention à pas crever et que tu reviennes dans le coin de temps en temps.

La nuit était tombée tandis que nous étions restées toutes les deux à dialoguer dans l'un des bureaux. Ni trop grands, ni trop petits, les lieux étaient propices à l'activité que nous voulions exercer. Professionnelle, l'ambiance était parfaitement retranscrite dans les différents meubles et matériels de bureau qui s'entassaient çà et là, lorsqu'il ne s'agissait pas de cartons vides ou pleins disposés le long d'un mur. Au niveau de la réception, là où se trouvait le bureau d'Agatha, une véritable panoplie de meubles de rangements recouvrait la tapisserie ancienne de la pièce, s'étendant du sol au plafond sur le mur derrière l'espace de travail. Nul doute que la bureaucrate serait tout à fait à l'aise, elle savait faire des choix utiles et pertinents et je reposais l'intégralité de mon investissement sur ses deux épaules, qu'elle avait assez larges pour pouvoir tout gérer ; je le savais bien.

Finalement nous rentrâmes jusqu'à nos hôtels respectifs pour passer une dernière nuit confortable : elle avant l'ouverture et moi avant le départ. Cette fois-ci je ne pouvais pas me permettre d'arriver en retard et manquer la Translinéenne, dont le départ était prévu tôt dans la matinée. Saisissait ce qui ressemblait vaguement à un réveil sur ma table de nuit, j'avais alors tourné les aiguilles jusqu'à ce que celles-ci pointent l'heure correcte, avant de finalement reposer ma tête sur l'oreiller duveteux de ma couchette et tenter de trouver le sommeil. Rapidement, je fus alors enveloppée d'un voile noir qui m'emporta dans le royaume des aveugles.

***

Le soleil commençait à peine à se lever au moment où le navire quitta les quais de la Translinéenne. Glissant sur les vaguelettes à une allure soutenue, le sloop semblait s'écarter rapidement du port, comme s'il cherchait à le fuir, comme s'il délaissait derrière lui toute la misère de bois de la petite cité commerciale qui devenait de plus en plus insignifiante au fur et à mesure que l'on s'en éloignait. A contrario, lorsque je me tournais vers la proue, j'avais systématiquement l'impression de pourfendre l'horizon gigantesque, comme une véritable aventurière. Me revenant soudainement en mémoire, les raisons de mon voyage refirent surface et apportèrent avec elles leur flot de questions et d'excitation. Me voilà finalement sur la route de Bulgemore, la terre promise où il était apparemment possible d'accomplir l'un de mes désirs les plus chers.

Recouvrer la vue dans mon orbite vide de chair.
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