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soirée dansante

Le bateau, relativement petit, n'en était pas moins efficace. Il arborait trois voiles de taille correct, offrant une prise au vent pour le moins importante, si bien qu'il avançait à une moyenne de près de vingt-cinq nœuds. Sa proue n'abordait aucune décoration,  pas plus que son pont, ou ses cabines, d'ailleurs. Pas de fioriture, pas d'extravagance, de l'efficacité. Le navire était à l'image de ses passagers, à savoir trois agents d'une agence gouvernementale, le Cipher Pol.

Enfin... Persé n'était pas officiellement un agent, mais ça ne changeait pas grand-chose à la situation actuelle. Il se trouvait dans la cambuse, en compagnie de Pierre et Jacques, agents de catégories 2 de leur état. Pierre était une authentique armoire à glace, le crâne rasé, approchant le mètre quatre-vingt-quinze. Sa voix profonde était très posé et ses gestes, bien que banals, laissaient entendre une efficacité redoutable. Jacques était également imposant, bien que moins que son camarade, mais il avait fait le choix de cheveux longs en queue de cheval. Ses gestes étaient moins assurés que ceux de son compagnon, mais son regard perçant ne laissait rien passer. Persé, battit en finesse contrastait étrangement avec eux, semblait un enfant au milieu d'adulte. Un enfant formé à repérer, manipuler, maîtriser et tuer, certes.

Il avait appris qu'il partait en mission il y a trois heures, et avait embarqué il y en a deux, et attendait  actuellement son ordre de mission. Il semblait détaché, presque indifférent, mais ses doigts qui semblaient animés d'une vie propre ne laissaient aucun doute aux deux agents, qui comprenaient sans problème qu'il n'en pouvait plus d'attendre.

Bon, attaqua Pierre, inutile de te faire mariner plus longtemps. On part pour Logue town, et ton rôle et de nous fournir une distraction.
Quel type ?
J'y viens, fit-il tranquillement. Tu vas te rendre à une soirée mondaine et occuper Anna De Weiss pour la soirée. Tu devras attirer plus généralement l'attention des convives vers une heure trente. Évidemment, tu fais ça en douceur, le but c'est que personne ne se doute de rien, ni pendant, ni après. Voilà son dossier.
Persé récupéra la lourde pochette sur la petite table.
D'accord. Deux questions : quel sera mon identité et qu'est ce que je réponds si quelqu'un me demande qui m'a invité ?
Cette fois ci, ce fut Jacques qui répondit :
Tu t’appelleras Yoann Sterx, commerçant venu de West Blue. Tu as été invité par  le marchand Hoop après avoir fait affaire avec lui. Tu es là depuis cinq jours et tu repars tôt le lendemain matin, tu es dans l'art et c'est ta première soirée du genre.
Je vois. J'ai un intérêt à connaître votre partie de la mission ou il vaut mieux que je fasse sans.
Rien de bien sorcier. On négocie avec le père, on fait jouer les faveurs et on se renseigne sur la révolution et ses soutiens. En parlant de ça, essaie de te renseigner aussi de ton côté, même si la distraction reste prioritaire.
Il vit le regard de Persé et se reprit : il n'y avait pas besoin de faire diversion pour des négociations.
Bon, d'accord, il va peut-être y avoir un peu de casse. C'est bon ! Oui, on va foutre un beau bordel, voilà, t'es content ?
Persé éclata de rire :
Tu m'explique comment tu as fait pour rentrer au CP en étant un aussi mauvais menteur ?
Jacques sourit puis le congédia.

De retour dans sa cabine, il coinça le dossier entre sa couchette et le mur puis se servi un verre d'eau. Il avait vite appris à ne rien laisser traîner, ne serait-ce qu'un instant, sur un bateau. Logue Town ... il leur faudrait une semaine pour l'atteindre. C'était à la fois beaucoup et terriblement peu. En une semaine, à partir de mots et de dessins, il devrait connaître Anna de Weiss presque aussi bien qu'elle-même et comprendre comment utiliser ces connaissances. Heureusement qu'il n'était que peu sujet au mal de mer...
Il hésita un instant à se rendre sur le pont pour étudier le dossier, puis renonça. Trop de bruit, trop de monde, trop de soleil. Il s'allongea sur sa couchette, sous le hublot, et ouvrit le dossier. Comme d'habitude, il était découpé en plusieurs parties : la première comprenait des photos d'elle sous tous les angles et  dans un large panel de tenues, ainsi que des descriptions sur sa façon de réagir aux émotions, de bouger, ses tics... La seconde avait trait à son environnement, sa famille... Bref, son cadre de vie. On y trouvait depuis les banalités sur la date de naissance (18 ans) et la profession des parents (nobles), jusqu'à des points bien plus précis, comme l'organisation exacte de sa chambre, de celle de ses parents, de ses amis... Venait la biographie et enfin la psychologie. Ce premier et rapide tour lui confirma au moins une chose : pour avoir un dossier d'une telle précision, il fallait que sa famille intéresse tout particulièrement le CP. Potentiel soutiens révolutionnaire ? Informateurs d’importance ? Bandits reconvertis ? Impossible à dire.


Il prend la première partie, et se donne la journée pour arriver à la maîtriser. Il a juste à pouvoir la repérer sans erreurs du premier coup d’œil, quel que soit sa tenue, rien de plus.
Le dossier commence par une photo. Elle recouvre toute la page et on y voit Anna, de trois quarts, avec en fond une pièce d'un luxe épuré. Son sourire n'est pas parfaitement naturel, comme si elle s'efforçait de faire bonne impression. Ses yeux sont dans le vague, et semblent le regarder sans le voir. Elle est assise sur une chaise toute simple, comme pour faire ressortir sa beauté, les mains posées sur les cuisses, en petite fille modèle, même si ses doigts semblent agités sur l'image fixée.
Elle porte une robe longue, courant jusqu'au bas de ses chevilles. Les manches s’arrêtaient dans le creux des coudes en forme en un nuage de dentelle fine. La robe est d'un jaune pâle, avec quelques décorations simples turquoise. La coupe exemplaire suit la courbe de ses épaules et de ses formes, suggérant beaucoup de choses mais ne montrant rien, laissant avec efficacité courir l'imagination. Elle offrait un décolleté timide qui s’arrêtait juste avant la naissance des seins, dévoilant une peau délicate et lumineuse. Au creux de sa gorge se trouvait un joyau. Une améthyste enchâssé dans un cercle d'or, attirant le regard sur son coup dénudé et lui donnant un air de fragilité. Ses doigts fin ne sont pas vernis et, détails surprenant, ses pieds sont nus.
Ses cheveux, d'un roux éclatant, étaient simplement relâches dans son dos et couraient jusqu'au creux de son dos, entourant un visage ovale dans lequel se voyait encore les rondeurs de l'enfance. Sa bouche a été peinte en carmin par une main que l'on devine maladroite, de même que les pâles tentatives d'apporter un peu de couleur à ses joues. Elle avait un petit nez, légèrement retroussé, des oreilles rondes sur lesquels tenaient encore quelques mèches rebelles, quelques taches de rousseur et des yeux d'un bleu profond, presque océan.

Un détail attira son attention, en bas de la photo. La date. La photo datait d'une semaine à peine. Par les démons, comment se faisait-il que cette fille ai un dossier pareil ?! Impossible à savoir pour le moment, même si cela éclairerait pas mal de points. Il se renseignerait auprès des deux autres lors du prochain repas. Enfin... la photo en disait tout de même long. Bien sûr, la seul base d’une photo ne suffisait pas. On peut être, paraître être, vouloir être ou même vouloir paraître. Il était cependant à peu près sûr que la jeune fille était riche (sans blague), et surtout qu'elle venait de faire ou s’apprêtait à faire son entré dans le monde. Non, réalisa-il soudain. À faire son entrée dans le monde en tant qu'adulte. Ses manières, autant qu'il puisse en juger, étaient parfaites. Non, son problème venait de ses parures. Elles le mettaient mal à l'aise. Elle avait déjà dû assister à quelques soirées pour apprendre à se comporter, probablement habillée de manière discrète et sobre, et elle s’apprêtait maintenant à affronter les regards. Ce n'était que des suppositions, mais un rapide passage dans la biographie sembla la confirmer.  

Sur les autres photos, qui semblaient relater plutôt sa vie courante, Anna se retrouvait le plus souvent vêtues d’habits amples, à la fois confortables et discrets. Habillée ainsi, on pourrait presque la prendre pour une adolescente. Il semblait également que ce soit pour elle une habitude d'être pieds nus. À aucun moment, ses cheveux n'étaient attachés, et, quand elle riait, des étoiles braillaient dans ses yeux. Oui, la robe avait visiblement été choisie et commandé pour l'occasion, et se serait sans doute dans cette tenue qu'elle viendrait ...


Persé reposa le dossier. Voilà plusieurs heures déjà que celui-ci n'était plus éclairé que par sa lampe. Il prit une feuille et se mit à dessiner, les yeux fermés. Il n'avait jamais été très bon en dessin, mais le résultat était plutôt ressemblant. Un sourire flotta un instant sur ses lèvres, puis il prit le dessin et le jeta par le hublot, derrière lequel l'attendait les flots noirs. Demain, il s'occuperait de la psychologie. Il s'allongea sur sa couchette et ne tarda pas à rejoindre les ombres.


Demain. Demain, ils atteindraient Logue Town. Demain, il retrouverai le bruit, les cris, les gens. Demain. Cette nuit, elle, lui appartenait encore. Ses pieds nus se posèrent sur le bois en dessous de sa couchette. Ses mains se posèrent sur le rebord de son lit, se crispèrent légèrement sur le cadre, puis ses bras se détendirent, l'aidant à se relever. Il décala légèrement son centre de gravité vers l'avant, souleva son pied gauche, se laissa doucement tomber en avant et reposa son pied, plus loin, savourant le grain des planches sur sa peau. Pour la première fois qu'il était à bord, il prit vraiment conscience du doux roulis du navire. Se penchant de concert, il amplifia le mouvement. Il fit quelques pas ainsi puis cessa le jeu, reprenant sa course tranquillement, en direction du pont.

Il poussa doucement la porte, sans que celle-ci émette ne serait-ce que l'ombre d'un grincement et posa un pied, puis l'autre sur le pont. Il avança d'une démarche glissée vers les haubans, sans alerter aucun des hommes de quarts. Il s’arrêta un instant pour observer les eaux noires qui filaient le long de la coque, puis leva les bras et les enroula dans les cordages. Prenant appuis sur eux, il souleva ses pieds, les soulevant au-delà même de son visage, avant de prendre appuis et de se détendre, allant chercher plus hauts le maillage. Ses pieds retournèrent chercher les cordes, il décala son bassin, changea les prises de ses mains et se déplia pour aller saisir plus hauts les haubans. Il recommença, encore et encore, la corde frottant contre la plante de ses pieds, irritant ses doigts. Enfin, ses derniers se saisirent du nid de pie. Il se hissa fluidement à l’intérieur et fit face à la nuit, le vent coulant dans ses cheveux, le long de son corps, entre ses doigts. En bas, sans qu'il puisse les voir, les vagues se brisaient contre la coque grondant doucement dans l'immensité.

Anna de Weiss. Il attaqua, lentement, d'étirer ses jambes. Il avait l'impression de la connaître depuis toujours. Ses bras se déplient lentement. Il savait tout d'elle. Ses doigts dansent dans les airs. Il connaissait le moindre de ses secrets. La caresse du vent se fit plus insistante. Peut-on connaître quelqu'un à ce point sans devenir, ne serait-ce qu'un peut, lui-même ? Ses doigts se refermèrent sur les manches de ses poignards à sa ceinture. Si il fermait les yeux, son visage lui apparaissait. Il dansa une danse de mort, tranchant l'air de ses lames. Et pourtant, il ne ressentait rien pour elle qu'une vague pitié. Le vent se renforça encore et le bateau se mit à danser avec lui. Était-ce normal d'y être à ce point insensible ? Sa lame trancha la gorge d'un adversaire imaginaire tandis qu'il évitait une rafale d'une pirouette. Et puis pourquoi se soucierai-il de la norme ? Ses appuis se déplacèrent et des rafales de ses coups affrontaient les lames du vent. Il laissa ses doutes s'envoler et se fondit avec le vent.


Dernière édition par Persé le Lun 29 Fév 2016 - 17:34, édité 1 fois
    Le manoir de Hoop était surchargé. C'était le seul mot qui lui venait à l'esprit pour décrire ce qu'il voyait. Il n'avait aucune idée de ce à quoi ressemblait le luxe véritable. En fait, jusqu'à maintenant, l'endroit le plus luxueux qu'il est connu était le QG du CP 5. C'est pour dire. Ici, des sculptures se pressaient de toutes parts, se dérivant dans toutes les nuances de doré et d'argenté, des tableaux, des vases, des tapis, des tapisseries, de la maroquinerie... Trop. Chacune de ces choses avait l'air superbement travaillé, mais la qualité se perdait dans la quantité. Il comprenait mieux comment « Hoop » et « art » c'était retrouvé associé dans sa couverture. Le costume qui lui était proposé était du même style. Il appela le majordome et lui expliqua, en essayant de ne pas le froisser, que non, définitivement, il avait besoin de quelque chose de plus... de moins... enfin, un truc sobre, quoi. Ne serait-ce que par ce qu'il n'aurait pas été à l'aise dedans. Le domestique, avec un air amusé, lui demanda précisément ce qu'il souhaitait. Il finit finalement par faire comprendre ce qu'il voulait et on lui apporta un costume simple, sans autres accessoires. Un costume qui passerait relativement inaperçu dans cette foule, ne gênant aucunement les mouvements. Un costume qui correspondait au personnage qu'il s'était construis.
    Il rejoignit Hoop dans le hall, aussi... lumineux que le reste de la demeure. Aucune trace des deux autres agents. Leur mission ne nécessitait probablement pas qu'ils se rendent à la fête. Le marchand s'inquiéta d'un air vaguement contrarié du  choix de cette tenue. Très poliment, Persé lui fit savoir que l'ancien ne convenait pas à la mission qui lui avait été confiée. L'homme haussa les épaules, visiblement peu intéressé par la question, tant que l'on ne remettait pas ses goûts en doute et l'invita à le suivre dans son carrosse. Persé profita du trajet pour l'observer à la dérobé. L'homme était vieux, banal et à moitié chauve. Peut-être était-ce pour cela que son environnement était si extravagant. Pour cacher sa propre banalité. Il savait que l'homme avait quelques dettes envers le gouvernement, qui les lui faisait payer par des services, bien plus utiles que de l'or. Le trajet fut silencieux, chacun perdus dans ses pensées, et n'ayant d'ailleurs aucune envie de bavarder.

    Le carrosse finit par ralentir au bout d'un moment, en face d'une immense demeure, perdu au cœur d'un titanesque jardin. Ils étaient tout juste à l'heure (ce qui apparemment signifiait en avance) et  pourtant plusieurs autres voitures se pressaient aux grilles. Il descendit au côté de Hoop, discuta tranquillement en chemin, comme il était censé le faire avec celui qui l'avait invité, tout en observant discrètement les alentours. Les jardins, battis sur le modèle de la symétrie et de la géométrie, ne laissaient pas une feuille qui ne soit à sa place. Il n'osait penser au gâchis de temps et d'argent que cela représentait. Une partie de lui-même ne pouvait également s’empêcher de penser que ce manoir était un cauchemar au niveau sécurité : les barrières n'offraient qu'une frontière symbolique, le jardin une couverture d'une incroyable efficacité, les innombrables fenêtres autant de point d'accès qui ne pouvaient être surveillés. Enfin... il n'était pas là pour ça.
    Il entra dans le château, qui, heureusement pour ses yeux, était bien plus subtilement décoré que celui de Hoop, devisa quelques temps avec ce dernier, puis se perdit dans la petite foule des invités déjà présents. Les De Weiss semblaient ne pas encore être arrivés. Il déambula tranquillement, faisant semblant de s’intéresser à une conversation, repartant plus loin sans y avoir participé. Il se savait tendu et essayait de se calmer. Les robes offraient généralement de plongeants décolletés et des couleurs vives, tandis que les hommes ne semblaient connaître que le noir. Les coupes, en revanche était aussi fantaisistes que celles des robes. Pour l'instant, on restait entre amis et on discutait tranquillement. Les luttes de pouvoirs viendraient plus tard.
    Quelque chose attira son regard. Il tourna légèrement la tête, mais non, ce n'était pas elle. Il hésita un instant à prendre un verre de vin pour l'aider à se détendre, mais y renonça. Déjà par ce qu'il n'aimait pas ça, mais surtout par ce qu'il avait besoin de garder les idées claires. Il se focalisa sur sa respiration, essayant de la faire redescendre à un niveau normal. Les invités entraient, de plus en plus nombreux. Tous les visages affichaient des sourires (plus ou moins francs) qui se répondaient et s'unissaient. Il sortait dans le jardin avec un petit groupe partant pour admirer les fontaines de leurs hôtes, quand son regard s’arrêta sur le chemin qui menait à la salle de bal. Les De Weiss étaient là.


    Anna discutait en souriant avec son frère, précédée par son père à l'air grave. Les deux hommes étaient vêtus d'un costume noir (surprise) avec de petites fioritures dorés. Ils avançaient d'un pas énergique à travers l'allée, et avaient l'air de ceux qui ont le pouvoir et qui le savent. Anna, elle, portait la robe de la photo, des escarpins d'un blanc nacré et ses cheveux semblaient ne connaître toujours aucune loi. Elle peinait à suivre la démarche des deux autres, visiblement peu à l'aise pour se déplacer en robe. Il aurait presque pu croire au naturel de son sourire si ses yeux avaient été capables de s’arrêter un instant de regarder de partout.
    Persé sourit sous cape et rejoignit le groupe à la fontaine. L'accoster maintenant aurait été suspect. Il admira donc avec les autres la qualité des bas-reliefs, des arabesques, des gravures et autres décorations tous en se demandant combien de personnes se retrouveraient dedans d'ici l'aube. Il discuta de tous et de rien pendant quelques minutes, veillant à rester fondu dans la masse avant de repartir quand le groupe initial commença à se fragmenter en discussions plus restreintes.
    Une véritable foule remplissait désormais la salle, bruyante et mouvante. Il préféra ne pas réfléchir au mal qu'il aurait eu à la trouver s’il n'avait eu qu'une simple description. Il du malgré tout tourner pendant cinq bonnes minutes avant de la retrouver. Elle avait quitté sa famille et discutait avec un groupe de jeunes femmes un peu plus âgées qu'elle. Il passa à côté d'elle sans paraître y prendre gare, frôlant sa cuisse du bout de ses doigts. Il continua sans se retourner. Elle avait sans doute déjà cessée de faire attention à lui, mais pendant un instant elle l'avait regardé. C'était l'important.

    Il compta doucement en lui-même. Attendre encore cent-cinquante secondes, surtout pas de précipitations. Tranquillement posés sur ses jambes, ses doigts tremblaient doucement. Le compte arrivait à son terme. Il se rapprocha et posa son regard sur elle, détaillants les traits de son visage. Quand son regard croisa le sien, il se détourna, trop rapidement pour que cela paraisse innocent. La mièvrerie de son comportement était incroyable, mais il estimait que c'était la meilleure approche au vu de l'état d'esprit dans lequel devait se trouver Anna. Il attendit pendant encore dix minutes, à la fois pour poursuivre son entreprise et pour réussir à se calmer. Il n'avait jamais été très à l'aise en relationnel et malgré l’entraînement qu'il avait reçu, il ne se sentait pas très sûr de lui.
    Il rejoignit un groupe de jeunes en train de discuter des meilleures pâtisseries dans lequel se trouvait sa proie. Il resta en retrait de la conversation, n'y ayant pas été invité et jouant son rôle. Ce qui finit par arriver.  

    Et vous, lequel préférez-vous ?
    Oh. Euh...Hum, je ne sais pas trop... J'ai tendance à préférer le salé
    Sa réaction causa quelques sourires.
    C'est la première fois que vous venez à une soirée ?
    Oui... Mr Hoop m'a invité au dernier moment et je suis...
    Complètement perdu ? On voit ça, oui. Mlle De Weiss a le même problème, je vais vous faire les explications.
    Ce faisant, il désigna Anna, qui rougit. Un discours sur un nombre invraisemblable de points d'étiquettes, de situations, de rang, de convenances s'ensuivit.
    Félicitations, tu les as déjà perdus !
    Si ça n'avait pas été le cas, j'aurais raté mon explication.
    Ils éclatèrent de rire.
    On peut avoir la version simplifiée ?
    C'était la version simplifié.
    Persé n'eut même pas besoin de jouer la comédie pour paraître soudainement très, très fatigué. Ses mimiques firent rire doucement Anna.
    Pour diminuer vos chances de vous tromper, vouvoyez tout le monde, faite une révérence à ceux qui vous salut d'un signe de tête et saluez de la tête ceux qui s'agenouille devant vous.
    Ça me paraît une plutôt bonne méthode. J'ajouterais juste qu'il est inutile de saluer les serviteurs.
    Persé regarda Anna
    N'étiez-vous pas censé être perdus ?
    Oh, eh bien, je connais la théorie. Après, j'ai, disons, un peu de mal à appliquer la pratique.
    Ah. C'est si compliqué que ça ?
    Oui, lui répondit-elle avec un petit sourire. Autour d'eux, les autres membres du groupe se regardait en souriant Anna ne semblait pas les remarquer, perdue ailleurs.
    Je vois quand même un petit problème dans ce minimum de survie : je ne sais pas faire la révérence.
    C'était évidemment faux. Il connaissait l'étiquette au moins aussi bien que l'invité moyen mais ne devait rien en laisser voir. Suite à cette déclaration, ils le firent travailler jusqu'à ce qu'il sache (en apparence toujours) faire une révérence à peu près convenable. Les jeunes nobles semblaient penser  que Anna était un excellent professeur puisque à l'exception d'une ou deux remarques, elle seule lui apprit cet art délicat.
    Je vous remercie de bien avoir voulue m'accorder ce temps. J’essaierais de ne pas ridiculiser votre apprentissage.
    Pourquoi ne pas lui appendre le baisemain, Mlle De Weiss ?
    Anna rougis.
    Je vous remercie, mais je ne pense pas que j'aurai à m'en servir ce soir.
    La jeune femme qui venait de parler s’apprêtait à rouvrir la bouche, un sourire mutin aux lèvres, quand un coup de coude la coupa dans son élan. Elle se tourna vers l'auteur de l'agression pour se plaindre, mais rencontra son regard réprobateur et préféra se taire.
    Mais dites-moi, nous ne connaissons même pas votre nom.
    C'est vrai, mes excuses. Je me nomme Yoann Sterx.
    Et je suppose que si vous avez été invité par Hoop, vous êtes marchand d'art ?
    C'est un bien grand mot. Je me contente de représenter mon père dans les transactions.
    Et en quoi ont-elles consisté exactement ?
    Des stèles anciennes, venues d'Alabasta. Au fond, c'est comme du commerce classique. On vante la qualité de l'objet, sa rareté, on essaie de justifier un prix élevé tandis que l'acheteur fait semblant de croire que l'objet ne l’intéresse pas tant que ça pour faire baisser le prix. C'est... fatiguant.
    Vous voyagez beaucoup avec ce métier ?
    Peut-être même trop. Je n'ai pas le temps de profiter des endroits que je visite, je dois sans cesse repartir, je n'ai jamais le temps de me poser.
    Tandis qu'ils parlaient, les autres s'en étaient allés discrètement, le laissant seul avec Anna.


    Dernière édition par Persé le Lun 29 Fév 2016 - 17:58, édité 1 fois
      Mais assez parlé de moi. Dites-m'en plus sur vous.
      Anna, bien que n'ayant pas remarqué le départ de ses anciens interlocuteurs, agissait comme si il était seul dans la discussion. Elle ne le lâchait pas des yeux, ce qui, en présence d'autres interlocuteurs, aurait été pour le moins malpoli. Le ton de la question restait encore celui de la conversation. La réponse fut donnée d'un ton tout aussi badin.
      Comment vous l'avez déjà entendu, je me nomme Anna De Weiss, noble, ou plutôt fille de noble de mon état. C'est là mon seul métier. Je sais gérer un domaine, une maison, porter de belles robes et faire de la politique.
      La vie de noble est-elle intéressante ?
      Pendant qu'il posait la question, son regard passa sur les dentelles de la robe, le joyau au creux de sa gorge, avant de revenir sur sa bouche, comme si il n'osait pas la regarder dans les yeux.
      De noble, je ne sais pas. Là encore, je ne connais que la théorie. Ce que je peux vous dire, en tout cas, c'est qu'une enfance de noble est terriblement solitaire.
      La phrase avait été dite sur un ton léger, mais les sens de psychologues que Persé avait développé au cours des années de formation lui hurlaient qu'il s'agissait d'un appel au secours. Il semblerait qu'il soit en train de réussir. Il y répondit de façon tout aussi innocente.
      Ce n'est pas bien différent d'une enfance de riche marchand, donc. Je voyais à peine mon père, tant il partait souvent en voyage, ma mère avait toujours mieux à faire que de s'occuper de moi, et on m'interdisait tout ou presque.
      Il proposa un petit sourire à Anna, auquel elle répondit aussi timidement. Il prévoyait de laisser un petit blanc, mais elle reprit plus vite qu'il ne s'y était attendu.
      Au fait, comment avait-vous fait pour avoir une tenue si... enfin si peu... Une tenue sobre, quoi, alors que c'est Hoop qui vous a invité ?
      Elle avait scannée sa tenue de haut en bas tout en parlant, avant de finalement lui poser la question, la tête légèrement penché sur le côté.
      Excusez-moi si je suis impolie.
      Non, après avoir vu son manoir, je peux comprendre sans problème cette question. Son sourire s'élargit imperceptiblement. Il m'a effectivement proposé une tenue, mais au vue de sa... luminosité, et ayant apporté celle-ci au cas où, j'ai prétexté que cela me dérangerait de la lui emprunter.
      Et ça a suffis ?
      Pas tout à fait, mais c'est l'idée globale.
      Il laissa filer quelques secondes.
      Cela vous ennuierait-il de m'accompagner dehors ? Je ne suis pas vraiment à l'aise dans une foule aussi conséquente.
      Non seulement c'était vrai, mais Anna serait également plus à l'aise, et sans doute plus démonstrative. Il en aurait besoin.
      Je ne vois pas d'objection.
      Elle ne dit pas qu'elle en était soulagée, mais c'était tout comme.

      Ils s'installèrent sur un banc ornementé, en face d'une fontaine. Le léger vent faisait courir les nuages au-dessus d'eux, allumant et éteignant les étoiles. Quelques autres couples se trouvaient tout autour, mais la majorité des invités étaient restés dans la salle, dont ne leur parvenait plus qu'un brouhaha diffus. Ils restèrent assis, un moment, à regarder les lumières du ciel se refléter dans les jets d'eau, sans rien dire, ni même se regarder. Au bout de quelques minutes, il déplaça doucement sa main et mélangea ses doigts à ceux d'Anna. Il sentit un frisson parcourir sa main, puis les doigts d'Anna se resserrèrent sur les siens. Il s'autorisa à sourire. Après tout, ce qu'Anna y lirait correspondrait à la situation.


      Au bout d'un moment, Persé retira son pouce et se mit à caresser avec le dos de la main d'Anna. Il sentit un frisson de plaisir la parcourir. Comment pouvait-on ainsi perdre ses moyens sous quelques caresses et mots doux ? Ce n'était pas désagréable, d'accord, mais rien qui puisse ainsi expliquer une telle réaction. Sans doute, à force d'histoire, s'était-elle mis à désirer l'amour, et toute à sa volonté de le trouver, elle avait baissé ses barrières bien trop facilement quand elle avait cru le reconnaître.

      Enfin... Il n'allait pas se plaindre. Quelle que soit la raison, cela lui facilitait grandement la tâche. Il prit un instant  pour replacer une mèche des cheveux de sa victime derrière son oreille. La mission, déjà simple, lui avait été mâchée. Il ne lui restait plus qu'à ne pas faire d'énorme bourde pendant quelques heures et le problème serait réglé. Une semaine de trajet et de travail pour si peu... C'en était presque décevant. Il observa un mouvement du coin de l’œil et son sourire se fit plus franc. Peut-être que la soirée n'allait pas être si plate que ça en définitive...


      Alors Anna, Ta soirée se passe bien ?
      Mr De Weiss s'était assis à côté d'eux, sur le banc. Anna, qui ne l'avait pas vu arriver, sursauta et retira précipitamment sa main. Le père sourit en voyant sa réaction et repris, lui épargnant de trouver une réponse :
      On dirait bien que oui. Et vous, qui semblez tant plaire à ma fille, qui êtes-vous ?
      Anna vira cramoisie à ces mots, prenant un air tellement gênée que Persé du se mordre l’intérieur des joues pour éviter d'éclater de rire. Suffisamment pour devenir passablement rouge lui aussi.
      Oh, et bien je me nomme Yoann Sterx. Je représente mon père qui est marchand d'art.
      Ah, c'est donc vous. Mr Hoop m'a parlé de ses fameuses tablettes d'Alabasta. Il semblerait que vous fassiez du bon travail.
      Oh. Euh... Merci.
      Mais de rien. Bon, je vous laisse ma fille. Ne faites pas de bêtises.
      Anna commença à ouvrir la bouche, visiblement pour rappeler qu'elle n'était plus une enfant, puis elle comprit le vrai sens de la remarque et piqua à nouveau un fard.
      Papa !
      Mr De Weiss éclata de rire et s'en alla, en lâchant au passage :
      Vu la qualité de son travail, peut-être feront nous appelle à ses services qu'en penses-tu ?
      Anna n'osa pas répondre.

      Persé s'interrogeait quant à lui sur le vrai sens de ses paroles. Elles étaient tournées de telle manière qu’il avait eu l'impression que De Weiss savait qu'il était un agent. Mais pourquoi un père aurait-il accepté que sa fille subisse un tel traitement ? Il tourna la question dans son esprit pendant quelques secondes avant de la mettre de côté. Quelle que soit la motivation de ces paroles, cela ne changerait rien au reste de la mission. Il fallut encore quelques instants à Anna pour reprendre contenance, puis la conversation reprit.

      Au moins votre père l'aura-t-il bien pris.
      Oui... Mieux même que je ne m'y serais attendu.
      Quelques secondes passèrent.
      Je suppose que Hoop lui a dit combien il avait payé les tablettes.
      Oui, peut-être bien, fit Persé avec un petit rire.

      Cette fois-ci, ce fut Anna qui joignit leurs mains. Ils restèrent ainsi encore un moment, ce parlant peu, profitant (dans un cas du moins) de la présence de l'autre.

      Au bout de quelques temps, environ trente-cinq minutes, ils décidèrent d'aller visiter plus en profondeur les jardins. Ils s'avancèrent entre les arbustes, se tenant par la main, tranquillement, silencieusement. Ils s’arrêtèrent un instant devant une marre, tout aussi carré que le reste de la demeure. Il regarda de loin Anna observer les insectes et le reflet des étoiles. Elle se retourna et se dirigea vers lui. Alors qu'il s’apprêtait à lui tendre sa main, elle se jeta à son coup et l'embrassa.


      Par reflex, il ouvrit les bras pour l'y accueillir. Il sentit la chaleur de ses lèvres contre les siennes, ses mains s'agripper à son coup. Ses yeux ne pouvaient plus voir que la crinière rousse qui les recouvraient, son nez son odeur et son corps que celui qui se pressaient contre le sien.
      Ses mains l'attirèrent avidement et il lui rendit son baiser. Ses seins pressèrent contre sa poitrine, son nez frotta contre sa joue. Il ferma les yeux et se rempli de son odeur. Sa chaleur, qui traversait la robe, le réchauffait doucement. Il enleva une de ses mains de son dos et caressa doucement ses cheveux. Au bous d'un moment, ils se séparèrent. Les yeux d’Anna étaient remplis d'étoiles. Sa main alla se poser dans son coup, l'autre en bas de son dos, et il l'attira de nouveau à lui. La pulpe de ses lèvres se pressant contre les siennes, son odeur l'emplissant, sa chaleur, ses mains contre sa peau... Il se perdit dans ce torrent de sensation.

      Quand leurs lèvres se séparèrent à nouveau, ils se reprirent par la main et reprirent leur route, bien plus près l'un de l'autre qu'avant. Il n'avait jamais embrassé quelqu'un. Ni vraiment ressentit le besoin. Il s'était laissé surprendre, n'avait su prévenir le flot de sensation. C'est seulement lorsqu'elle   lui avait sauté au cou que, au fond, lui aussi désirais l'amour. Lui aussi voulait s'unir à quelqu'un, abandonner les faux-semblants, vivre enfin tel qu'il était réellement, même l'espace d'un instant, et se sentir aimé. Mais il ne pouvait pas se le permettre. En aucun cas, il ne pouvait abaisser les barrières de son esprit à nouveau. Celles de son corps, en revanche, il le pouvait. N'avait aucune raison de s'en priver.

      Il se retourna vers Anna et caressa doucement son visage. Elle se laissa faire, fermant les yeux, puis posa sa tête contre son épaule. Il laissa son regard glissant sur ses cheveux, suivre ses boucles flamboyantes, tandis qu'entre ses mains, son visage dévoilait toute sa douceur. Il fit courir ses doigts contre ses lèvres, sur ses bras, le long de son dos... Elle rit doucement de plaisir et l’étreignit à nouveau.

      Bien peu intéressés par le jardin, ils revinrent au banc, profitant simplement d'être avec l'autre, s'amusant de ce qu'ils savaient fond n'être qu'une aventure. Ils se câlinèrent pendant une partie de la nuit encore, puis vient l'heure de partir. Persé raccompagna Anna, radieuse, jusqu'à son carrosse, puis rentra à pied, au navire. Sur le chemin, il se surpris à sourire à la lune.