Don Mallard était entreposé dans la petite morgue de la 153e qui servait aussi de salle d'autopsie à la Commandante Tina. Son corps sans tête reposait sur une table au milieu de la pièce réfrigérée. La température était basse mais supportable. Dans un coin de la salle étaient entreposée des caissons en métal qui accueillaient les défunts pensionnaires pour une longue durée. Don Mallard était toujours habillé de la veste bleu éclair et de la chemise bleu marine dont je l'avais vu affublé la veille. A ses poignets rutilaient des bracelets en pierres et une montre incrustée d'améthyste. Ce qui pouvait d'ors-et-déjà écarter la thèse de l'agression crapuleuse si jamais il subsistait encore un quelconque doute.
Je m'approchai et m'accroupis à côté du corps, mes yeux à hauteur du moignon sanglant. Le cou avait été tranché au niveau de la troisième vertèbre cervicale, une décapitation nette, sans bavure et sans hésitation. Un seul coup avait suffit, c'était un travail de bourreau. La plaie ne présentait aucune inclinaison particulière, elle semblait absolument régulière de sorte que ça ne m'aurait pas étonné si elle faisait les cent quatre-vingt degré de plat.
- Il avait la tête bien dressée quand il a été décapité. C'est dérangeant, à croire que le tueur l'a surpris au coin de la rue puis sabré.
- Et pourtant non, intervint Pad'. Il a les mêmes marques de ligatures au poignets.
Je les avais remarqué mais les bijoux qu'il portait en masquaient la majorité. Ces ligatures aussi étaient une énigme. On ligotait quelqu'un pour restreindre ses mouvements, on ligotait quelqu'un parce qu'on souhaitait le maitriser. Hors, aucun laps de temps valable ne s'écoulait entre les disparitions des victimes et leurs meurtres. Personne n'avait disparu assez longtemps pour être remarqué. Quatre à six heures, avait dit Tina. Que pouvait-il bien faire avec eux pendant ce temps là ? D'ailleurs, il y avait irrégularité sur cet aspect également. Des cinq victimes, seules trois -Donald Mortimer, Robb Wehls le prof' de Jao-Kun Do et Don Mallard- avaient été ligotées. Mortimer et Wehls portaient des blessures défensives. Ils semblaient avoir opposé plus de résistance au tueur que les autres.
Qu'avaient de spécial les trois qui furent attachés ? L'assassin désirait-il des informations qu'eux seuls détenaient ? Mais s'il les interrogeait réellement, n'aurait-il pas dû les torturer davantage ? Je n'osais croire qu'ils avaient tous répondu comme des perroquets. A moins d'être un lâche congénital, le premier réflexe en cas d'interrogatoire était de résister, d'abord, avant de craquer. M'enfin, quoique, ça dépendait du secret à protéger. Si seul ce trio était capable de répondre aux questions du tueur, alors à quoi lui servirent les deux autres ? Pour moi, le schéma des crimes se scindait maintenant en deux entités. Le duo non ligoté Apple-Doudou et le trio ligotés Mortimer-Wehls-Mallard.
Quels points communs pouvaient bien avoir un marin de passage et un riche commerçant ?
Quid d'un boulanger, d'un professeur martial et d'un jeune jet-setteur ?
Et tous les cinq ensembles, qu'est-ce qui les unissait ?
- Tous des hommes... Ce sont tous des hommes.
- Oh et c'est là l'intuition du génial détective ? ironisa Pad'. On n'avait pas remarqué, c'est brillant de votre part !
- Mon Colonel !
- Quoi ? Je pensais qu'il allait nous apprendre quelque chose de neuf, pas des évidences !
- Il vient d'arriver, laissez-lui le temps !
- Vous êtes absolument sûre, Tina qu'aucune drogue n'a été utilisée pour les affaiblir ? demandai-je sans me laisser démonter. J'avais l'habitude des railleries. Normal en somme quand un étranger venait se la jouer dans une enquête où vous butiez depuis longtemps.
- Je n'en ai pas trouvé, j'ai fait les tests habituels pour toutes les victimes. Sauf, Mallard, je n'ai pas encore eu le temps de l'autopsier.
- Que vous n'en ayez pas trouvé ne signifie pas qu'il n'y en ait pas eu, il y a des drogues indétectables ou qui se dissolvent dans l'organisme très rapidement.
- Vous pensez que le tueur les aurait affaibli comme ça avant de les attacher puis de les décapiter ?
- Sincèrement, je n'en sais rien du tout, avouai-je. Il y a des contradictions dans sa manière d'opérer. Si je me base sur le moignon de Mallard, je dirais que son tueur est un individu fort, déterminé, et sans aucune hésitation. Une sorte de samurai ou de bourreau. Tous les moignons des autres victimes étaient aussi nets ?
- Oui sauf pour la première. Le marin Modeste Apple. Il avait plusieurs blessures au cou, le tueur s'y est pris plusieurs fois avant de le décapiter.
- Ce n'est pas écrit dans le rapport que vous m'avez donné !
- Ah bon ? fit-elle un index sur la bouche, les yeux perdus dans les vagues. C'est vrai que je relevais les blessures défensives et comme il n'y en avait pas... Je n'ai pas considéré les lacérations au cou comme des telles donc, c'est pour ça que je n'en ai pas parlé, probablement.
- Comment ça, "probablement" ?
- En fait... C'était ma première autopsie... avoua-t-elle d'une voix gênée, les mains crispées. Il se peut que j'ai fait des erreurs.
- Votre travail est excellent, Commandante, intervint Pad. Arrêtez de la culpabiliser Reich. Qu'est-ce que ça change que le tueur ait raté son coup la première fois et s'y est pris à plusieurs reprises au point de hacher menu son cou avant de le décapiter ?
- La première victime est toujours très importante. Sachant que toutes les autres ont été impeccablement sabrées façon samurai, que peut bien signifier le fait qu'il ait "raté" son coup, demandiez-vous ?
Mais l'a-t-il seulement raté, ce coup ?
Il y a plusieurs raisons qui peuvent expliquer cela. Premièrement, peut-être le marin était-il une connaissance du tueur ou était-il la première personne qu'il ait jamais tuée ? Ou les deux ? Dans tous les cas, c'est logique que sa main ait dérapé. Tuer pour la première fois ou tuer une connaissance n'est pas facile, surtout quand il s'agit de décapitation. Le tueur a hésité, sa main a flanché, donc il s'y est pris à plusieurs fois avant de séparer la tête du corps. Modeste Apple était-il déjà venu sur l'ile, avez cherché à savoir ?
- Bien sûr que... Vous nous prenez pour des bleus ou quoi ? Apple venait régulièrement à Shell Town. C'était un marin d'une flotte de marchands porchers. Ils venaient livrer des abats de porcs par intervalle régulier au marché local.
- Chronologiquement, les meurtres ont été commis en Juillet, Août et Novembre 1625. Puis en Janvier et enfin en Mars 1626. C'est vraiment très irrégulier, il laisse au moins un intervalle d'un mois sinon deux. Que fait-il pendant ces temps où il ne tue pas ? Si on part du postulat qu'il connaissait la première victime, notre marin, il se pourrait que le tueur lui non plus ne soit pas originaire ou ne vive même pas sur Shell Town. C'est peut-être un marin saisonnier qui accoste ici pour du boulot et qui en profite pour satisfaire de sales pulsions.
- On a envisagé cette hypothèse, affirma Tina sous l’œil perplexe de Pad' qui semblait penser que j'étais une grosse escroquerie qui n'allait rien leur apprendre qu'ils ne savaient déjà. On a même fait une liste des flottes qui accostent périodiquement ici et en fait...
- En fait, elles peuvent toutes correspondre au schéma des meurtres.
- Quoi ?
- Il n'y a presque pas de flotte qui ait une activité régulière au port. Les bateaux vont et viennent, au gré de la disponibilité de ce qu'ils vendent. Ils paient les taxes, jettent l'ancre, font affaire puis s'en vont. Il n'y aucun calendrier et les registres d'admissions au port ne sont pas très fiables. Et notez que là, nous parlons seulement de bateaux. Les équipages ne sont pas répertoriés, juste le nombre total à bord du navire mais pas les noms des membres. Sans oublier que les matelots, ça change de navire comme de femmes. Nous avons vite abandonné cette piste à cause de la multiplicité de facteurs. Y a-t-il autre chose dont votre immense science souhaiterait nous faire part ?
Le ton était sarcastique bien sûr. Ce n'étaient pas des amateurs, ils avaient plus ou moins fait ce qu'il fallait. Si le tueur était un marin occasionnellement de passage ici, il allait être difficile de le retrouver. Et pourtant, l’aléatoire était un concept auquel je ne croyais pas du tout en matière de meurtres en série. Il n'y a jamais de chaos. Dans le chaos, on pouvait toujours repérer un schéma, le plus souvent inconnu du tueur lui-même. Cela faisait la différence entre les bons et les excellents limiers. Un grand limier me l'apprit un jour. J'ignorais encore si la "Guillotine" faisait dans la sophistication ou jouait de chance mais cela ne m'intéressa que davantage.
- Non, je n'ai aucune affirmation, juste des hypothèses, répondis-je en prenant un ton plein de fausse modestie. Avant même de se demander ce qu'il fait des têtes, et au risque de me répéter, je vous rappelle l'évidence. Les tueurs sont tous des hommes.
- Et ?
- Oh ! Vous pensez que...
- Ils disparaissent dans la nuit, on les attache volontiers sans les droguer. Pour moi, il n'y a qu'une seule chose qui puisse affaiblir à ce point le "sexe fort" pas si fort que ça. Votre Guillotine pourrait bien être une femme. Y avez-vous pensé, Lt-Col ?
- Une femme trancheuse de tête ? J'y crois pas !
- Et pourtant, votre Amirale-en-chef et la nouvelle Amirale Boïna sont de fines épéistes. Vous auriez tort d'éliminer cette piste pour des raisons machistes. Ce jeune homme, fis-je en montrant de l'index le cadavre de Mallard, je l'ai vu hier. Il était entouré d'un troupeau de filles qui gloussaient à la moindre de ses remarques. Vous n'allez pas me dire qu'il a fini la soirée seul ?
- Non, répondit Tina en consultant ses notes. Nous avons trouvé une photo dans la poche de sa veste. Elle nous la montra. Nous l'avons identifiée, la blonde à ses côtés s'appelle Jenna Souza. La photo a été développée hier si j'en crois les inscriptions à son dos. Je cite "Don & Jen Forever 08/03/1626". Et après ils ont signé ça par des cœurs dessinés au stylo.
- Bon, dans ce cas, allons parler à cette damoiselle.