Mon fils,
J'espère que cette lettre ne te parviendra jamais. Ou plutôt si, mais seulement quand tu seras en âge de la comprendre vraiment.
Je vais pas tortiller du cul pour chier droit, c'est pas le genre de la maison: j'ai jamais voulu de rejeton. C'est pas contre toi hein, mais chiard ou pisseuse, j'en voulais pas. Ca braille, ça pue, ça bave. Et ça demande tellement l'attention de sa mère que la mère en a même plus pour son Jules. Sans compter que quand ça grandit, ça te casse les couilles. Pis je suis pas fait pour avoir de gosse moi.
C'est ce que je me suis dit quand j'ai appris que j'étais papa y'a un mois de ça. Grosso merdo. J'en ai lâché mon équipage, tout net. Sans au revoir.
C'est pas d'un gosse que je voulais. Je voulais juste revoir ta mère, et c'est vrai, il s'avère qu'on a fêté nos retrouvailles au pieu. Comme il fallait. Si y'a bien un truc que j'ai réussi dans ta vie, c'est ta conception. Haha, ça ouais. Je pourrais pas oublier ce jour là.
Bref. Et il fallait que cette nuit là ta mère tombe enceinte de moi. Tu vois, ça me donne l'occasion d'apprendre une première chose (pas sûr que ta mère approuve) : la vie est une catin à l'ironie mordante.
Ce jour là, je me suis mis minable comme jamais je l'ai été. Quand un des mecs que j'ai laissé sur Innocent m'a appelé pour m'annoncer ta naissance, j'ai commencé à casser des bières pour oublier. Sauf que mon gosier et mon crâne ont vu bien pire, donc ça leur suffisait pas. Je passais mon temps à me demander ce que je t'avais fait pour que tu me pourrisses la vie dès la première seconde, sans même me connaitre.
Bah ouais, je suis un pirate, un anarchiste. Si je me crève à petits feux, c'est parce que j'ai rien à perdre. Parce qu'y a rien me retient. Et tu me vois entrer dans un rade avec une demi-chiure qui se pisse et se chie dessus ? Tu me vois avec une petite valisette remplie de couches et de biberons ?
Putain !
J'ai pris le premier bateau pour me tirer de l'île aux éveillés. Nan, pas pour venir te voir. C'est qu'y'a aucun bon rade sur cette putain d'île. J'ai trouvé des pirates de secondes zones, j'en ai zigouillé un ou deux pour l'exemple, je leur ai demandé s'il fallait que je continue ou si je pouvais me vautrer dans leur cale à éponger tout leur stock de gnole. C'a pas plus au capitaine, je lui ai bourré le pif et attaché avec une corde, en haut du mat de son rafiot. Je crois même qu'il en a dégueulé quand j'ai coupé la corde qui retenait les voiles. Elle a claqué d'un coup et le petit père s'est retrouvé dans les hauteurs, à vomir ses couilles par le bec.
Je m'égare, mais je me suis écroulé dans la cale et j'ai picolé. Ils ont bien essayé de me trucider mais faut pas me foutre en rogne quand j'ai l'araignée à l'envers dans le ciboulot. Le cinquième jour, j'en ai vomi mes tripes : la cale était repeinte de sang, avec quelques charognes qui y pourrissaient. Alors je l'ai troquée pour la cabine du capitaine, qui avait été libéré quelques jours avant. Maintenant il était docile comme un petit chaton inoffensif.
Bon, comme l'équipage était sacrément réduit et que personne voulait aller chercher le Log sur le cadavre du navigo (moi je voulais pas, je tiens à garder le contenu de mon estomac), on a fini par se perdre et s'échouer dans la Flaque. Ballot hein. Le cul de sac. Le rafiot est devenue une épave, j'ai tenu dessus comme je pouvais, jusqu'à tomber sur un village troglodyte.
Ca, c'est la version officielle. Officieusement, je suis tombé à la baille comme un con, boum, inconscient. La boulette. Quand je suis revenu à moi, j'étais effectivement dans un village troglodyte mais en miette à m'être cogné sur toutes les parois rocheuses, j'imagine. Dans le noir complet, je crois que j'ai revu mon jugement à propos de toi, mais j'y reviendrais.
Pour me barrer de là, j'ai voulu faire ma loi, encore une fois, et je me suis fait étalé en beauté par le gorille, le bras droit du boss des lieux qui a fini par me coller un flingue avec des balles en granit marin sur le front.
C'est là que je me suis dit : "J'ai p't être rien à perdre, mais pas le moment pour le perdre maintenant". En gros, je voulais pas crever. Pas aujourd'hui, pas comme ça. Et crois pas que je tenais à toi sur le coup, parce que tu te foutrais le doigt dans l'oeil jusqu'au coude. Je pensais qu'à ma gueule, comme d'habitude quoi. Ouaip, c'est dur de l'apprendre hein ? Ca fait mal pas vrai ? Mais c'était le cas : j'en avais rien à branler de toi sur le coup.
Enfin bon. Le boss s'appellait Victor de Saint-Louis. Il m'a donné quelques leçons de politesse forcée, qu'il fallait que je le remercie de m'avoir sauvé la vie, et qu'il fallait que je fasse un peu preuve de gratitude. Et puis il m'a offert un verre de scotch que j'ai bu cul sec. Et me juge pas : s'il avait voulu me buter, il m'aurait pas empoisonné, il l'aurait fait depuis longtemps avec le flingue.
C'est là que j'ai compris que le mec, c'était un rusé. Un grand de ce monde. Je lui ai donc proposé un marché : je lui refile la cam' que j'ai récolté sur l'île aux éveillés, je lui montre comme la transformer en drogue, et je lui assure qu'il y a aucun marché contre un aller sur Innocent et un retour sur l'île aux éveillés.
Mais putain, arrête d'être choqué (je sais que tu vas l'être si tu lis ces lignes) : non, je comptais pas rester. Je voulais juste dire à ta mère qu'il fallait qu'elle se démerde pour t'élever, qu'il fallait pas compter sur moi.
J'ai donc passé quelques jours dans le Contrevent des Murmures, pour prouver que je racontais pas de la merde à Victor. Il m'a demandé ce que je voulais foutre sur Innocent Island, je lui ai dis que j'étais papa sans le vouloir, on est partis aussitôt.
Et là, le voyage a été un vrai calvert pour moi. Victor a pas arrêté de me casser les couilles sur le besoin d'avoir un père présent. J'avais beau lui dire que j'en avais rien à foutre, il continuait quand même.
Alors je me suis renfermé dans un endroit calme. Seul. Et ma cervelle et mon coeur eux aussi se sont mis à mouliner de la merde. J'ai repensé au mien, de père. Que j'aurais bien voulu qu'il me foute quelques torgnoles en plus pour marcher droit au lieu de me craindre et de fermer sa gueule. A cause de lui, je savais pas ce que c'était d'être un bon père. Et je crois que c'est ça qui me foutait les miquettes. Si je savais pas ce que c'était d'être un bon père, je savais que c'était d'en être un mauvais. Et que je pouvais pas laisser faire ça.
Du coup, je me suis pété le crâne sur la cloison de ma cabine. Bah ouais, je savais que j'allais encore écouter mon putain de coeur que j'étais sensé m'être arraché. Et il a fallu que tu le fasses repousser. Je me suis surpris à ricaner à l'idée de t'apprendre à jouer au docteur même pas conventionné, à t'apprendre à te battre parce qu'il faut pas se laisser faire dans la vie. Je te ferai faire des tours de l'île, même que tu prendras la barre. J'apprendrais à faire les 400 coups, et ta mère ralera et ça nous fera marrer. Alors tu lui sauteras au cou et moi je la sauterai tout court. Oh, elle me fera la gueule, mais je lui dirais que si je suis dingue, c'est à cause de ses yeux, et qu'en plus ils sont deux.
Au fond, je voulais pas de gamin parce qu'on vit dans un monde de merde. Y'a des gens qui crèvent dans tous les coins de rue, et moi j'ai pas l'habitude de m'inquiéter pour quoi que ce soit. J'ai jamais eu d'attache, et voilà qu'aujourd'hui tu me passes la corde au cou ...
Je voulais pas que tu naisses dans ce monde pourri jusqu'à la moelle. Je voulais m'assurer de ton avenir. Tu sais, aujourd'hui on peut mener une vie paisible sur une île tranquille et demain la voir se faire décimer par des connards de pirates, de révolutionnaires ou de marins.
Alors je me dis qu'à ce moment là, faudra bien quelqu'un pour taler la gueule à tous ces cons. Et que c'est pas à ta mère qui a créé la vie de la retirer à d'autres abrutis avides de pouvoirs et de richesses.
Parce que ces connards là, ils ont rien compris à la vie et au bonheur. Tu peux être couverts d'or, tu feras qu'attirer les vautours. Alors que si t'es peinard dans ton coin, y'a personne pour venir te faire chier.
Et finalement, si je crois que la vie m'en a toujours fait baver, c'est parce que j'étais qu'un putain d'abruti qui voulait pas le comprendre. J'en ai mis des pognes dans des tronchiolles, j'en ai fait des doigts à la grande faucheuse ...
Bah maintenant, je veux juste la bénédiction de la première et la clémence de la dernière. Parce que maintenant, je suis plus seul. Hors de question de m'écorcher vif pour vous laisser affronter ce monde seuls.
Je t'aime, mon fils. J'espère que je ferai un bon père, mais dans le pire des cas, sache que j'aurais fait tout mon possible. Et ça commence maintenant : en tant que dernier geste de pirate, je remets cette lettre à la Grande Dame Bleue qui décidera elle même si elle veut l'avaler, la briser, ou la recracher.