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Il y a de ces spectacles que seule la pleine mer est en mesure de pouvoir offrir à vos yeux. Cet homme-là, par exemple, a bien de la chance de pouvoir contempler ce spectacle calmement, sans se préoccuper de la bonne marche du navire. Il n’est pas à bord pour cela. Lui, il a simplement embarqué en tant que marchand. Ce qu’il fait dans la vie ? On a dit marchand, faut le répéter combien de fois ? Dans les cales, une cargaison inconnue, dont il a monnayé le transport. Dans les Blues c’est chose courante : un homme qui vous est totalement inconnu vient vous voir alors que vous êtes au port et vous demande de le prendre à son bord, avec ses affaires, contre paiement. Vous ne savez pas qui est cet homme, mais toute monnaie sonnante et trébuchante est bonne à prendre. Après tout, il ne pourra pas vous faire de mal, il est tout seul.
Mais parfois, on tombe sur des types vraiment barrés. Parfois.
Ainsi donc, cet homme-là n’en a rien à faire des manœuvres du bâtiment, parce qu’il a justement payé pour qu’on lui foute la paix. Et ainsi, le voilà face au soleil couchant qui se dessine au-dessus d’une vaste étendue de mer brumeuse. Un brouillard à couper au couteau, dont l’opacité s’épaissit au fur et à mesure qu’on baisse les yeux vers le niveau de la mer. Mais en hauteur, le soleil orangé perce et offre aux personnes placées au bon endroit au bon moment un délicat aperçu du paradis.
Vous savez, cette oscillation rougeoyante empreinte d’un voile blanchâtre, ces rayons qui, traversant les fines gouttelettes de brume, forme un arc-en-ciel partiel qui se découpe sous vos yeux. Vous ne savez pas ? C’est que vous n’avez jamais été à la place de cet homme-là.
A bord, même les matelots les plus occupés marquent une pause dans leur devoir pour laisser traîner leur regard sur cette beauté, cette unique merveille du monde.
Et alors, petit à petit, le navire pénètre le brouillard, laissant derrière lui la plus parfaite des vues de ce monde. C’est sa route après tout, il ne va pas faire de détour pour qu’un ahuri d’artiste en profite pour dépeindre ce paysage éphémère qu’il n’aura pas le temps de terminer de toute manière et devra finir de tête. Sauf s’il peint vite. Mais là n’est pas la question, ne nous égarons pas.
Parce que maintenant, on ne voit plus qu’à une cinquantaine de mètres devant la proue du bâtiment. Le soleil, continuant sa descente, se reflète dans la brume et illumine une large portion demi-circulaire face au navire. A cet endroit, l’épais brouillard est empreint de cette couleur orangée typique que l’on connaît tous.
Alors il continue son avancée, découpant la brume palpable de la pointe de sa proue, le laissant se refermer sur lui au passage de sa poupe. Tout est calme, il n’y a que peu de vent. Mais ce souffle léger, presque imperceptible, même s’il n’est pas assez puissant pour déplacer la brume, les pousse lentement dans la bonne direction.
Et, au fur et à mesure que le temps passe, la masse orangée descend, et sa surface projetée dans le brouillard diminue en même temps.
Et les heures passent, la masse orangée diminue toujours, le blanc de la brume environnante vire au gris clair puis foncé, en même temps que le soleil se cache derrière cette horizon qu’aucun homme du navire ne peut déceler.
Mais, aussi étrange que cela puisse paraître, la masse orangée flamboyante de cet astre divin ne disparaît pas alors que le temps défile. Plus bizarre, même, la surface projetée dans la brume recommence à croître, comme si le soleil se levait à nouveau. L’homme, parti se reposer, est de retour sur le pont, observant ce phénomène. D’ailleurs, la plupart des matelots l’imitent. Nul besoin de manœuvres par ce temps, tous peuvent rester à admirer la vue. Aucun n’a besoin d’y être pour la bonne route du bâtiment, mais tous les hommes sont sur le pont, là, à regarder.
Et alors le demi-disque orange flamboyant grossit avec l’avancée du navire. Ses contours jusque-là réguliers commencent à osciller, à trembler. Le demi-disque se déforme légèrement, des parties diminuent alors que d’autres grossissent.
Un bruit sourd se fait entendre à tribord, alors tous les matelots de ce bord penchent la tête de concert pour apercevoir la raison de ce choc. Un débris flottant vient de cogner la coque. Pas de dégât bien entendu, rien ne va vite.
D’ailleurs, tout est calme. Etrangement calme. Et cette masse orangée flamboyante est si… étrange. Il n’y a que ce mot aux lèvres de chacun. Bouche bée, ces matelots qui s’étaient penchés se redressent et leurs yeux se posent un peu partout sur la ridicule étendue d’eau visible malgré la brume toujours aussi épaisse et si sombre à cause de l’heure tardive. Le soleil n’est plus là, mais la masse orangée l’est. Et cette masse éclaire la surface de la mer d’une manière tout à fait singulière. Et là, les marins découvrent une mer recouverte de débris, des petits, des plus gros. Du bois, des voiles, des vêtements.
Des corps. Sans vie. Qui flottent au gré du courant inexistant. Qui dérivent lentement sans quitter la brume.
Alors la masse flamboyante se dessine plus nettement, jusqu’à découvrir son vrai visage. Là, devant les yeux agars de l’équipage, un navire dépasse à moitié de la surface de l’eau et brûle, depuis sa ligne de flottaison coulée jusqu’à l’extrémité supérieure de son grand mât brisé. Et, à ses côtés, un autre navire plus petit est dans un état encore pire, amorçant l’étape finale de sa plongée dans les abysses froids des océans, lui aussi en feu.
Un souffle glacial parcourt tous les marins du bâtiment encore à flot. Personne n’ose le dire, ni même le chuchoter, mais tous craignent la même chose.
Et là, à travers la brume, sur tribord, plusieurs lueurs jaune-orangées clignotent, toutes alignées. L’instant d’après, les coups sourds de tirs de canons surgissent du silence pesant qui règne depuis bien trop de temps maintenant.
Sans que personne n’ait le temps de réaliser la réalité du présent, les boulets arrachent çà-et-là des morceaux du bâtiment. Des éclats volent, les marins se mettent à hurler. Là, un homme porte ses mains à ses yeux, touché. Ici, un matelot pose ses yeux sur son bras arraché. Et là-bas, un autre homme contemple le corps sans vie de son camarade, difforme, ensanglanté.
Et comme il s’était levé, le calme retombe soudainement sur la scène. Peu de dégâts, mais trois boulets ont touché le navire. Trois touches graves, potentiellement mortelles. Tous les autres projectiles ont raté la cible.
Alors une forme se dessine dans la brume. Un navire, de côté, un navire sombre, qui navigue dans le sens opposé. Et, à l’arrière de ce navire de brume, un pavillon.
Et pas n’importe quel pavillon. Un pavillon noir, orné d’un demi-crâne blanc. Et, crevant le silence, un matelot hurle à s’en rompre la gorge :
« DES PIRAAAAAAAAAATES !!! »
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Dernière édition par Edward Thatch le Dim 27 Mar 2016 - 20:42, édité 1 fois