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1613
Quelque part au large, loin de toute terre,
La Campañela,
Deux-ponts voguant sous le Noir,
Lors d’un nuit sans lune.
Quelque part au large, loin de toute terre,
La Campañela,
Deux-ponts voguant sous le Noir,
Lors d’un nuit sans lune.
Bougon comme à son habitude, Joe divaguait au pont inférieur, assis sur son tonneau vide.
« Foutre Dieu Joe, les sabords, fermés ! »
James… S’il n’était pas pirate, il aurait pu quand même se faire arrêter pour délit de sale gueule. James, le type qu’on sentait arriver sur le pont inférieur grâce à son haleine de poivrot.
« - Mais y fait une chaleur à crever ici m’sieur !
- Ordres du Capitaine, grincheux !
- Oui m’sieur, bien m’sieur…
- Et vous, m’sieur Thatch, vous pouviez pas lui dire avant ? Sérieux mon gars, c’est vot’ job !
- Mmh ?
- Merde à la fin, sortez d’vos bouquins, z’avez des responsabilités maintenant !
- Mmh, au temps pour moi James, j’avais pas vu, merci à vous. »
Mais James continua à grommeler dans sa barbe.
« Mouais c’pas la première fois qu’y déconne le gamin…
- James ? Une remarque ?
- J’aurais bien plus d’une remarque ouais, mais ça va pas vous plaire, morveux.
- Arrêtez-vous là, James…
- Quand on sait pas y faire, on laisse ça aux vrais marins mon gars. Z’avez pas les tripes. Ici j’suis pas seul à penser ça, mais moi j’le dis comme j’y pense : z’êtes une sacrée merde ouais. »
Le dénommé Thatch laissa sa tête basculer en arrière dans son hamac, quittant son livre du regard, fermant les yeux comme pour se recentrer sur lui-même. Il fit lentement craquer sa nuque à droite, puis à gauche, effectuant en même temps de légères rotations dans un sens et dans l’autre. Il inspira profondément puis entrouvrit les yeux tout en expirant, la mâchoire serrée, son regard sombre dirigé sur l’homme qui venait de s’adresser à lui.
Puis, il claqua bruyamment son bouquin, le posa à sa gauche dans sa toile et en descendit de l’autre côté. Tournant le dos à l’homme et à Joe, tous deux placés contre la charpente extérieure, l’un occupé à bien fermer le sabord, et l’autre attendant la réaction de Thatch, le passionné de lecture prit le temps de bien ficeler son hamac et de le ramener sur un seul poteau. Une habitude vitale quand on est un bon marin, afin d’éviter que l’équipage ne se prenne la tête dans les toiles en cas de branle-bas. Ça peut faire perdre une bataille, d’entraver la liberté de mouvement des hommes.
Et pour Thatch, la liberté était une chose vitale. Cette manie du hamac, comme beaucoup d’autres détails d’apparence insignifiante, il la rabâchait tous les jours, presque toutes les heures, si bien que les choses étaient progressivement rentrées dans le crâne de chacun. Mais depuis qu’il avait obtenu la place de Quartier-Maître, il était devenu totalement intraitable sur ces règles.
Et Thatch, c’était pas le genre de type qu’on venait embêter, déjà à l’époque. Vingt-quatre ans de vie, vingt-quatre ans de mer, vingt-quatre ans de navigation, vingt-quatre ans de piraterie. Une sombre barbe recouvrait la moitié de son visage, sur un bon centimètre d’épaisseur. Epaisse, fournie, parfaitement taillée, soigneusement entretenue.
Son rangement terminé, il resta la main gauche posée à mi-hauteur, sur le crochet de son hamac, et se passa l’autre main dans la barbe, le regard posé au sol. Puis, il redressa la tête, toujours le dos tourné aux deux hommes et regarda droit devant lui, dans le vague, mâchoire plus serrée encore.
« Peut-être que vous trouvez que je fais mal mon travail, James. Peut-être que vous voudriez qu’on en discute. Peut-être que vous voudriez remettre en question mes attributions. Peut-être que vous voudriez vous confronter à moi »
James ne répondit pas, ne sachant que dire. Faut dire qu’il avait bien bu, le James. Un truc comme ça serait pas sorti de sa bouche sobre. Joe, lui, se rendit compte du bruit ambiant qui régnait il y a encore quelques instants lorsqu’il se heurta au silence qui était tombé sur le pont inférieur. Là-bas, des hommes avaient interrompu leur partie de cartes. Ici, d’autres tendaient l’oreille, ayant mis un terme à leurs messes basses. Et là encore, un dernier avait arrêté sa fine sculpture de navire, taillée dans un minuscule éclat de bois. Tous étaient pendus aux lèvres de Thatch, sachant qu’il allait en rajouter, n’ayant obtenu aucune réponse de la part de James.
« Ou peut-être que je me trompe totalement. Je me trompe, James ? »
« Est-ce que je suis un homme qui se trompe, James ? »
Pas plus de réponse. L’homme fixait le sol, n’osant relever les yeux vers son interlocuteur, qui lui tournait toujours le dos.
« Répondez.
- Non, m’sieur Thatch. »
Il laissa échapper un rot alcoolisé.
« Non à quoi, précisez.
- Non, vous ne vous trompez pas. »
Etait-ce la bonne réponse ? D’un côté, dire que Thatch se trompait, de l’autre, dire qu’il ne faisait pas bien son travail. Choix difficile. Dans le doute, « non » à la dernière question. Ça évitait de se faire exploser le cerveau en vaines réflexions.
« Vous voulez certainement m’expliquer comment m’améliorer, alors. Je vous écoute.
- Nan m’sieur, juste que le Capitaine a donné ses ordres, et que Joe avait le sabord ouvert, et vous savez pourquoi faut les fermer, vous je sais que vous avez bien compris le truc, les lumières du pont inférieur, tout ça, faut éviter qu’elles sortent du navire ces lumières, faut pas qu’on puisse nous voir de loin, pas pour rien qu’on a même éteint toutes celles du pont supérieur, et puis en plus y a pas de lune c’te nuit alors c’est parfait quoi, et ça s’rait con de se faire voir quoi. »
S’arrêtant, à court d’air, James reprit sa respiration, comme émergeant des profondeurs de la mer. Mais Thatch ne répondit absolument rien, ne bougea pas, ne cligna pas des yeux, ne se retourna pas, n’eut même pas l’air de respirer.
« Désolé, m’sieur Thatch.
- Désolé ?! »
Il se retourna enfin, brusquement, faisant face à James, plongeant son regard noir dans le sien, lui transperçant le cœur par la seule force de ses yeux.
« J’en ai rien à foutre James, de ce putain de sabord. Vous avez déjà oublié la manière dont vous m'avez parlé ensuite ? »
L’ivrogne ricana bruyamment, comme se rappelant ses dires, et s’exclama, fier de lui :
« Foutre Dieu non ! Putain z’avez pris cher !
- Pas Dieu James, pas Dieu. Ici, c’est Foutre Diable. C’est pas Dieu qui fera voir nos lumières à nos proies. C’est pas Dieu qui décidera si demain on tombe dessus, ou si on devra attendre une putain de semaine de plus. C’est pas Dieu qui choisira qui de nous restera en vie. C’est pas Dieu qui dirigera une balle dans votre putain de tête. C’est le Diable. Alors autant vous familiariser avec le Diable, autant vous habituer à sa présence, parce qu’un jour où vous vous y attendrez pas, il va vous sauter à la gorge et vous vider les tripes dans les abysses glacés du plus profond des océans de mort de ce monde. Alors, James, ici, on dit Foutre Diable.
- …
- Et en ce qui concerne la suite, James… »
Sans crier gare, il fit volte-face et asséna un violent coup de poing dans l’estomac de l’homme, qui se plia en deux. Puis, d’un vif mouvement de la jambe, il le frappa en plein visage à l’aide de son genou.
« Messieurs, emmenez cet abruti sur le pont supérieur. Le Diable va lui sembler être une fillette à côté de moi. »
Mais un cri provenant du pont supérieur mit un terme définitif à la situation devenue dangereuse pour James.
« Lumières à l’horizon ! »
Thatch courut immédiatement au niveau supérieur, talonné de près par les plus curieux. Un homme descendit du nid de pie et se précipita au niveau du timonier pour lui donner le cap. A ce moment, un autre homme sortit de sa cabine, juste derrière la barre.
« Ah, Capitaine. Lumières en vue, par bâbord, soixante degrés environ. Invisibles depuis le pont pour le moment, mais de là-haut c’était clair.
- Pas d’erreur ?
- Pas d’erreur, Capitaine.
- Quel cap a-t-il ?
- Similaire au nôtre. Je dirais parallèle, plus ou moins une trentaine de degrés. »
Le Capitaine, Ben Hogold, fixa la boussole proche de la barre quelques instants. Beaucoup d’hommes étaient sur le pont, silencieux, attendant les ordres de leur Capitaine.
« Modifiez le cap, quarante degrés par bâbord, augmentez la voilure. Je veux voir leurs lumières avant la fin de la nuit, je veux voir leurs voiles au matin et leurs couleurs avant la prochaine nuit. Là nous pourrons savoir si c’est bien celui que nous recherchons. Et si tout se passe bien, nous leur tomberons dessus au matin suivant. »
« Monsieur Thatch, occupez-vous des manœuvres de nuit. Faites en sorte que nous restions invisibles. Comme vous aimez le dire, seul le Diable peut continuer à nous cacher, et vous êtes l’homme le plus proche de lui à bord de ce navire. »
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Dernière édition par Edward Thatch le Dim 19 Mar 2017 - 19:25, édité 1 fois