Nous laissons Sam Tex derrière et nous nous aventurons hors de la cour commune qui fut témoin du massacre. La priorité d'abord, se débarbouiller, nous épurer du sang qui nous macule. Heureusement, juste dans la maison d'en face, Claude parvient à trouver de l'aide. Une Corvéable au regard fuyant et épouvanté par notre dégaine, nous accueille. Claude lui explique brièvement la situation mais son ton badin est tel qu'il réussit à la convaincre que le sang est celui d'un porc que nous avons cru bon d'égorger nous-même au lieu de le confier au charcutier. Naturellement, la nécessité de nous laver chez elle avant d'aller plus loin rend l'explication très bancale. Malgré tout, nous évacuons cette tâche rapidement et remercions notre hôte avant de nous éclipser.
Nous trouvons les Anciens, tapis dans un agrégat de maisons délabrées formant un réseau si tentaculaire que je ne serai pas étonné d'apprendre que les autochtones eux-mêmes s'y perdent parfois. Ils sont deux, une femme et un homme, d'un âge très avancé, frôlant la nonantaine. Ils sont assis dans des fauteuils roulants; au poignet droit du vieillard est épinglé un cathéter qui diffuse dans ses veines la solution médicamenteuse que contient la pochette de perfusion accrochée à une barre de fer au-dessus de sa tête. La vieille enturbannée regarde fixement devant elle de ses yeux laiteux et gangrenés par la cataracte. Je me rends compte qu'elle est aveugle et me répète qu'ils sont vraiment très vieux. Leur peau parcheminée et sillonnée de veinures semble si délicate que je viens à craindre qu'un coup de vent trop brutal fasse exploser les ancêtres. Claude aussi apparemment puisqu'il referme rapidement la porte. Dans la petite pièce mal éclairée se tient un autre long-bras, bien plus costaud et plus grand que moi. Un adepte du culturisme à première vue tellement ses pectoraux et abdominaux saillent drus. Je me surprends à me demander comme est-ce possible que la STEP ait pu le laisser s'endurcir à ce point parce qu'il se dégage de l'homme une certaine présence dont ne disposent que les pratiquants assidus d'arts martiaux.
- Mes respects, Anciens, fit Claude en se prosternant profondément. Je l'imite un peu dans sa révérence, sans toucher de mon front le sol cela dit. Y a des limites.
- Mes respects.
▬ C'est toi... Morpi' ? Approche...
Morpi' ? Ils diminuent ces noms dégradants pour en faire quelque chose de sympa ? Claude s'approche de la vieille qui tâte de sa main ridée son jeune visage toujours boursoufflé à cause des coups de Bobby. Elle sent les irrégularités, elle devine aisément le problème. Alors, Claude leur expose la situation puis me présente. L'ancienne me mande auprès d'elle et me palpe également la face. Elle s'y attarde plus longtemps qu'avec Claude dont elle doit connaitre les moindres esquisses. Une mémoire digitale...
Elle finit par mes longs cheveux dont elle lisse les mèches. Sa main est étonnement douce mais dans ses gestes, j'ai senti quelque chose de semblable à une incrédulité, un profond étonnement plutôt. Un Long-bras venu de la surface et qui se propose de les aider à délier leurs chaines, oui cela doit lui sembler irréaliste après cinquante printemps dans ce trou. Claude en dit davantage, leur explique ma démarche, comment nous avons fait connaissance, ce que j'ai fait pour lui (massacrer le chef de section Bobby entre autre...), à quel point il a confiance en moi. Il leur assure aussi ne plus sentir d'engagement envers les maitres et qu'il a l'impression qu'un énorme poids a délesté son âme quand il m'a vu se battre pour lui.
- Je me suis rendu compte que la liberté valait la peine qu'on se batte pour elle. C'est pour ça que je vous l'ai amené, Révérés Anciens.
▬ Agnigban thu kelar nis ?
Le phrasé est ancien, carrément archaïque mais je le reconnais. C'est bien de l'hingri, un dialecte spécifique à la grande tribu des Threyl de Hungeria. D'ailleurs, les multiples tatouages informes en robe de léopard sur la peau du vieil homme m'avaient déjà éclairé sur ses origines. La question qu'il me pose est claire et je lui réponds en hingri, dans une version plus édulcorée que la sienne. « Yhe, n’sow vatl re’lar. Grand Line, n'sow nat'ch. » Non, je ne viens pas d'Hungeria, je ne viens même pas de Grand Line, puis j'ajoute : « N'ko yelimi kekem » qui signifie globalement "Sang de mes aïeux". Cet apophtegme purement Long-bras résume à lui seul le sentiment d'unité qui unit ce peuple, par-delà les mers. Un seul peuple, le mien, le leur. Envers et contre tous, unis.
M'enfin, une belle idée générale que s'est et j'en ai besoin pour gagner la sympathie de ces vieux débris, mais ce n'est pour autant qu'ils me sont sympathiques. Surtout le vieil homme. C'est un Threyl ce qu'il y a de plus pur et de plus raciste. Question idéologie, ils ne sont guère différents de ces tortionnaires Wave. Au panthéon des plus grands esclavagistes de Hungeria -donc forcément du monde- la tribu des Threyl se taille la part du lion. Ma main à couper que cinquante ans plus tôt, ils débarquèrent sur North Blue dans l'intention de razzier un quelconque pays puis de repartir sur Grand Line, leurs bateaux chargés d'esclaves. Mais ils se seraient confrontés aux Burn en surnombre, sûrement. Et là, le chasseur devint proie condamnant ainsi trois ou quatre générations de Long-bras à la servitude. Ils ne m'inspirent que du dégoût et si j'en viens maintenant à penser que le sort de la première génération est mérité, leur descendance n'a rien demandé. Et pour résumer cela, il y a une autre maxime hingri toute prête.
« Grah seryl than dé kadjè, mia tow ! »
- Ils élaguent les branches de notre jeunesse, expliquai-je à Claude qui semblait perdu. L'hingri est une langue assez "barbare" ou sonnant comme tel à l'oreille des profanes. Et même pour moi qui l'appris grâce à des ouvrages spécialisés et aux cours du Moine Servite Amanaël, je la trouve gutturale, très vélaire et dénuée de beauté.
Anciens, je peux vous aider à vous libérer mais il faut que vous soyez prêts à guerroyer.
▬ Quel genre d'armée as-tu, Akka Anni Mao ?
"Mon fils". Tu parles. Je leur détaille ce qu'ils ont besoin de savoir. La guerre au Roc et mes espoirs de victoire, donc de disposer d'une armée conséquente pour réaliser mes projets. J'insiste sur le fait que tout est au conditionnel. Je suis un marchand d'illusion qui espère transformer ses rêves en réalité et ça, ils le comprennent bien. Les Anciens n'ont pas l'air du tout affecté et psychologiquement bloqué par le conditionnement. Je m'y attendais, pour la plus simple raison qu'ils furent eux-mêmes des esclavagistes. On pouvait les forcer à travailler, à se rouler dans la boue aux pieds de leurs maîtres mais pas à les aimer, ni à les vénérer. Ils connaissent trop bien les rouages de l'endoctrinement pour tomber dans cette spirale. Malheureusement, au fil des trois ou quatre générations qui suivirent la leur, l'emprise de maîtres se fit plus forte et les originaux s'amenuisant comme peau de chagrin, il y eut peu d'anciens pour secrètement inculquer aux plus jeunes les arcanes de la résistance à la torture psychologique. Mais ce que me fait comprendre la vieille c'est qu'il demeure malgré tout un petit groupe de gens non soumis.
▬ Algol ci-présent est le chef du Noyau, dit-elle en désignant le colosse bodybuildé qui est resté silencieux tout ce temps. Le Noyau, c'est... le noyau... marmonna-t-elle de sa voix faible comme si l'explication est évidente. Au lieu de jouer l'impossible et de chercher à immuniser tout le monde contre les lavages, nous avons choisi la stratégie de la concentration.
▬ Devesh Lah ! corrigea le vieux.
▬ Stratégie de "spécialisation" alors, reprit-elle. Un petit groupe s'est formé, une sorte de... société secrète où nos techniques de contre-lavage étaient enseignées. Bien sûr, pour les maitres, nous sommes tous des chiens obéissants.
- Et ce Noyau, quel est son but ? Renverser les maitres ?
▬ Bien sûr que non. Ce serait de la folie furieuse. Ils sont trop nombreux et jamais notre population n'a dépassé les cent dix individus dont la majorité est à peine majeure. Et même dans le cas totalement impossible où nous parvenons à vaincre les Wave, la population civile de Palafitte nous anéantirait, sans parler des autres clans. Non, nous avons créé le Noyau pour perpétuer nos valeurs, notre culture. Notre Kaaah.
- Notre "nous". Notre identité, notre âme, en somme, expliquai-je à Claude. Ce qui nous reste quand on a tout perdu. Cela dit, vous ne préparez aucun plan d'aucune sorte ? Le Noyau n'entasse-t-il pas des armes ? Où vous n'avez pas assez confiance en moi pour tout me révéler ?
▬ Hô'sey zhai na thu !
▬ La confiance se gagne, expliqua le colosse Algol. Et seulement à ce moment-là, je me rends compte que...
- Hey ! Algol est une étoile, la plus brillante de la constellation de Persée. C'est tout sauf le nom d'une vermine. Ainsi donc vous possédez des noms propres dans le noyau ?
▬ En dehors de ces murs, je suis le Corvéable Larve Bleu, mais à l'intérieur, je suis Algol. Comment pourrions-nous sauvegarder l'identité de notre peuple si nous n'avons même pas de nom ?
- Je suis amplement d'accord. Également avec l'ancien. La confiance se gagne mais vous m'avez déjà révélé beaucoup.
▬ Oui, parce que Morpi' répond de toi. Le Noyau est constitué de deux types de membres. Ceux qui sont choisis depuis la naissance pour suivre les procédés anti-lavage et ceux qui se libèrent d'eux même de l'emprise pour une raison ou une autre. Morpi' fait partie de la seconde catégorie et c'est toi qui l'y a aidé.
- Vous n'avez pas assisté à sa "libération". Qu'est-ce qui vous dit qu'il n'est pas un agent double au service du Crâneur ? demandai-je, perplexe.
▬ J'hay ki wa, n'kouvi khrasth !
- "Les yeux sont le miroir de l'âme". Ainsi, en "lisant" ses prunelles, vous prétendez affirmer qu'il s'est affranchi ? Soit, je ne vais pas critiquer vos techniques, d'autant plus j'en emploie de semblables pour identifier les traitres. Du coup, revenons à cette histoire de confiance.
▬ Tu as fait beaucoup à Morpi, tu...
- Claude, Vénérée. J'ai choisi Claude comme prénom.
▬ A la bonne heure, mon fils ! Tu as aidé Claude à s'affranchir, mais il te reste à nous prouver que tu peux nous aider à sortir d'ici. Tu comprends que nous ne pouvons jeter les nôtres en pâture sur tes simples promesses. Il y a beaucoup de "si" dans le plan que tu nous as exposé.
- Normal. Donc, je dois d'abord gagner la guerre que je mène au Roc, ensuite vous aviserez ?
▬ Oui, c'est une des conditions parce qu'il faut une armée pour mener une guerre. Mais il y a quelque chose que tu dois faire avant ça. Le Crâneur, il doit mourir.
- Vous êtes sûre ? Parce que, déjà de morts, il y en a trois et ça risque de vous être gravement préjudiciable. Si en plus le chef de la STEP meurt, ce sera perçu comme un prélude à la révolution non ?
▬ C'est le message que nous voulons envoyer aux nôtres. Dans bien des cas, la seule mort du tortionnaire parvient à défaire les chaines du bourrage de crâne. Depuis presque trente ans, le Crâneur dirige la STEP d'une main de fer. Pour nombre des nôtres sous son emprise, c'est même un demi-dieu.
- Et donc, projetiez-vous de le tuer avant mon arrivée ?
▬ Nous avons une sorte de liste de tâches à accomplir dans le cas où nous devrions saisir une opportunité de révolution. Et la mort du chef de la STEP figure au premier rang. Tu veux nous aider à nous affranchir, alors cette épreuve devrait t'incomber.
- Ne serait-ce pas plutôt à moi de vous demander de le faire pour me prouver que vous êtes aptes à me suivre ?
▬ Nous ne le sommes pas. En tout cas, pas plus de dix personnes. Pour que le Noyau fasse son travail de persuasion et que la masse te suive, le Crâneur doit mourir. Et cela doit passer pour un accident. Si possible, un accident qui fasse plusieurs victimes. Ainsi, la disparition des trois personnes que tu as tuées sera imputée à cet accident.
- Donc un accident dans lequel les corps des victimes ne sauraient être reconnus et identifiables ?
▬ Tout à fait, mon fils. Mais cela ne vaut que pour les victimes annexes. Le Crâneur doit être reconnaissable. Le pire qui puisse arriver est que son corps disparaisse. Sa méthode de conditionnement implique énormément de notions de spiritualité, d'une supériorité divine de la race "normale" sur les difformes comme nous. Si son corps n'est pas vu de tous alors il deviendra une sorte de mythe et sera à jamais craint par les nôtres.
▬ Ils doivent voir que ce n'est qu'un homme.
- Je ne pensais pas avoir des devoirs de maison à faire. Vous me posez une colle là, mais je vais y songer. Naturellement, un accident où aucun Corvéable ne saurait être impliqué, c'est ça ?
▬ Teh te'kla !
▬ Naturellement.
- Oui, il me faut du temps pour mettre tout ça en place. Mais en attendant, moi aussi j'ai de quoi éprouver votre engagement. Comme vous l'a expliqué Claude, mon amie est la future mariée du Comte Adalbert. Et je dois m'infiltrer auprès d'elle.
▬ Ta Solaria Seldon est détenue dans le complexe du Comte. Nous pouvons t'y faire entrer, si ce n'est que ça que tu demandes. Il n'y a rien de plus facile pour un Corvéable.
- J'y vais avec lui.
▬ Tu es sûr que ton absence à la Blue House ne sera pas détectée ?
- Oui, j'avais fini mes trois jours de service quand Loth m'a alpagué. J'ai juste omis de ramener le linge vu qu'on l'a planqué dans une remise sur les berges.
▬ Allez-y alors. Claude, accompagne Reich chez Talitre, elle m'a informé devoir ausculter Dame Solaria.
- Ausculter ?
▬ Talitre est la meilleure acupunctrice de Carcinomia. Sa science est transmise depuis la première génération et les maitres ont su en profiter.
- Vous aviez leur santé entre les mains ? Il ne vous est pas venu à l'esprit de les contaminer avec une saleté des fois ?
▬ Non parce qu'il n'y a aucune saleté qui puisse tous les tuer d'un coup vu qu'ils ne consultent pas tous en même temps. Et la menace des autres clans est toujours présente.
- Mouais.
▬ Donc je disais, Dame Solaria a eu dans la nuit d'hier un accident ayant occasionné quelques muscles froissés et Talitre doit la prendre en charge dans quelques heures.
- Des muscles froissés hein ? Elle a tenté de s'échapper, naturellement. Nous allons y aller. Bien, merci.
▬ Nous comptons sur toi, mon fils. Le peuple Long-bras a assez souffert. Que cette année qui tend vers sa fin soit la dernière que nous passons dans cette geôle. Gah'mo vae zaesq !
"Une promesse est une dette". Assurément. Et moi, mes dettes, je les paies.
Toujours.