C'était peut être quatre ou cinq heures qui s'étaient écoulées depuis leur incident. On les avait tout d'abord conduits à l'infirmerie, où un médecin affilié au palace les avaient auscultés tour à tour. Sigurd avait eu de la chance : deux des trois balles qui l'avaient atteint avaient touché sa cuisse, et ripé sur le tissu de son pantalon sans pouvoir le percer. Il avait deux énormes bleus à cet endroit, sa jambe assomée lui faisait horriblement mal, mais il était indemne. La troisième était d'un autre modèle, sphérique non perforante. Elle l'avait eu au torse, juste en dessous de la clavicule gauche, sans pénétrer au delà de la surface de ses chairs. Mais celle là lui avait entrouvert un tout autre univers de douleur, il en grinçait encore.
Evangeline était essentiellement indemne, pour peu que l'on ignore ses pommettes tuméfiés, gonflées de sang, témoins de la série de crochets assénés par le tueur. Même au travers du masque, elle avait prit ses coups. Et les pires qu'elle avaient reçu avaient été portés à son moral. Plus assombrie que jamais, complètement sous le choc de l'attaque, elle portait ses compresses et se murait dans le silence. Protégeant son repli, Sigurd prenait le relai et se chargeait de tout. Elle restait alitée, lui assis sur un pouf, à jouer les chiens de garde.
Ils se trouvaient maintenant dans un genre de salon privé, sous haute surveillance. Des soldats de la marine s'étaient ajoutés au personnel du palace pour assurer leur sécurité ; d'autres équipes avaient investi les abords de l'hôtel, à la recherche de l'Umbra ou de simples traces de leur passage. Ils allaient faire chou blanc.
Une troisième équipe enquêtait dans la suite Ad Charif, bataillant pour obtenir des infos à partir des cadavres et de leur équipement. La sorcière et ses flammes ne s'étaient pas souciés de laisser des indices exploitables.
Et dans le reste de l'hôtel, on s'efforçait d'informer les clients en minimisant le coté dramatique... sans créer la panique.
Un scandale au palace Escoffier ; ils ne voulaient pas de ça. Ce qu'ils devaient maintenant faire, c'était collaborer au maximum avec les autorités, et se féliciter que rien de funeste ne soit arrivé à leurs clients.
Essayer de prendre soin d'eux, également.
-Est-ce que vous avez faim?
-Je ne veux rien manger.
-Il n'y a pas de poison, insista leur gardien.
-Ça, c'est...
Dogaku hésita. Ca, c'était à lui d'en juger. Et après ce qui venait de se passer, il en était certain : tout pouvait arriver.
-J'ai juste vraiment pas faim, mentit-il.
-...
-...
-Comme vous voudrez. Et vous?
Haylor refusa d'un simple signe de tête. Un geste mollasson. Sentant son peu d'entrain, elle cru bon de rajouter:
-C'est gentil. Non merci.
Un murmure peu audible, distant. Elle lui tourna la tête.
-Bon...
Grégory, de l'équipe du palace Escoffier, s'écarta de ses deux protégés. Il faisait partie des rares personnages que les deux Luvneelois toléraient auprès d'eux sans se sentir brusqués. En bonne partie parce qu'il faisait partie de la sécurité de l'hôtel, qu'il était venu à leur secours dans la suite, et que Sigurd l'avait vu abattre un assassin qui tentait de le tuer.
Forcément, il avait du crédit. Mais même comme ça, ils restaient sur leurs garde. Greg les sentait nerveux. Ils avaient discuté, lui avait fait de son mieux, mais ils devenaient complètement paranoïaques.
Les Luvneelois avaient déjà eu à se battre. Ils avaient déjà été attaqués, aussi. Mais ç'avait toujours été parce qu'ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment, ou parce qu'ils s'étaient lancés sur la trajectoire de quelqu'un qui voulait du mal à quelqu'un d'autre ou autre chose qu'eux.
Cette fois, ça n'était pas dans ce genre. Sigurd et Grégory s'étaient suffisamment retournés sur le sujet pour être convaincus d'une chose : on en voulait à eux. Pas pour les capturer, pas pour les rançonner. Juste pour les voir morts.
Ça n'était pas normal. Forcément, Haylor et Dogaku étaient sous le choc. Se sentaient menacés. Une dizaine d'assassins, rien que pour eux. Avec des armes à feu, des fumigènes, encore plus d'équipement. Frappant dans leur hôtel. Des révolutionnaires. Ils avaient les moyens. Ils étaient invisibles. Pouvaient être n'importe qui, et allaient revenir. Avec ce qu'ils avaient mis comme moyens sur le coup, il en était certain : ça n'était pas fini.
Tout le monde semblait d'accord. Même l'officier de la marine dépêché à l'hôtel pour mener son enquête. Hikari Haruno, commandant de la marine. Un homme qui faisait très mauvaise impression à Sigurd. C'était un combatant, certainement une figure inspirante, mais rien d'autre. Il le sentait comme ça. Et vu les circonstances, il serait inutile.
Hikari HuranoCOMMANDANT AU GRAND CŒUR -Reste toujours LA question pour savoir quoi chercher. Quel était leur motif pour faire ça?
-Ben en fait moi aussi j'voudrais beaucoup savoir.
-Vous n'avez pas d'idées? Une raison pour laquelle ils vous voudraient du mal?
-Si, j'en ai plein mais je ne vous dis rien parce que c'est lié à mes parts de marché dans le milieu de la contrefaçon de katanas chikarates et que je serais vraiment embêté si la marine se mêlait de mes commerces illégaux, déjà que les impôts ont bouffé les ratios d'mes boutiques de façade...
Sigurd était blasé par cet homme. Ça n'était pas en suivant les recettes d'un roman policier que le marine leur ferait quoi que ce soit. Ce n'était qu'un bourrin. Qui le bassinait en vain, pour la troisième fois, depuis maintenant une demi heure, alors qu'il était mort de fatigue. Haruno était certainement rempli de bonnes intentions, sans doute digne des éloges qu'on lui prêtait, mais très loin de ses zones de confort. On leur avait dit de lui qu'il était l'un des meilleurs officiers de toute l'île. Et il semblait ne même pas remarquer comme il était perdu dans cette histoire.
On le connaissait pour ses talents de sabreur, de leader, mais certainement pas d'enquêteur.
-Hein?, fit le marine.
-Rien. Juste une blague. Qu'a l'air d'vous dépasser. Oubliez. Pas d'idées sur pourquoi.
Le commandant le considéra longuement, suspicieux. Lui non plus, n'aimait pas Dogaku. Les riches marchands qui se font des enemis en trempant dans des eaux crapuleuses étaient monnaie courante, que ce soit dans les récits ou dans les retours d'expérience qu'il avait pu avoir. Il suffisait de passer en revue les demandes de quête des agents du CP pour en être convaincu. Maintenant, Dogaku venait de nier le cliché, mais... il ne savait rien de lui. Et plus le temps passait, plus le Luvneelois lui semblait désagréable. Il ne transigerait pas.
-Vous n'avez pas d'ennemis? Des gens qui vous voudraient du mal? Des concurrents sur Hinu?
-Étant donné que j'ai pas dû passer plus de trois mois cumulés de ma vie sur les îles de West Blue et que j'suis pas venu sur Hinu depuis un an... nan, ça doit pas.
-Des ennemis sur Luvneel? Qui profiteraient d'un déplacement quelconque pour se débarrasser discrètement Dr vous?
-Que des gens qui voudraient que je les rejoingne, personne qui veut me tuer. On doit être le meilleur truc qui soit arrivé au pays pour les cinq dernières années -y'a écrit gros connard arrogant sur mon front pour info- peu crédible qu'on cherche à nous bousiller. Pis on a jamais rien fait sur moi sur Luv'. Enfin... jamais des trucs comme ça, quoi.
-Comment ça?
-M'trucider?
-Non, non. "Jamais des trucs comme ça", vous avez dit. Ça veut dire qu'on vous a fait autre chose?
-...
-Je me trompe?
-...
-Sigurd!
-Les révos et les CP se sont dits que ça serait fun de nous espionner, expliqua simplement Dogaku. Ils nous tournent souvent autour. Vous avez pas idée du nombre de mecs qui se sont baladés sur notre toit.
-Les CP?
-Je croyais qu'on parlait des révos?
-Les CP?
-Rhooo. Ca doit être l'acronyme pour Connards de Première. Au début ils croyaient que j'étais un révo -on peut visiblement pas râler après la marine qui démoi nos baraques sans se manger un label anarchiste- et maintenant ils veulent juste savoir ce que je fais.
-Les CP vous surveillent!?!
-Ouais. Est-ce que ça fait pour autant de moi un dangereux terroriste en puissance que vous devez obligatoirement regarder avec un air et un ton aussi agressif?
Le commandant le fixa ardemment. Cette fois, ses yeux étincelaient de méfiance, et criblaient son interlocuteur de rayons X qui l'analysaient dans ses moindres mouvements. Alors, Sigurd cru bon de préciser :
-Ouais. Ils doivent se dire qu'on a dû devenir riches en récupérant le trafic d'esclaves du terrible Savarlast, un pirate qu'on a kické le jour où on voulait se farmer des navires. Alors forcément, ils essaient de nous pincer. Mais ils y arriveront pas, parce que j'dis tout une tonne de conneries et que si vous voyiez votre tête, vous diriez que c'est moi le méchant, dans cette histoire. Non, je ne suis pas un bonhomme à farmer pour se faire une médaille MRO très facile, oubliez. Ni une pacification, je suis pas un révo. J'crois qu'ils viennent de vouloir me tuer.
-...
-... je blaguais. Savarlast était un pirate vraiment cool, pour le coup. Son équipage tenait plus du rassemblement de réfugiés politiques harcelés par le GM que de méchants pirates, et certainement pas des esclavagistes. Bon, il avait toujours ce coté anarcho-torpilleur qui faisait qu'on pouvait décemment pas apprécier qu'il s'en prenne aux marchands -on aime bien gagner dignement notre vie, et on donne du boulot à plein d'gens- mais c'était un chouette type dans le fond. Dommage que ces gars aient un parcours moisi et que pirate soit assez à la mode pour être considéré...
-...
-Bref. Je suis un mec qui fait bouger beaucoup de monde sur Luvneel. Rien que pour ça, le CP me surveille. Ce qui est une forme de curiosité préventive très intelligente de leur part. Et très chiante pour ma part. Mais je suis adorable. Pas mafieux, dangereux ou dans l'genre. Vous pouvez arrêtez de me jeter ce regard.
-Vous pourriez arrêter de me prendre pour un con?
-Pas quand on tourne en rond dans un blabla useless pour la troisième demie-heure alors que je suis pété de fatigue, que mon amie est en crise traumatique et qu'on a une putain d'grosse orga d'assassins sur le dos. Désolé d'être infect, mais y'a un mec qui a réussi à arriver dans notre salon, derrière un rideau, sans qu'on ne se rende compte de rien alors qu'on était en train de chahuter comme des mômes depuis cinq bonnes minutes dans la salle. On l'aurait forcément vu. Je pige pas comment il est arrivé là. Je pige pas comment on l'a pas vu. Je pige pas non plus comment j'ai eu du bol pour le voir au final. Il se serait téléporté, c'aurait été pareil. Ils sont extrêmement bons, ils peuvent globalement être n'importe qui, et ils peuvent se pointer à n'importe quel moment pour venir nous lourder. Forcément, je m'méfie. Les erreurs, c'est une fois, jamais deux. Je comprends que vous allez faire tout ce que vous pouvez pour essayer denous aider, merci beaucoup. M'a priori si vous avez jamais réussi à basarder la révolution ou rien que ces types sur Hinu Town, vous allez rien pouvoir faire de plus. Et en ce qui me concerne, n'importe lequel de vos soldats peut être un assassin infiltré qui n'attend qu'à se retrouver à portée pour nous suriner proprement. Du coup mon plan est simple : je ne dors pas tant que cette histoire est finie.
-...
-Oui, c'est complètement débile, 'bsolument. J'attends juste que la miss se sente mieux, elle a déjà fait deux siestes, ensuite on se relaiera. Pour le moment, s'moi qui veille. Du coup je vous ai dit déjà globalement tout ce que je sais, alors plutôt que de tourner en rond, j'préfèrerais morfler en silence. Au moins pour le moment. Promis après une bonne longue sieste, je pourrais...
On frappa à la porte. Furent alors introduits une marine, aux galons d'officier supérieur, escortée d'un autre homme aux bras vraiment énormes. Incroyablement longs. Même avec la large bure qu'il portait -un boubou en bazin aux motifs jaunes et bruns, pour être précis- on les voyait très bien.
Il avait des lunettes, également. Ca devait être important. Pour Sigurd, c'était plus un coup de grâce, de les voir arriver. Il grommela à leur vue, mais reprit la parole.
-Bweeeh, naaaaaaaaaaaan, pitiééééééééé. Moi qui voulais la paix. Erf. Enchanté, annonça-t-il aux autres. C'est gentil de passer nous voir et de nous apporter des cadeaux, on se sentait très tristes et seuls. Les fleurs en cadeau pour la miss j'mets un gros veto dessus, les chocolats on les partagera avec vous parce que c'est plus sympa et que je veux pas prendre de bide et... eeeeeet... vous ressemblez beaucoup à quelqu'un que j'aurais déjà vu, mais j'vous ai jamais vu, désolé. Ça doit être les lunettes et les cheveux, et j'dirais très surtout les lunettes. Votre nom?
Il s'adressa à l'homme, au Long Bras de North Blue, qui venait d'arriver. Ce dernier ne sembla pas s'offusquer du sale ton de Sigurd, ni de son ignorance. Il pu voir en tout cas que la femme, la sorcière ou l'asperge, comme avait dit Aïssa, avait su le reconnaître. Et l'étudiait à fond.
-Loth Reich. Et j'ai déjà beaucoup entendu parler de vous.
-Oh, ça me parle. Ca me parle beaucoup. Pas trop dans les détails, mais en réput' globale... enchanté, 'ffectivemment. Très beau score.
Il l'observait un peu, notamment sa tenue adaptée à la mode locale qui brillait en réponse aux temps chauds. Reich avait poussé la chose jusqu'à s'équiper d'un cheich, ces longs turbans enroulés tout autour de la tête pour se protéger du soleil. Le sien était rabattu sur les épaules. Des épaules qui débouchaient sur des bras incroyablement longs. Dogaku n'avait jamais rien vu de tel. Forcément, le deuxième coude de chaque bras l'intriguait énormément. Et cette façon qu'avait l'autre de croiser les bras... impossible.
Pour autant, il avait davantage l'air amusé qu'atre chose. Peut être par son comportement. Ou bien par l'allure générale de Sigurd, encore marqué et bariolé de marques de rouge à lèvres sur tout le visage. Il n'avait même pas prit le temps de se laver, contrairement à Haylor. Elle avait pu prendre une douche tandis qu'il campait machinalement devant la porte, s'attendant parfaitement à voir débarquer un assassin à la seconde où il baisserait son pantalon pour s'asseoir sur le trone des toilettes.
-Ce qui ne me dédouanera pas de me présenter moi aussi comme un grand, ma maman m'en voudrait autrement. Sigurd Dogaku. Et mademoiselle Haylor. Elle est encore sous le choc, donc je fais la discut'. J'suis moins intelligent et pas d'très bonne humeur, je ressemble à un gros plouc vu que j'ai pas eu l'temps d'me laver, mais faudra faire avec. Bienvenue dans ce moulin où tout le monde peut entrer tranquillement! Vous voulez?
-J'ai appris que des troubles venaient de frapper l'hôtel, ça m'a rendu curieux. Encore plus s'il s'agit de révolutionnaires, ça n'est pas trop leur genre. Dernière pierre à l'ensemble, qu'on s'en prenne à mes co-maritimes, et alors... je viens voir ce que je peux faire.
-Vous allez nous aider?, lui demanda Evangeline.
-Si j'en ai les moyens, certainement.
-Vous en avez les moyens?, remit en doute l'autre.
-Je crois que j'ai fait mes preuves.
-Mmmmh. Pourquoi ç...
-Sigurd.
Il tourna le regard vers sa partenaire. Apparemment, l'arrivée de Loth Reich l'avait remise d'aplomb.
-Il a une -excellente- réputation. Ca peut être une idée.
-J'ai aussi commencé à récupérer des indices, glissa le Boréalin en tirant d'une sacoche leur portrait encadré d'un trait rouge.
-Et vous sortez ça d'où?
-J'ai les antennes très longues. Et Aïssa aussi, compléta-t-il en tendant le bras vers la lieutenante.
-Lieutenante colonelle Aïssa Hamon Heit, précisa la jeune femme.
-Euh... bonjour à vous aussi. Ouais, donc l'image...
eeeeh, c'était la fois où on a posé ensemble après tout Panpeeter, pour le journal! Z'avez vu?
-...
-Pffff... Pas le moment? D'où est-ce qu'elle sort, cette photo?
-Un cadavre, expliqua tranquillement le long bras.
-Oh putain. Moi qui voulais dormir. Maintenant chuis curieux.
-Je m'en charge. Vous pouvez vous reposer.
Vraiment remise d'aplomb. Elle s'était relevée, et lui cédait sa place.
-
Donc vous lui faîtes confiance?
-Oui.
-Mmmmmnnnnngh... j'dis okay, ça me va. Mais on reste PRUDENTS, et personne nous approche à deux mètres de distance, c'est compris?
-Bien noté.Et sur ce, il prit place sur un lit de la loge, tira tous les rideaux, se cogna contre le mur et pesta bruyamment en le faisant, puis devint silencieux. Même pas vingt secondes plus tard, il dormait lourdement.