« Hé, mais pourquoi j’ai pas de surnom, moi ? »
J’jette mon roi sur la pile de cartes et j’ramasse le pli, en regardant tour à tour les autres joueurs. Funeste garde les yeux fixés sur sa main, ses cicatrices luisent un peu à la lumière des lampes. Charme tapote la table de ses doigts en me regardant en coin, rien de lisible sur sa tête de vieille baroudeuse. Des parties de cartes, elle a dû en faire, et pour elle, c’est jamais qu’une tentative de destabilisation supplémentaire.
Pour être tout à fait franc, y’a un peu de ça. S’ils sont assez déconcentrés pour laisser voir quelque chose quand leurs mirettes retombent sur leurs cartes, c’est tout bénéf’, même si, comme d’habitude, on joue pour les clopinettes. Y’a que Prudence pour me regarder en face en haussant les sourcils. J’me demande si elle a une dame dans son jeu.
« Mais si, tu en as un.
- Ah bon ?
- Si, si.
- Mais tout l’monde m’appelle Angus.
- Oui, mais tu en as un.
- Mhmh, laisse échapper Funeste à travers ses lèvres serrées.
- Et c’est quoi ? »
Prudence pose bien une dame et me lance un regard perçant. J’laisse courir mon index sur la tranche de mes cartes pour faire monter le suspense. Puis j’en jette une sur la table, à côté de la sienne, quand elle lâche :
« Argus. »
J’ai un mouvement du poignet un peu incontrôlé et le six manque de glisser jusqu’au sol. Charme a un petit sourire en ramassant le pli et en le posant devant elle, puis elle joue une nouvelle carte. J’incline légèrement la tête.
« Ca vient d’où ?
- Tes hommes, je crois, ils ont commencé à t’appeler comme ça.
- Oh. Trouvent que j’leur serre trop la bride ?
- Ca doit être ça. Ils aiment pas trop les entrainements à quatre heure du matin.
- Sans déc’. Ils seront plus reconnaissants quand ça leur sauvera les miches.
- Pas dit. T’étais content, quand on te faisait le coup, toi, au BAN ?
- Ouais, bon, nan.
- Bah voilà.
- Bon, vous jouez ou vous tapez la discute ? Demande Charme. »
Rappelés à l’ordre, elle pose une carte, et moi aussi. N’importe comment, en plus, j’aurais pas dû jouer ça. Sans surprise, j’perds le pli, le suivant, puis la partie. Funeste ramasse la mise avec un fin sourire et se lève, puis va s’occuper de ses hommes. Vrai qu’il faut que moi aussi…
« Ouais, j’vais faire comme Funeste, que j’dis avec un sourire en coin. J’ai une super nouvelle à annoncer à mes hommes. »
Les deux lieutenantes rient, déjà dans la confidence.
J’sors du mess avec le visage neutre, mais j’turbine derrière. Un surnom que j’connaissais pas. Et visiblement, tout le monde a déjà l’air au courant, sauf moi. J’me demande si ça cache quelque chose. J’sonderai Salengro, notre cuistot du CP5 infiltré aussi, à l’occasion. Vrai qu’en commandant, on est un peu isolé de la piétaille, mais ça va sûrement s’arranger très bientôt. Ils vont adorer, mes p’tits soldats.
J’traverse les couloirs bien éclairés de la base G-7 dite Mégavéga. Dans le mess, on était dans notre coin, entre membres de l’élite. Avec une grande partie de la garnison qui membre de la scientifique, on tisse pas forcément des super liens. Y’a plutôt même des frictions, en plus du fait qu’on a pas spécialement bonne réputation.
Dans la base, on est aussi dans notre coin, dans les baraquements de ceux qui sont pas censés rester à demeure dans le coin. Y’a plus de monde que prévu, avec Navarone qui s’est fait attaquer, et un peu abîmer, par l’Armada. J’suppose que ça accélère la transition vers Mégavéga, mieux défendue, plus à la pointe de la technologie…
C’est sûr que par rapport à l’autre base, vieillote, celle-la fait bien mieux aménagée, et pas qu’en termes d’armement. Les locaux sont pas plus grands mais ils en ont l’air, et même à l’intérieur, on a suffisamment de luminosité naturelle pour pas faire de dépression nerveuse ou quoi. C’est que le GM les bichonne, les grosses têtes de la scientos. Faut leur donner de l’eau, de la lumière et des nutriments, comme des plantes en pot, pour que de beaux fruits en sortent.
Un grand sourire et une clope aux lèvres, j’enfonce la porte du dortoir de la section de Scorone d’un coup de pied. Vu l’heure tardive, ils dorment évidemment tous. J’ferais pareil, à leur place, à quatre heures du matin. La lumière crue inonde la pièce, déclenchant des remuements, des grognements et des plaintes.
« La lumière !
- Le porte, merde !
- Oh, c’est qui, là ? T’arrêtes ça tout d’suite ou j’te déf…
- SORTEZ DE VOS LITS BANDE DE LARVES ! ENTRAINEMENT ! SI DANS DIX MINUTES VOUS ÊTES PAS TOUS DANS LA COUR EN UNIFORME, CE SERA CINQ CENT POMPES ! EVIDEMMENT, LE DERNIER ARRIVE EN FERA UN BON MILLIER PENDANT QUE SES COLLEGUES FERONT DES TOURS DE PISTE ! »
Et j’reclaque la porte pour descendre. A l’intérieur, j’entends déjà les soldats qui bondissent de leur plumard pour enfiler leurs uniformes, ranger leurs couettes et se précipiter au pas de course là où j’les attends.
Les bras croisés, j’les regarde s’aligner les uns après les autres devant moi, les yeux encore bouffis de sommeil mais le regard alerte. Ils ont été entrainés au BAN pour la quasi-totalité d’entre eux et ont donc l’habitude. Les troupes ont déjà été partiellement renforcées après les pertes subies à Bulgemore, mais y’a eu quelques nouveautés.
« Soldats, repos ! J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. »
J’laisse le silence peser un peu, tandis qu’ils regardent calmement devant eux en étouffant des bâillements ou en essayant de sonder ce à quoi j’pense.
« La mauvaise nouvelle, pour finir sur une note positive, c’est que le Sergent d’élite Gallena Scorone nous a quittés… Provisoirement, le temps de partir en permission. Je sais que l’absence du Sergent sera difficile à surmonter pour vous. »
Nouvelle pause. Ca doit réfléchir à des promotions. En tout cas provisoires.
« C’est pourquoi, et cela nous amène à la bonne nouvelle, j’ai décidé de prendre sur moi pour diriger cette section le temps que Scorone revient. Bien évidemment, je reste également le Lieutenant, donc je travaillerai avec le Sergent Jadieu pour des exercices joints en attendant notre prochaine mission. »
J’attends un peu.
« Je me doute bien que vous êtes tous ravis. Pour célébrer cette excellente nouvelle, on va bosser dur sur les bases pour vous rendre plus efficaces et vous permettre de survivre à nos prochaines missions. »
C’est fou, le mal que j’me donne pour eux.