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Au péril de sa vie

La vie nous apprend à faire des choix, des choix logiques ou illogiques, des choix du cœur ou de la raison. Des fois le cœur l'emporte sur la raison, notamment lorsqu'on l'assimile à la foi. Par erreur, certains philosophes se complaisent à penser que la foi ne concerne que la religion. C'est faux. J'ai la foi et je ne suis pas religieuse. Je sers d'autres desseins que ceux d'un Dieu ou d'un Démon, je sers des idéaux. L'honneur, la justice, le Résultat Final sont ce qui constitue ma foi. Ma foi envers le Gouvernement Mondial. Et si cette foi implique de tuer des innocents, je les tuerai. Et si cette foi implique de mourir pour servir ma patrie, je mourrai.

- Où allons-nous ? Nous ne retournons pas à l'Aile Nord ?

A ces mots, une nouvelle explosion vient secouer le bâtiment, déjà bien abîmé par les affres du temps. Petit à petit néanmoins, je remarque une amélioration dans l'état des lieux, progressivement moins dégradés tandis que nous poursuivons notre route en direction de la surface. Mon interrogation venait d'être suscitée par une déviation instantanée, entrainée par le cortège des deux hommes qui, il me semblait, étaient mes gardes de corps. Bien que l'endroit ne soit pas un embranchement de couloirs se rencontrant et menant dans des directions opposées, nous venions de rentrer dans une petite pièce tout ce qu'il y a de plus banal, ne renseignant absolument aucune autre voie possible. Une salle de recherches comme il y en avait des centaines ici, poussiéreuse et abandonnée, sombre.

- Il me semble pourtant que c'est ici. vient murmurer Kayne tout en brandissant un drôle de bout de papier.

Une carte ? Je reste estomaquée devant cette drôle de découverte qui aurait singulièrement pu m'aider dans mes recherches. Cependant j'imagine bien que si l'équipe l'avait eu en sa possession au moment où j'avais entrepris de me rendre dans le laboratoire, elle me l'aurait confiée. Je suppose donc que c'est une trouvaille faite pendant mon absence et n'interviens pas pour me plaindre de n'être mise au courant de son existence que maintenant. N'empêche...

- Laisse-moi voir, tu n'y connais rien aux cartes. intervient Akuma en saisissant brusquement le papelard avant de l’aplatir sur la première surface plane venue.

Dans une expression de concentration poussée à son paroxysme, le bonhomme reste ainsi les bras tendus pendant une bonne minute, silencieux, les deux mains posés de chaque côté du parchemin, les yeux plissés par la réflexion. Non, visiblement lui non plus n'y comprend rien. Je me sens alors obligée d'intervenir pour mettre fin à cette perte de temps. Poussant brutalement mon collègue pour prendre sa place, confiante dans l'idée que si je lui avais demandé gentiment j'aurais très bien pu attendre jusqu'à la Saint Glinglin, c'est tout en baladant le regard sur la drôle d'architecture du bâtiment que je dis, d'une voix légèrement irritée.

- Laisse moi voir, moi je m'y connais.

C'est du bluff. Moi non plus j'y connais rien, cependant pour avoir parcouru le coin de fond en comble et pour devenir ce que l'on recherche assez aisément, c'est à dire la raison de notre présence dans cette pièce en apparence banale, je peux néanmoins me repérer un peu mieux que les deux autres. Chambre B12 du premier étage, nous voilà. Dessinant du doigt notre trajet, j'identifie la pièce dans laquelle nous venons de mettre les pieds. Oui, c'est bien ce que je pensais. Figurant sur le plan en pointillés, il est bel et bien indiqué un couloir secret menant sur une autre partie de l'immense édifice, vraisemblablement l'Aile Ouest, l'une des deux parties partiellement réhabilitées mais possédant très probablement un dédale abandonné à l'instar de l'Aile Nord. Me mettant ainsi dos à la porte, le bout de papier tendu devant moi, j'identifie le mur où devrait normalement se situer la porte dérobée. Bingo : à l'endroit précis où est censé se situer l'accès, une lourde étagère bien remplie masque parfaitement la cloison. Visiblement sceptiques, mes collègues semblent de plus en plus impatients, tapant du pied en attendant que je leur donne le résultat de mes recherches. M'apprêtant donc à leur répondre, je m'interromps soudain, témoignant des bruits de pas et des voix dans le couloir. Mais la sensation est étrange, ce n'est pas comme si les sons étaient directement perçus par mes oreilles, l'action se déroulant à proximité, non. Tout cela est encore bien loin, mais ils arrivent, ils approchent, leur respiration est lourde et saccadée, ils ont dû courir vite et certains sont visiblement blessés. J'entends alors un mot, un simple mot, distinct et fluide, m'indiquant que ce n'est pas le reste de l'équipe qui vient nous rejoindre, mais l'ennemi qui s'est lancé à notre poursuite. "Capitaine."

- Alors la bleue, on peut savoir ce que tu as trouvé ? s'impatiente le blondin, me sortant en même temps de la torpeur dans laquelle j'étais restée figée.

Hochant la tête, j'indique alors du doigt le meuble.

- Il faut déplacer cette étagère.

Les deux hommes s'exécutent sans faire preuve de précipitation. Visiblement ils ne semblaient rien avoir entendu. Était-ce le fruit de mon imagination ou encore un tour joué par ce fameux haki de l'observation ? Toujours est-il que tandis que mes collègues font apparaître la porte dissimulée et envisagent de tourner la poignée, je me sens obligée de les tenir au courant, espérant qu'ils me fassent confiance sur ce coup là. D'une voix lourde et grave, la sentence est irrévocable.

- Écoutez, ça va peut-être vous paraître fou mais... j'ai entendu des hommes approcher. Des pirates, très probablement. Alors je pense qu'il vaudrait mieux que l'on se dépêche de foutre le camp.
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Ce laboratoire était obscur. Ce laboratoire était humide. Mais la pièce dans laquelle nous évoluions depuis presque dix minutes était obscure, humide et en plus de cela : exigüe. Bas de plafond, le maigre corridor m'épargnait de justesse de devoir baisser la tête du fait de ma courte taille, mais la progression de mes camarades était légèrement ralentie par leur corps plié en deux pour respecter la hauteur maximale du tunnel. Froid. Les murs étaient couverts de moisissure et d'une fiche couche aqueuse, presque huileuse, ponctuée de perles gelées dont le contact avec les mains se révélait extrêmement désagréable. Infini. Le couloir ne s'arrêtait pas, il épousait la forme de nos corps et semblait progresser vers les tréfonds de la Terre elle-même, aussi droit et long que la ligne directrice d'un projectile d'arme à feu, aussi étroit que l'esprit de Vincent Kayne.

- C'est impossible qu'ils soient déjà à notre poursuite. Cela voudrait dire que le chef et tous les autres n'ont pas suffit à les arrêter.

- Pas tous. Tu te rappelles ? La plage sud s'est faite balayer, le régiment tout entier qui se trouvait là-bas : anéanti. Et de tous les Sunset Pirates, ce ne sont pas les moins féroces : Alan Suburbs, celui qui brûle ses ennemis vivants et le "Lord" Watt... ce mec maîtrise la foudre, que dire de plus ?! Je trépigne d'impatience à l'idée de me confronter à ces malades, héhéhé.

- Pourtant la situation sur la plage nord est sous contrôle. La présence de ce navire de la Marine d'élite... c'était inespéré.

Mais c'était une diversion et on le savait tous. Les pirates avaient saisi une occasion en or : une plage sur laquelle les défenses étaient moins conséquentes, presque faiblardes face à une autre moyennement protégée, si l'on ne tenait pas compte de l'intervention de la Marine d'élite. Ils s'étaient donc divisés en deux groupes distincts de deux capitaines et deux quartiers maîtres et avaient attaqué une plage chacun. A dire vrai, la victoire avait toujours été illusoire : cela n'avait jamais eu d'autre ambition que de nous faire gagner du temps, à nous, CP et à moi particulièrement, au centre de cette histoire. Automatiquement, cette pensée me fait plonger la main dans la poche de ma veste et agripper la sphère lumineuse et chaude qu'elle contient. Tout cela pour ça...

Continuant à courir aussi vite que possible, je jette un rapide coup d’œil à mes deux camarades et en profite pour dépeindre un peu plus le portrait d'Akuma. Brun, la peau basanée, les vêtements étrangement propres, le gaillard avait tout d'une sorte de maniaque et c'était plutôt bien vérifié par sa façon de parler. Ce qu'il voulait, il le répétait à chaque fois : du combat, de la baston. Une vraie tête brûlée. Malgré cela, l'homme semblait véritablement fidèle à sa cause et je savais très bien qu'il ne me ferait pas faux bond. Les deux. Ils étaient là pour me protéger, pour m'emmener en sûreté, pour écarter ce petit objet si rare et si dangereux que je gardais étroitement sous surveillance, dans la paume de ma main, elle-même planquée dans ma poche.

- Ah, ça y est ! Enfin on en voit le bout.

Et cela vaut mieux, puisque mon étrange ouïe me fait déjà percevoir, plus loin dans le couloir, des voix hurlant et criant leur trouvaille. Ils nous ont trouvé, ils sont sur nos pas, on ne peut plus se permettre la moindre erreur. J'en informe aussitôt mes camarades qui ne semblent une nouvelle fois pas surpris par ma capacité, bien que légèrement dubitatifs. Connaissaient-ils les propriétés du "Haki" ? Probable. Bienvenue sur Grand Line, je suppose. Chassant toutes ces pensées parasites de mon esprit, je me concentre à nouveau sur notre course, sur notre emballée qui nous amène inexorablement vers la fin du corridor, débouchant sur une porte. Verrouillée.

- C'est bloqué, on dirait qu'il y a quelque chose de lourd derrière qui empêche de l'ouvrir ! grimace Akuma après une veine tentative pour enfoncer la cloison.

Malheureusement, les petits détails mobiliers ne figurent pas sur le plan. Peut-être est-ce une étagère à nouveau, ou bien une armoire. Dans tous les cas nous ne pouvons pas rester là, les bras ballants, à attendre que les pirates viennent gentiment nous cueillir. Évidemment, il n'y a qu'un seul chemin, inutile de faire demi-tour : il faut passer, par tous les moyens. Dardant ma prunelle dans le regard alarmé de Kayne, nous semblons alors partager la même idée : le Rokushiki. D'un côté, c'est confirmer à l'ennemi que nous sommes bel et bien là, mais de l'autre, nous n'avons pas vraiment le choix.

- Pousse toi Aku', je m'en occupe. entame mon coéquipier tout en se plaçant face à l'épaisse porte en acier.

BLAM !

Premier Rankyaku. Un violent coup de pied qui fuse comme l'éclair et ne tord que légèrement le métal dont la robustesse n'est plus à prouver.

BLAM !

Deuxième Rankyaku. Une profonde fissure longue de plusieurs dizaines de centimètres sépare désormais la porte en deux, laissant entrevoir à travers l'entaille une nouvelle petite pièce sombre.

BLANGGGG !

Jamais deux sans trois, le dernier coup vient littéralement expulser la taule hors de ses gonds et renverser brutalement ce qu'il y a derrière, provoquant un capharnaüm monstre. Comme j'aurais pu m'en douter, derrière, j'entends les voix s'activer davantage et hurler d'aller plus vite. Ne perdant pas plus de temps, Kayne s'engage alors le premier, vient ensuite mon tour puis celui d'Akuma. Saisissant ce qu'il reste de la vulgaire porte, ce-dernier vient alors bloquer l'entrée en essayant de calfeutrer le trou tant bien que mal, aidé par son collègue qui, comprenant son intention, redresse par la suite l'immense bloc blanc propulsé au milieu de la pièce et le plaque contre le mur, dans le but de bloquer la taule derrière la drôle d'étagère fermée qui n'en est pas une. Sur ce qui semble être la poignée du machin, j'identifie difficilement un mot effacé par le temps. "Réfrigérateur" ? Ce laboratoire est définitivement rempli de choses étranges. A nouveau, j'entends les voix se rapprocher, cependant au vu des expressions faciales adoptées par mes équipiers, il semblerait qu'ils les entendent eux-aussi. Saisissant automatiquement la poignée de la porte de sortie, je m'apprête à décamper illico avant de remarquer que seul Vincent Vayne me succède dans notre début de débandade improvisée ; Akuma, lui, se tient immobile, le corps plaqué contre le "réfrigérateur", le regard sombre. Progressivement, les voix dans le tunnel se font plus fortes, tandis que l'homme refuse de bouger, étrangement stoïque, raide. La main toujours posée sur la poignée, la porte entrebâillée et la moitié du corps déjà à l'extérieur, je reste coi, attendant de savoir ce qu'il se passe. Ce que je découvre au moment où Kayne envisage de prendre la parole pour rappeler son camarade à l'ordre... en vain, car aussitôt ce-dernier esquisse un geste venant trahir les raisons de son intention. Relevant le tissu de son pantalon de couleur auburn sur sa jambe droite, le bonhomme révèle brusquement une longue trainée rouge et une vilaine blessure par balle au niveau du tibia.

- Depuis quand ?
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Haletant, l'agent du Cipher Pol ne cherche même plus à dissimuler sa douleur, tandis que l'hémorragie continue à tâcher le sol de gouttes vermeilles. Le regard absent, je ne peux m'empêcher d'avoir soudain un violent pincement au cœur en comprenant que la balle doit toujours être logée dans la jambe. Imaginant la souffrance subie, j'arrive difficilement à réaliser comment l'homme a pu marcher et courir jusqu'ici.

- Dans l'Aile Nord, quand ils sont arrivés et que le chef nous a dit de la retrouver. commence-t-il à expliquer tout en me désignant d'un bref coup d’œil. Dans la débâcle j'ai pris une balle. A ce moment là, la douleur, ça allait encore... Mais lorsque l'on a été obligés de courir... je crois que la balle s'est enfoncée dans la plaie et qu'elle fait pression sur une artère. Je... je ne peux littéralement plus bouger.

Brutalement, je me sens responsable. C'est moi qui leur ai donné l'ordre de courir et en faisant cela, je lui ai fait mettre un pied dans sa tombe. Tentée de venir m'excuser, je m'éloigne alors subitement de la porte dans l'optique d'accourir auprès des deux hommes, mais suis instantanément interrompue au moment où le blessé me fait signe de m'arrêter net.

- C'est pas de ta faute, tu avais raison. Non, c'est plutôt la mienne. Avec le sang que j'ai perdu, ils ont dû suivre notre piste. Alors maintenant il faut que je reste là. Semblant se camper de plus belle sur sa position, relevant légèrement l'échine pour se plaquer plus fermement contre l'épais bloc d'acier, l'agent rentre alors ses mains dans les poches de son manteau pour en sortir quatre petits objets ronds. On a déjà perdu assez de temps comme ça à blablater, je vais vous en faire gagner désormais. Alors barrez-vous.

Il a raison, le temps presse, les hommes approchent, mais tandis que mon ouïe ne cesse de m'alarmer et me dire de déguerpir, mon regard, animé par une curiosité maladive, cherche obstinément à identifier ce que vient de révéler notre camarade. Je crois comprends alors de quoi il s'agit et comment il compte retarder nos poursuivants : deux grenades dans chaque main, les quatre goupilles saisies entre trois doigts de chaque côté, il compte tout simplement les faire sauter et lui avec. Kayne lui aussi semble avoir compris, mais depuis bien longtemps. Muet comme une carpe, le bonhomme n'avait rien dit depuis le début de la conversation ; au vu de son expression, il devait être au courant de la blessure et savait que le moment viendrait, mais il avait lui aussi fait semblant de ne rien savoir. Dans cette affaire, il n'y avait que moi qui étais réellement lésée par la brutale séparation avec notre confrère. Alors, plutôt que de s'énerver et de chercher à ramener son ami à la raison comme le ferait n'importe qui dans cette situation, l'agent aux cheveux blonds était venu à la place poser sa main sur l'épaule du blessé, le garantissant d'un sourire forcé, les lèvres pincées et les yeux communiquant un mélange de fierté et de douleur.

- Dans ce cas, adieu, mon bon ami.

Malgré tous les efforts du monde, une larme ne peut s'empêcher de couler sur la peau matte du blessé, dévoilant à la fois toute la force et toute la fragilité de l'homme aux portes de la mort. Stoïque, c'est finalement la main de mon ultime comparse qui vient m'agripper l'épaule et m'oblige à me détourner de ce spectacle.

- Faisons que ça ne soit pas en vain et foutons le camp, tu veux bien ?

J’opine du chef, prête à reprendre notre cavalcade. Et tandis que nous nous éloignons progressivement de la pièce où nous avons laissé notre pauvre comparse, j'essaye de me concentrer pour efficacement nous localiser sur la carte, que je plie et tords un peu dans tous les sens en essayant de courir droit. Encore sous le coup de l'émotion, mes yeux n'arrivent cependant pas à déchiffrer les lignes et les petites lettres figurant sur le papier. Alors, comme si cela n'était pas assez, une voix grave et rauque vient soudain meubler le silence déjà troublé par le bruits de nos bottes sur le carrelage couvert de poussière. Mélodieuse, le ton solennel, elle accompagne nos pensées morbides et tristes et nous submerge d'émotions. Elle chante :

- J'ai voulu planter un oranger,
Là où la chanson n'en verra jamais,
Là où les arbres n'ont jamais donné,
Que des grenades dégoupillées.


Ces émotions que j'exècre et qui me font perdre le contrôle, enfouies tout au fond de moi. Touchée par le destin patriotique de l'homme, par sa dernière action, par ses dernières paroles, tout cela dans le but de protéger le monde, dans le but de se dresser comme une barrière à la criminalité et à la piraterie, cela éveille en moi cette petite voix que j'exècre et que je dissimule. Celle que j'entends dans mon crâne et qui parfois se déplace dans ma gorge pour prendre ma place, pour psalmodier des mots que je ne pense pas, pour naître à la vue et au sus de tout le monde. Elle aussi, chante :

- Jusqu'à Derry ma bien aimée,
Sur mon bateau j'ai navigué ;
J'ai dit aux hommes qui se battaient :
"Je viens planter un oranger".


Surpris, Kayne m'adresse simultanément un regard suspicieux. Cette voix n'est pas la mienne : elle est plus douce, plus aigüe, plus enfantine. Mais bon, après tout, on n'a pas la même voix quand on chante que quand on parle, alors peut-être est-ce juste bizarre pour lui de me voir chanter. Ça l'est autant pour moi, qui ne suis que spectatrice de la scène. L’œil rivé sur la carte, le pas rapide, obligée de ralentir pour mieux déchiffrer les hiéroglyphes du parchemin indiquant notre position et savoir dans quelle direction nous allons, je m'en trouve néanmoins apaisée, comme si la chanson me purifiait des sentiments qui me malmenaient encore trente secondes auparavant. Déjà loin, quelques dernières rimes nous parviennent, presque des murmures qui viennent s'effacer, s'échouer sur nos tympans et laissent le plaisir à Kayne de compléter les paroles qui accompagnent la mélodie. Il poursuit :

- Buvons un verre, allons pêcher,
Pas une guerre ne pourra durer.
Lorsque la bière et l'amitié,
Et la musique nous feront chanter.


Bercée par la mélodie, mon regard suit les traits et les pointillés, me guide sur le morceau de papier et bientôt je sais par où aller tandis que l'hymne continue son chemin dans mon esprit. Plus complexe, ce nouveau bâtiment offre davantage de choix, de couloirs à emprunter, de croisements et de pièces aux tailles variables, parfois même éclairées par une lumière diaphane, perdurant depuis plus d'un siècle. Dans mon crâne, la suite des paroles de la chanson subsiste, tandis que je crispe les poings, attendant minutieusement la détonation, la délivrance, la mort. Je n'ai pas le choix sinon de continuer à chanter pour extérioriser ma frustration, me vider de tous sentiments. Étrangement, j'apprécie ça et de bon cœur, j'entonne :

- Tuez vos dieux à tout jamais,
Sous aucune croix l'amour ne se plaît.
Ce sont les hommes pas les curés,
Qui font pousser les orangers.


Agissant comme une déséquilibrée, tremblotante à cause de la peur ou peut-être est-ce la tristesse, d'une main fébrile je saisis une cigarette que je porte à mon bec et allume en effectuant plusieurs pressions sur la pierre de mon zippo. Comme une bouffée d'oxygène, j'aspire brutalement un nuage de fumée et l'expire quelques secondes après. Progressivement, je reprends le contrôle sur moi-même, retrouvant ma sérénité inhumaine, mon cœur froid en acier, tandis que mon compère, larmoyant, termine la chanson :

- Je voulais planter un oranger,
Là où la chanson n'en verra jamais.
Il a fleuri et il a donné,
Les fruits sucrés... de la liberté.


Ponctuant le couplet, la sentence divine s'abat alors et nous parvient jusqu'aux oreilles, brutale, explosive. Et nos petits cœurs font booms, soulevés par la violente détonation.

Akuma l'aura planté, son oranger.
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- Putain, c'est pas le moment de faiblir...

On peut avoir beau être un athlète confirmé, un agent super entrainé, il arrive toujours un moment où le corps atteint ses limites à force de pousser trop loin l'utilisation de certaines capacités. Outre la brève interruption au sortir du tunnel, au moment où nous nous étions séparés d'Akuma, cela faisait plus d'une vingtaine de minutes que nous enchaînions courses et sprints dans des endroits confinés et poussiéreux, nappant nos poumons des saletés que nous remuions par des gestes brusques et saccadés. Un pas, puis un autre, toujours, mais à des vitesses différentes, avec des mouvements toujours plus lourds et plus violents, finissant systématiquement par frapper le sol avec nos pieds comme si l'on essayait ultimement  de passer au travers. Loin d'être exténuée, j'étais néanmoins tailladée par des points de côté, crampes et autres saloperies ; pour Kayne c'était pire car son enchaînements de Rankyaku l'avait davantage épuisé, mais l'homme avait une fierté et refusait de laisser paraître sa faiblesse, forçant sur ses muscles endoloris pour rester à mon niveau.

- On est... encore loin ? demande le blondin, à bout de souffle.

J'abdique et stoppe brusquement la torture, freinant des quatre fers et incitant mon camarade à faire de même. De toute façon, il est plus que temps de jeter un coup d’œil à la carte pour essayer de s'y retrouver. Pas totalement dans la pénombre, notamment grâce à notre lanterne dont la flemme ne cesse malgré tout de s'amoindrir, mais aussi grâce à un plafonnier fonctionnant au gaz éclairant une partie du long couloir rectiligne, j'essaye de déchiffrer à nouveau notre position. Perplexe, je tourne et retourne la carte pour l'analyser sous tous ses angles, comme si cela pouvait m'aider à me repérer. Et pourtant, bingo :

- Nous sommes ici. fais-je tout en dardant mon index au milieu d'un long rectangle tout fin, délimitant le périmètre de la pièce.

Saisissant un épais marqueur, je souligne mon geste en terminant le surlignage du chemin que nous avons parcouru et rajoute des indications supplémentaires quant aux différents endroits que nous avons traversé. Ainsi teintée de rouge et de vert, la carte ressemble davantage à un coloriage d'enfant qu'à un plan des lieux, cependant ni mon comparse ni moi ne trouverons à redire quant à l'utilité de cette méthode, permettant notamment de nous repérer plus facilement.

Spoiler:

- Ouf, bientôt arrivés... Enfin je crois, il faut encore qu'on passe par la "Quarantaine", c'est ça ? intervient mon camarade, penché vers l'avant avec une main planquée dans le dos comme pour venir le soulager de vieux rhumatismes.

Je hoche la tête et enroule le parchemin pour le glisser à nouveau dans la poche intérieure de ma veste. Confiante, je profite du fait qu'il n'y ait plus qu'une zone à traverser pour enfin atteindre l'Aile Ouest et nous sortir de là. Bien que la carte mentionne une seconde sortie, au moins je suis sûre que celle du laboratoire réhabilité est viable et nous mènera efficacement à l'extérieur où nous pourrons nous réfugier dans les bois ou ailleurs. Et ce ne serait alors qu'une question de temps avant que les secours nous viennent en aide ou finissent de chasser les pirates. Tout, absolument tout était une question de temps dans cette affaire.

Suant à grosses goutes, je me surprends à avoir la langue pâteuse et une soif indescriptible, cependant l'absence d'eau ne doit pas excuser notre lenteur ni le temps que nous prenons actuellement à nous ressourcer. Tant que nous ne pouvons pas être sûrs que les pirates aient tous disparu dans l'explosion, il est interdit de se reposer trop longtemps.

- Au moins, tu n'entends plus leurs voix. Cela veut dire qu'ils sont loin.

Peut-être, ou peut-être pas. Peut-être cette capacité influe-t-elle fortement en fonction de ma fatigue, de mon énervement ; de mes sentiments ça au moins c'était sûr.

- Allons-y.

***

Nous y voilà, la Zone de Quarantaine. Suspicieuse face au nom du machin et sur mes gardes depuis ma rencontre avec les rats mutants échappés de leur cage, je me dis que si l'endroit comporte des machins gardés à l'écart c'est pour une bonne raison. Tandis que mon esprit me murmure à l'oreille que cela fait cent ans que rien n'a croupi ici sauf des rats, mon cœur lui bât la chamade lorsque je ne peux m'empêcher de penser à l'apparence horrible des monstres de mon esprit. Rapidement et progressivement, le sol carrelé laisse place à une épaisse couche de verre pilé et de copeaux de bois.

- Je sais pas ce qu'ils gardaient en quarantaine, mais une chose est sûre : si c'est ce qui a réduit en bouillie ce sur quoi nous marchons, je n'ai pas vraiment envie de le rencontrer.

Parcourue par un spasme d'effroi, je tâche de ne pas identifier les résidus craquant sous mes bottes, même si je ne peux m'empêcher de penser à des ossements lorsque ce les bruits émis ne viennent ni cassant du verre, ni du moelleux du bois. Intérieurement, je prie pour qu'il y ait assez d'huile dans la lanterne pour ne pas continuer dans le noir. Malheureusement, le spectacle une fois éclairé n'est pas plus réjouissant. Ici une énorme porte en fer sortie de ses gonds, tordue, là une étrange cage aux barreaux déformés, là-bas une cellule encore indemne avec un inquiétant hublot opaque. A chaque détour de chaque couloir, mon cœur rate un battement en imaginant le visage de la mort se pencher pour me sourire, en imaginant une bête immonde ramper vers moi et me saisir, en imaginant les crocs immenses d'une expérience qui a mal tourné. Mais à chaque fois, rien, sinon le silence pour me rappeler ma stupidité et les ombres de la flamme dansant sur les murs. Toutes les trois minutes, peut-être moins, je sors le bout de papier pour l'analyser et nous repérer dans ce dédale. Petit à petit, nous nous rapprochons de la délivrance, de la sortie. Cette sortie qui nous mène à la fois en dehors de cette zone lugubre, mais aussi de toute cette horreur de laboratoire abracadabrant, conçu par le diable lui-même.

- A droite, au prochain embranchement. fais-je tout en pointant du doigt un croisement de plusieurs couloirs, quelques mètres plus loin.

Là-bas, là-bas se trouve notre terre promise. Les yeux rougis de Kayne pensent comme moi, lorsqu'ils ne se baladent pas sur le paysage dévasté et obscur qui nous entoure, lorsqu'ils ne vérifient pas nos arrières, lorsqu'ils ne sont pas surpris par un bruit alien résonnant dans les ténèbres. Je poursuis et bientôt ma respiration se fait davantage plus rapide, les battements de mon cœur plus violents. Plus qu'un mur, un couloir, une porte et...

BLANG !

- Anna ? Anna que se passe-t-il ? vient soudain questionner mon collègue d'une voix inquiète, étranger à ma découverte, alerté par le bruit métallique qu'a fait la lanterne lorsque je l'ai laissée tomber au sol.

Prostrées, les yeux presque exorbités, la main devant la bouche comme pour m'empêcher de hurler, de crier, de pleurer, je reste stoïque, coi, impassible plusieurs secondes. Puis bientôt, la peur m'envahit et avec elle la suspicion, les doutes. Je refuse d'y croire, me lance vers l'avant et me plaque contre ce qui attise ma haine, contre ce qui m'effraie par la vérité que je refuse de croire.

- Non, non, non ! Ce n'est pas censé être là, ce n'est pas sur la carte ! Le couloir devrait être ici ! J'en suis persuadée, je ne me suis pas trompée !! hurlé-je tout en balayant le mur de briques de mes mains nues, avant de frapper du poings comme si cela allait le rendre moins réel.

Témoin à son tour de l'impasse qui nous bloque, Kayne reste immobile, n'arrivant toujours pas à comprendre ce qu'il se passe. Et lorsqu'il y arrive, c'est comme si toute la fatigue qu'il avait dissimulée jusque là venait de le rattraper d'un seul coup, le propulsant au sol, agenouillé, presque inconscient. Ne sachant quoi faire, je le rejoins alors au sol, m'écroulant contre l'obstacle et me laissant couler le long de la cloison, pour finalement terminer assise dans une position aussi inconfortable que ridicule. Et au moment où nous sommes tous les deux amenés à penser que rien ne nous sortira de cette paralysie, de cette dépression, que rien ne peut rendre le moment présent pire qu'il ne l'est, voilà qu'un cri bestial, inhumain vient alors soudainement déchirer l'atmosphère. Parcourue par un frisson glacial, la peau damée de chair de poule, je demeure transie mais néanmoins plus alerte que jamais, tentée de me relever brusquement mais trop apeurée pour faire le moindre geste.

Si, ça pouvait être pire. Car ce qui était caché dans la zone de quarantaine venait de se réveiller et semblait bien décidé à nous donner la chasse.
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Courir, courir, encore courir, mais cette fois-ci pour échapper au danger invisible qui nous guette, qui parfois semble se rapprocher puis soudainement ralentir pour rester dans l'obscurité. L'obscurité, parlons-en : ma soudaine maladresse avait eu pour effet de gaspiller la moitié de l'huile restant dans la lanterne, résultant donc une petite flammèche pourléchant les carreaux brisé de l'ustensile et peinant à éclairer la voie à plus qu'un mètre. Toujours efficace pour déchiffrer notre position sur la carte, nous ne pouvions malheureusement pas nous permettre de nous arrêter avec cette chose sur les talons, qui nous avait efficacement fait sortir de notre torpeur, de notre immobilisme pour nous redonner des ailes malgré notre fatigue et nous pousser à fuir, de façon plus ou moins aveugle, dans le couloir le plus proche. De fait, la bonne nouvelle c'est que le monstre semble encore loin, mais la mauvaise c'est que l'on est totalement perdus. Dans l'espoir de nous repérer, je fais signe à mon comparse de faire une courte halte.

- On doit être ici... ou là. Bon sang tous les couloirs se ressemblent dans cette foutue zone ! fais-je en tâchant de garder la carte à plat tout en avançant maladroitement et en buttant contre les murs.

- Peu importe où on est, ce qu'il faut savoir c'est où l'on va ! Il faut qu'on se barre d'ici. Tu as dit qu'il y avait une deuxième entrée non ?

Certes, il y en a une, mais pour peu que l'on se heurte à nouveau à un mur, je préfère encore abandonner et me laisser bouffer par la créature qui hante ces lieux. Néanmoins, je ne peux pas me permettre de perdre espoir, pas avec de tels enjeux ; alors, baladant mon doigt sur le parchemin, je dessine mentalement le trajet le plus court pour atteindre "l'Entrée 2" qui se trouve la plus au sud du laboratoire. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on y est pas arrivés, surtout si l'on ne va pas dans la bonne direction.

- Il faudrait que je sache où l'on est. Si on reste ici, on ne le saura jamais, il faut que l'on-

WAAAAAAARRRRRHHHH !!

C'est un nouveau cri qui retentit, plus proche, plus violent, il me coupe la parole et me glace d'une violent frisson qui me parcourt l'échine. Intérieurement, j'espère que le hurlement ne se trouve pas dans la direction que l'on doit emprunter et mise plus que jamais sur la chance en brandissant la lanterne devant moi pour éclairer le chemin en sens inverse.

- Il faut qu'on bouge. conclus-je tout en faisant un mouvement sec du poignet pour désigner la voie.

Dardant un œil suspicieux sur le liquide alimentant la lampe, j'espère juste que l'on aura assez de lumière pour identifier notre prochaine position et déguerpir d'ici. Jaugeant la distance qui nous sépare du cri, je fais signe à Kayne qu'il n'est pas nécessaire de taper un sprint. Heureux de l'apprendre, le bonhomme me gratifie d'un sourire.

- Tu sais la nouvelle, finalement je t'aime bien. T'es pas si nulle que ça.

J'esquisse un sourire avant de placer ma main par réflexe sur l'objet de ma quête, ayant pris l'habitude de vérifier systématiquement après chaque course que la petite sphère ne s'est pas délogée de son cocon douillet. La perdre serait synonyme d'échec et me tiendrait pour responsable de toutes les vies sacrifiées pour le compte de cette mission. Pas un seul moment je me dois d'oublier la chape de plomb qui pèse sur mes épaules.

***

- Très bien, là je vois où nous sommes, on est déjà passés par ici à l'aller, si je ne me trompe pas.

- Non, cet endroit m'est légèrement familier à moi aussi. Disons qu'il ne laisse pas insensible.

D'un véloce geste vertical de la tête, j'approuve cette dernière déduction. Probablement un énième laboratoire auparavant, c'était à cet endroit que mon regard s'était perdu sur les vestiges des meubles, des cages et des cellules qui le bordaient de toute part, tandis qu'une bonne partie du matériel de recherche gisait à terre, réduit en miettes. C'était probablement car le coin faisait froid dans le dos qu'il constituait un bon repère dans ce labyrinthe démoniaque.

Aussitôt donc, je sors la carte et retrace notre parcours du doigt, découvrant avec stupéfaction que nous sommes au beau milieu de la Zone de Quarantaine, face à ce qui devait servir de lieu de détention pour les expériences vivantes. Si quelque chose nous pourchasse, ça doit être depuis notre dernier passage dans le coin. Un nouveau courant d'air froid me remonte le long de l'échine tandis que je réalise que c'est ici que nous avons probablement réveillé la bête. Paniquée, j'identifie presque hasardeusement le reste du chemin à suivre pour échapper à cet enfer, traçant à la va-vite une nouvelle ligne en rouge qui vient se superposer sur celle de notre passage précédent.

Spoiler:

- On devrait pas rester traîner ici, j'ai un mauvais pressentiment. fais-je sans dévoiler la véritable raison à mon camarade, bien que tremblotante et pétrifiée par la peur, je garde les yeux rivés sur la carte tout en terminant de surligner minutieusement la voie que j'identifie devant moi. Là-bas. Le prochain couloir... à droite, on devrait arriver à sorti...

- Sweetsong... commence soudain mon partenaire, d'une voix étrangement calme et basse.


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- Quoi ?

Vrillant sur moi des yeux exorbités, l'homme ne pipe mot pour répondre à mon interrogation ; à la place, ce-dernier dégaine lentement un étrange sabre sorti de nul part, à première vue, mais que je devine finalement comme se trouvant préalablement rangé dans un fourreau dissimulé sous les plis de son large manteau à froufrous. Incrédule, je cherche à comprendre ce qui ne va pas et m'interromps au milieu de ma phrase en saisissant dans quelle scène de film d'horreur je me suis fourrée.

- Il... il est derrière moi n'est ce pas ?

Je peux la sentir désormais, son haleine chaude, l'odeur nauséabonde qui se dégage de son corps, putride comme le corps d'un cadavre en décomposition. Que faire ? Me retourner et faire face à ce cauchemar ou bien prendre la fuite tant que mes jambes me répondent encore. Bien que mes pensées soient rivées sur le couloir dont je devine précisément les contours malgré la nappe d'obscurité, notre issue de secours, mon cœur lui m'attire inexorablement vers l'ennemi, empli d'une curiosité malveillante et un désir de découvrir ce qui me fait autant peur.

- Non, ne te retourne pas... m'intime soudain mon compagnon tout en me tendant délicatement une main tremblante. Saisis ma main... et attends mon signal.

Légèrement rassurée par sa présence et son courage, je reprends progressivement contrôle sur mes émotions et range tout doucement le parchemin dans la poche intérieure de ma veste avant de saisir précautionneusement le bout des doigts de Vincent qui viennent lentement se refermer sur ma paume. Dans mon dos je peux désormais sentir la respiration lourde de la bête et cerner sa présence. Je la devine grande, massive, inhumaine. Tout du moins, jusqu'à ce que celle-ci s'exprime soudainement en définissant d'une voix caverneuse et métallique ce que l'on représente à ses yeux.

- Chair... Fraiche...

- Maintenant !

Tirant violemment sur mon bras, mon partenaire me précipite vers lui. Parallèlement, je sens un courant d'air brusque balayer le vide à l'endroit où je me trouvais encore quelques dixièmes de secondes auparavant. M'agrippant fermement par la main, Kayne entame une nouvelle course, me trainant derrière lui comme un véritable boulet le temps que je retrouve mes esprits et prenne à mon tour mes jambes à mon cou.

- Non, ne regarde pas derrière ! s'exclame le blondin.

Trop tard.

Immobile face à la lanterne étalée sur le sol, définitivement brisée, dont la flamme vacille une dernière fois en éclairant pour quelques secondes encours les alentours, je la vois. Ou plutôt je le vois, je l'observe d'un œil inquiet, effrayé. C'est... humain ? Non, pas totalement. Un mélange de chair verdâtre, visiblement putréfiée ou rongée par les asticots et de bouts métalliques en cuivre ou en acier. Un cyborg de la taille d'un ours, épais et musclé, possédant deux perles noires inexpressives à la place des yeux, à peine vivant mais juste assez pour chercher à se nourrir. Un monstre.

- Aïeuh ! fais-je en sentant une cuisante douleur sur mon avant bras.

L'homme qui me tient la main vient de m'asséner un coup du plat de sa lame, que j'ai l'occasion de découvrir entièrement hors de son fourreau. Tandis que nous courrons, celle-ci renvoie les derniers rayons lumineux de la lanterne, projetant une étrange lueur oscillant entre le blanc et le gris. Similaire à un katana, le sabre n'en est pourtant pas un : sa lame n'est pas courbe mais droite et moins longue puisque le fourreau tient efficacement dans le dos de son porteur sans dépasser d'un centimètre. Le fil de l'épée est quant à lui tellement aiguisé que le coup censé être inoffensif me laisse malgré tout une marque sur l'avant-bras, une infime coupure superficielle mais d'une étonnante finesse. Dans l'espoir de me changer les idées et oublier un nouvel hurlement concluant l'immobilisme de la créature qui semble nous avoir donné assez de longueur d'avance, tandis que nous nous engageons dans le couloir que j'ai précédemment pointé du doigt, je ne peux me retenir de poser cette question qui me brûle les lèvres.

- Cette facture c'est... c'est une Grande Lame ?

Cependant la réponse ne vient pas. Le silence seulement. Le silence et les bruits de pas de cette chose qui nous suit et compte bien nous rattraper si l'on n'arrive pas à la semer. Malheureusement plongés dans la pénombre désormais, seul l'instinct et la chance peuvent permettre de nous sortir de ce mauvais pas. Ceci ainsi qu'une nouvelle faculté liée à mon Haki que je ne découvre qu'une fois plongés dans le noir complet, tandis que mon compère ne sait plus où donner de la tête et n'arrive plus à avancer dans l'obscurité complète, tandis que mes sens s'exacerbent et me permettent de développer un don de nyctalopie.

De voir enfin ce qui se dissimule dans les ténèbres.


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- Par ici !

Cela va faire plusieurs minutes que nous sommes enfin sortis de ce foutu guêpiers, réfugiés sous la lumière blafarde d'un plafonnier encore actif, faisant danser à travers son verre à demi-opaque des rayons de lumière dus aux fluctuations de la flamme alimentée par les aléas du gaz.

- Jamais je n'aurais cru... être aussi heureux... de voir de la lumière... un jour... halète mon comparse, les mains posées sur les cuisses et le dos vouté, tâchant tant bien que mal de récupérer son souffle.

Nous n'avions que très récemment arrêté notre course, uniquement guidés par ma nouvelle perception visuelle aussi inhabituelle que soudaine mais qui avait largement suffit à nous mener à bon port. Nous revoilà donc sous ce même lustre qui nous avait déjà vu passer une première fois en sens inverse, témoignant un enthousiasme et des espoirs qui depuis avaient laissé place à des maux aussi divers que handicapants. Soif, fatigue, douleurs dans les muscles, nous avions tous deux l'impression d'avoir courru un marathon et cette dernière étape nous avait mis à rude épreuve, aussi bien physiquement que psychologiquement.

- Nous revoilà ici. fais-je tout en me passant le revers des phalanges sous le menton, pensive.

Je ne nous estimais pas en dehors de tout danger, au contraire. Les sens en alerte, j'avais progressivement aiguisé mon ouïe aussi bien que ma vue pour distinguer les bruits lointains ou proches. A quelques intersections de là, je pouvais distinguer les grattements sinistres des griffes d'un rat sur la pierre et plus loin encore, je pouvais toujours entendre les cris désespérés de la bête, désemparée face à la fuite de son repas, semblant progressivement se tapir à nouveau dans les ténèbres d'où elle avait surgi. Une menace en moins.

- Si nous prenons à droite à la prochaine intersection, nous devrions arriver dans une nouvelle section et atteindre la Jonction Est. A partir de là, le chemin sera tout tracé vers la sortie.

Par habitude, l'index de ma main droite se balade sur le parchemin au moment où je désigne notre route vers la sortie, tandis que celui de mon autre main vient identifier au toucher les marbrures de la sphère, toujours bien heureusement planquée au fond de la poche de ma veste. Je n'ose pas la sortir sous peine de la voir tomber et se briser ou bien pire encore, de la perdre maladroitement et la plupart du temps ma paume vient servir de rempart empêchant définitivement qu'une telle misère ne puisse survenir. Une minute ou deux passent, nous reprenons des forces, quasiment vautrés sur le sol, sachant très bien que le temps est précieux et que d'ici peu il faudra à nouveau nous remettre debout pour continuer notre périple.

- Tu ne m'as pas répondu. Ce sabre, c'est un Meitou ? demandé-je, brisant le silence résultant de notre besoin de repos.

Le visage fermé, l'homme ne cherche pas à répondre, comme s'il s'agissait d'un honteux secret. Entre temps, son arme a rejoint son fourreau, bien cachée sous les épaisseurs de son manteau de fourrure et il ne semble pas vouloir en parler. Néanmoins, d'un regard insistant, je lui fais comprendre que je ne le lâcherai pas et désire une réponse à ma question. Je l'ai vu, inutile de nier.

- Oui, c'en est un. Un Meitou, un sabre de ninja.

- J'ai déjà rencontré des spécimens de ce type, je sais ce que c'est. commencé-je, décroisant les jambes pour mieux me pencher vers mon interlocuteur et lui chuchoter : Une arme d'assassin. Des lames forgées à moindre prix, fragiles, cassantes, qui s'oxydent pour un rien. Elles n'ont qu'un objectif : remplir leur mission, tuer une cible. Celle-ci n'est pas comme les autres, elle a du tuer beaucoup d'hommes. Comment l'as-tu eue ? Quel est son nom ?

Le sujet ne semble pas mettre mon comparse particulièrement à l'aise, au contraire, celui-ci se renfrogne.

- Qu'est-ce que ça peut te faire ? termine-t-il donc tout en se relevant en mimant une grimace douloureuse, les jambes endolories.

Le signe qu'il est temps de se remettre en route. Sans appuyer davantage ma curiosité, je le suis donc, m'aidant de la paroi de briques pour me redresser difficilement. Avant d'ouvrir la marche, je savoure une dernière fois la lumière artificielle dispensée par la lampe fichée dans le plafond : qui sait si l'on en reverra une avant longtemps. Puis je me tourne vers le noir, immense, vide, voilant les secrets qui hantent notre itinéraire. Prochain croisement, à droite. Pas par pas, je m'immerge donc dans les ténèbres, épousant la cécité temporaire avant de pouvoir discerner des détails dans l'obscurité grâce à ma vision nocturne. Notre parcours se poursuit, quasiment sans embuches, jusqu'à la prochaine section.

Et c'est là que les choses se gâtent.
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Encadrant l'entrée de la section, l'arche en pierre figurait un panneau en bronze où étaient gravées des lettres, encrassées par la poussière et la saleté, mais toujours déchiffrables. "Section FRL". A l'instar du Laboratoire URP, les ruines se partageaient en une multitude de croisements, sections et laboratoires souvent signifiés par des écriteaux bien dissimulés ou abimés, souvent illisibles. Même sans connaître les limites des différentes parties du laboratoire, ce que je pouvais faire grâce à la carte, il était tout à fait possible de les différencier en comparant l'état des lieux : certaines zones, comme la Quarantaine, étaient particulièrement détériorées tandis que d'autres, comme l'Unité de Recherche des Pacifistas, étaient plutôt bien conservées. Ma théorie à ce propos était que les différents secteurs s'étaient progressivement vidés jusqu'à ce que l'endroit devienne complètement désert et serve de refuge à toutes sortes de bestioles animales ou non. Par chance, nous n'avions pas rencontré jusque là d'expériences robotiques similaires aux loups ou grizzlis que j'avais déjà eu le déplaisir de devoir mater.

- Tu as entendu ?

- Non, qu'y a-t-il ?

- Non, rien, mon esprit doit me jouer des tours...

Nous progressions dans le noir complet depuis plusieurs dizaines de minutes et avions désormais traversé près de la moitié de la Section FRL sans noter quoi que ce soit. Néanmoins, depuis quelques temps déjà, j'avais une drôle d'impression : le sentiment d'être suivie, d'être observée. Des pairs d'yeux invisibles nous épiaient dans les ténèbres, des voix inaudibles chuchotaient dans le silence. Puis progressivement, ces preuves intangibles étaient devenues réalité, dévoilant progressivement leur existence au monde et leur odieuse appartenance. Il était encore trop tôt pour juger de quoi que ce soit, c'est pourquoi je n'avais rien dit à mon comparse... jusqu'à maintenant.

- Il faut que l'on aille plus vite.

- Je sais très bien, merci, mais tu sais c'est pas facile de se repérer dans la pénombre lorsque l'on est pas un putain de chat. soupire Kayne à ma droite, que j'arrive très bien à discerner sans que lui ne puisse faire de même.

Anxieuse, je rabats ma nervosité dans un petit trouble obsessionnel compulsif de l'index, jouant des percussions contre la coquille de métal de la sphère située dans ma poche, produisant du bout de l'ongle un petit tintement régulier.

- Maintenant que tu le dis, j'entends quelque chose...

- Non, ça c'est moi.

De fait, je m'arrête presque instantanément pour ne pas rendre mon partenaire fou à cause des cliquetis. Mais bientôt, les chuchotements reprennent et s'intensifient. Paranoïaque, je passe presque plus de temps à me retourner pour inspecter de loin les angles des couloirs et les recoins des meubles qu'à véritablement avancer, obligée dans tous les cas à évoluer au même rythme que Kayne qui ne peut avancer qu'en me tenant le bras. De plus en plus distincts, les murmures laissent petit à petit apparaître des mots que je déchiffre avec torpeur : "retrouver", "tuer", "capitaine". Comme on aurait pu s'y attendre, l'explosion n'avait pas suffit à stopper les pirates, ça les avait probablement retardés mais notre détour par la Zone de Quarantaine et notre rencontre avec la créature nous avaient fait perdre un temps considérable. Au final, l'acte héroïque d'Akuma nous avait ramenés au point de départ, bien qu'emportant probablement avec lui plusieurs forbans dans la tombe. Au vu de l'amplitude des voix qui ne cesse d'être plus crescendo, je les devine possédant encore une source de lumière qui leur permet de se déplacer plus efficacement et surtout plus rapidement que nous.

- Kayne, il va falloir courir désormais. chuchoté-je, empreinte d'une peur irrationnelle d'être repérée alors que nos détracteurs sont probablement encore loin.

De fait, le gaillard tourne son visage vers moi et je peux déchiffrer sans aucun mal son expression d'étonnement, bien avant que sa voix ne la trahisse.

- Qu'as-tu entendu cette fois-ci ? C'est le monstre de tout à l'heure ?

- Non... déglutis-je. Pire que ça.

Instantanément, le courant passe et le blondin arrive à lire dans mes pensées. Dans l'obscurité, je vois son visage se décomposer de surprise, avant de récupérer une expression sombre et sévère.

- Les pirates. Ils sont encore en vie.

***

Courir, courir, courir encore. Pour moi, ça allait, j'y voyais quelque chose, mais pour mon camarade c'était un véritable parcours du combattant. Le fait de lui servir de guide ne l'empêchait malheureusement pas de se cogner à tous les coins de murs et de donner des coups de pieds maladroits dans nombre de meubles renversés et autres obstacles sur notre chemin. Malgré l'urgence de la situation, une question ne cessait de me bouleverser : comment les pirates avaient-ils fait pour retrouver nos traces ? Évidemment, en cherchant à trop faire preuve de réflexion et de logique, je m'étais embarrassée de théories farfelues alors que la réponse était juste sous notre nez, simplement on ne la voyait pas, ou mal : nos empreintes de pas. Tantôt remarquables par les traces laissées dans la poussière, tantôt par des marques humides dues à notre passage par des zones faiblement inondées, nous pister était finalement quelque chose à la portée de n'importe quel idiot sachant regarder le sol.

- Il suivent nos traces... On pourrait dessiner des flèches... pour désigner le chemin que... nous prenons que ça serait pareil. annoncé-je à grands renforts de respirations.

- Pas le choix.. il faut continuer... Où en sommes-nous ?

Probablement vers la fin du Secteur. Je sors la carte et la déroule en vitesse. Dans la nuit, les couleurs ont disparu et ne laissent place qu'à des nuances de gris, néanmoins cela ne m'empêche pas de me repérer. Et comme prévu, on va bientôt arriver dans une nouvelle partie du laboratoire : la Jonction Est. Et cette découverte apporte avec elle un cadeau inattendu, quelques mètres plus loin, une fois le coude du long corridor passé, ponctuant son extrémité comme la lueur au bout d'un tunnel.

De la lumière, éclatante, brillant de mille feux.
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Au péril de sa vie Barheim-4fae759

Je ne savais pas par quel phénomène cela était possible ni dans quels objectifs, toujours était-il que la Jonction Est était totalement éclairée par un processus qui m'échappait totalement. Je soupçonnais cette partie du bâtiment d'être en réalité l'expérience elle-même du laboratoire qu'elle comprenait, le fameux labo "UFN". En m'approchant des étranges lustres et plafonniers, j'avais remarqué que ceux-ci ne possédaient pas de bougie : ils étaient tout simplement animés par la lumière qui n'avait besoin de rien d'autre pour se maintenir telle quelle sinon les bocaux en verre qui la gardaient prisonnière des lampes au sein desquelles elle étincelait. Je suspectais tout ça d'avoir un rapport avec la technologie laser développée par Vegapunk cent ans plus tôt, lorsque les premiers P.X ont été développés à partir d'un amiral de l'époque possédant un fruit du démon permettant de générer de la lumière, un certain Kizaru. Peut-être les recherches avaient-elles amené sur un nouveau moyen d'emprisonner la lumière pour qu'elle puisse illuminer cette section pour l'éternité. En tout cas, cela faisait le bon plaisir de mon camarade qui pouvait enfin voir où il mettait les pieds.

- C'est incroyable.

Comme tu dis. Outre le chef d’œuvre des lumières, l'architecture possède un côté un peu futuriste pour l'époque : ça et là de grandes machines en cuivre et en bronze, inactives ; par terre des rails servant probablement à acheminer le matériel au laboratoire. Pour peu que l'endroit ne soit pas désert, on pourrait même croire que la Section est encore en activité. Ici, grâce au soleil artificiel des ampoules, tout semble avoir été conservé et simplement recouvert d'une épaisse couche de poussière. Ainsi, c'est sans aucune difficulté que mon collègue et moi déchiffrons une pancarte au-dessus de la voie instruisant un escalier.

- Escalier cinq. Notre prochaine étape est l'escalier six menant directement sur le Laboratoire UBM, relié à la sortie normalement.

Même si la soudaine luminosité nous revigore et nous redonne espoir, nous demeurons quand même sur nos gardes : dans un premier temps car les pirates continuent de nous pourchasser et finirons bien par arriver ici eux aussi, mais ensuite car il est probable que la seconde entrée soit elle aussi murée, auquel cas il sera probablement nécessaire d'utiliser toutes nos forces pour la dégager... dans la mesure du possible.

- Si c'est pas un mur de brique comme dans la Quarantaine, ça devrait pouvoir être déblayé. D'après ce qu'on raconte : beaucoup d'entrées du Laboratoire ont simplement été barricadées avec des planches en bois. D'autres, en revanches, se sont totalement affaissées, espérons juste que ça ne soit pas le cas.

Oui, espérons. Je termine donc de tracer à la va-vite notre progression sur la carte avant de faire signe à mon compagnon de presser le pas. Les pirates continuent à gagner de la distance, quoi que l'on fasse, je les entends brailler et gueuler à tue-tête pour, probablement, nous dénicher de notre cachette. Savent-ils que je peux les entendre ? Je ne pense pas, mais leurs stratégies ne sont pas dénuées d'intelligence dans tous les cas. Si un capitaine mène la marche, ça ne doit probablement pas être le dernier des imbéciles. Ils avaient tout de même réussi à percer dans l'Aile Nord, à séparer une petite escouade pour venir récupérer le Cœur et nous avaient pisté jusqu'ici, survivant à l'explosion causée par Akuma.

- Le sabre... commence, mon comparse, m'ôtant brusquement à mes tergiversions.

- Pardon ?

- Je disais : le sabre, tu voulais savoir comment je l'avais eu ? Et quel est son nom ?

- Ah oui, ça m'intrigue. Je n'avais jamais vu ce type de sabres mentionné en tant que Meitou. Mais si tu tiens à garder tout ça secret, ça ne me dérange pas. fais-je tout en essayant de ravaler ma curiosité.

- Pourtant il y en a. Il y en a même eu neuf il fut un temps.

L'homme marque un pause, comme s'il hésitait à continuer, bien parti pour raconter l'histoire de son sabre. D'habitude, je m'en serais totalement foutue, mais là, étrangement, j'ai envie de savoir. Depuis que j'ai vu la lame grise de l'arme, je me sens comme attirée par elle. Malgré son expression maussade, Kayne continue donc :

- Il y a bien longtemps, un Empereur fit offrir neuf de ces sabres à neuf espions de son empire dans le but d'assassiner des hommes politiques d'un royaume ennemi. Comme tu l'as souligné, en général les sabres de ce type, aujourd'hui communément appelés sabres de ninja, sont spécialement conçus pour l'assassinat et sont généralement de mauvaise facture ; cependant pour sa mission secrète, l'Empereur fit forger ses sabres par des forgerons des plus reconnus de son pays. Les lames devaient ainsi être aussi tranchantes que le plus aiguisé des diamants et aussi résistantes que la plus grande des montagnes ; sur ces conditions donc naquirent les Neuf Pernicieuses.

L'homme émet une courte pause, le temps de grimper sur un chariot renversé en plein milieu de la route, tandis que je le succède, attentive et silencieuse. Je ne connaissais pas grand chose de l'histoire des Meitous : je savais qu'il en existait trois sortes et au nombre de combien ceux-ci se présentaient, néanmoins chaque sabre avait la particularité de posséder une histoire et je n'avais jamais entendu celle-ci.

- La suite de l'histoire n'est pas très claire. On raconte que les neuf espions se seraient retournés contre l'Empereur en échange d'argent de la part des politiciens du royaume voisin qu'ils étaient censés éliminer, puis qu'ils l'auraient assassiné avant de prendre la fuite. C'est à partir de là que l'on a commencé à parler de "ninjas", des hommes agissant dans les ténèbres à qui l'on ne peut pas se fier et que l'on peut facilement acheter. Des sans-honneur, pires que les pirates. Toujours est-il qu'à la suite de cet odieux acte, six des ninjas furent retrouvés, leurs armes fondues puis versées sur leur crâne alors qu'ils étaient encore vivants, en guise de punition. Malgré tout, trois des espions réussirent à fuir le pays et s'exiler, emmenant avec eux leurs armes d'excellente facture qu'ils essayèrent de vendre pour s'offrir une nouvelle vie. Malheureusement, les sabres de ninja s'étaient déjà fait une réputation auprès des escrimeurs, considérés comme des armes de lâches et de parias, refusées de tous. On raconte alors que les trois hommes auraient fini leur vie dans la misère et la disgrâce et depuis leurs lames sont passées de mains en mains avec toujours cette même réputation de fardeaux. Certains les pensent même maudites, forgées pour faire le mal, pour assassiner.

En même temps qu'il finit sa phrase, Kayne passe alors la main sous sa fourrure et en sors l'épée, le fourreau étrangement placé avec l'ouverture vers le bas, ce qui est logique mais rompt avec les codes des escrimeurs.

- Clair de Lune est l'une de ces trois lames, c'est l'un des vingt-et-uns. Je la tiens de mon père et mon père de son père avant lui. Notre famille descend de l'un des parias qui ont assassiné l'Empereur et le sang des lâches coule dans mes veines. Je n'ai pas souvent eu l'occasion de m'en servir, mais à chaque fois elle fait couler le sang. Voilà l'histoire de cette lame et comment je l'ai obtenue. termine-t-il tout en faisant miroiter la lumière d'un lustre sur la tranche finement travaillée de la lame, devant laquelle je reste en admiration.

Comme moi, ces sabres ont un passé et un destin tâché de sang. Comme moi, ils sont considérés comme des parias et ont amené la discorde. Et bien que je respecte tout à fait Kayne, je ne lui trouve pas l'âme nécessaire pour posséder l'une de ces Neuf Pernicieuses dont il me parle. C'est la raison pour laquelle sa lame m'attire et m'appelle : elle a soif de sang, de traîtrise, d'affaires sanglantes et des monstruosités que j'ai pu commettre et que je continuerai à commettre.

- Si belle... et si triste... fais-je tout en approchant le bout de mes doigts de la pointe de la lame, avant que mon comparse n'entreprenne de la ranger, me ramenant ainsi brutalement à la raison.

- Escalier six : on y est.
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La lumière a disparu, vivent les ténèbres. Cette dernière partie du dédale marque la fin de nos péripéties, arrachant malgré tout à mon compagnon un torrent d'injures tandis que sa botte fauche une énième fois un obstacle invisible. L'ambiance ici est paradoxale. A la fois apaisante car nous nous savons bientôt en sécurité, en espérant qu'un mur ne nous barre pas la route cette fois-ci, mais aussi angoissante en raison des objets et décorations que je suis la seule à remarquer du fait de ma nyctalopie. Abimés, jetés à terre, cette fois-ci ce ne sont ni des seringues, ni des tubes à essais qui viennent se briser sous nos pas dans un bruit cristalin, mais des récipients rongés par les insectes, fourrés à la ouate et duveteux. Ils jonchent le sol : des ours en peluche de tailles diverses, de couleurs passées et délavées elles aussi variées, cotoyant des poupées sans yeux, brisées, et des jouets cassés. Ici, les sujets d'expérimentation n'étaient pas des animaux, ni des robots ; ils n'étaient pas une infrastructure ou des cyborg ; ils n'étaient pas des hommes, sinon jeunes et de petites tailles. Dans les pièces avoisinantes, je pouvais remarquer, toujours dans la pénombre, des petits lits d'enfant, des berceaux, des parcs à jeux et autres fournitures visant à occuper les bambins. Mais alternant ces endroits abandonnés et remplis de joie, d'autres salles aux usages plus sombres et plus énigmatiques apparaissaient : des espaces clos, étroits, dans lesquels rien qu'un seul regard pouvait aisément vous faire devenir claustrophobe, des salles d'opérations, évidemment, avec des sangles en cuir toujours ouverts sur les tables, attendant éternellement leur prochain enfant à charcuter.

- Arrête de te plaindre. Si tu pouvais voir ce que je vois, tu préfèrerais encore être aveugle. fais-je tout en tapotant le dos de mon partenaire, sentant sous les plis de son manteau le sabre et son aura maléfique.

- Que peut-il y avoir de pire ici que ce que l'on a déjà vu là-bas, je te le demande ?

Il faisait référence au monstre, cette gigantesque créature qui nous avait poursuivis dans la Quarantaine, avide de chair fraiche, un véritable cauchemar assurément. Mais ici, ce n'était pas un seul objet qui était un cauchemar, ni un seul monstre, mais l'endroit tout entier. J'étais parcourue de frissons et non pas car il faisait froid, mais pour des raisons inexplicables, surnaturelles, irrationnelles. Cet endroit était hanté, j'en étais certaine. De temps en temps, au cours de notre progression, une lumière diurne venait à passer en fins rayons à travers des cavités dans le plafond, souvent écroulé à certains endroits mais malgré tout trop haut pour que l'on puisse l'atteindre, même en se faisant la courte échelle. Dans ces moments là, mon camarade ne se sentait pas tranquille en voyant l'environnement qui nous entourait, en voyant les tapisseries roses ou jaunes aux motifs de ballons et de cœurs, mangées par l'humidité. Il m'avait même demandé une fois :

- Mais à quoi pouvait bien servir cet endroit, exactement ?

Je ne lui avais pas répondu, continuant à avancer pour l'empêcher de faire de plus macabres découvertes. Ici, les grincements sinistres des portes en bois, des chaises à bascules et des berceaux étaient légions, et pourtant aucune trace de vie, pas un rat, pas une souris et même le vent semblait ne pas vouloir entrer ici-bas. Seuls les fantômes, d'enfants probablement, cherchant la paix et la sérénité mais ne pouvant l'obtenir, enfermés ici bas à tout jamais, venaient périodiquement faire acte de présence. Ici une étrange forme blanche frôlant un mur, là-bas un meuble bougeant de lui-même. Nous n'étions pas les bienvenus. Aussi, cela me remémorait les expériences de ma mère et me rendait nerveuse, me rappelant que je partageais avec les spectres de ce monde leur infâme torture et le sentiment d'être uniquement née pour servir de cobaye aux yeux de mes parents.

- Je suis comme vous, ne me faites pas de mal... laissé-je échappée, fragilisée par l'atmosphère nappée de sang et de souffles.

- Mais à qui tu parles bon sang ?

Non, non. Je ne suis pas comme eux, pas exactement. Moi aussi, j'ai le sang d'enfants innocents sur les mains, moi aussi je fais partie de ces adultes qu'ils méprisent et qui leur ont fait du mal. Il est bien trop tard pour me croire chaste et pure, pour penser qu'ils peuvent encore m'accepter parmi eux et m'ouvrir la voie. Au lieu de cela j'ai le sentiment de nager dans une mer d'esprits, rencontrant leurs âmes froides, damnées, qui viennent me frôler du bout de leurs doigt, de la paume de leurs mains. Nous y sommes presque et pourtant j'ai l'impression de subir la pire épreuve, j'ai l'impression que c'est tout mon psychique qui y passe, que plus que mes forces physiques, ce sont mes capacités psychologiques qui sont aspirées par le vide, le néant qui m'appelle. Épisodiquement, je perds le contrôle et tout devient subitement noir et silencieux, avant que ma vision ne me revienne ainsi que mon ouïe. Par à coups donc, je suis amenée à découvrir que nos assaillants sont de plus en plus près, pas les fantômes qui nous entourent non non, mais les pirates qui nous pourchassent. Eux ont le feu, eux ont la lumière qui fait fuir les monstres et peuvent courir dans le dédale, véritables bourriques à la force démesurée, une petite troupe d'élite probablement, ceux qui ont été envoyés pour retrouver le Cœur de Pacifista et ceux qui ont survécu aux recherches. "Plus vite" disent-ils, "ils sont là" ponctuent-ils et je les entends désormais mieux que jamais, ces nouveaux démons qui masquent les anciens, plus dangereux, plus vivants.

Nous ne sommes plus qu'à quelques pièces de la sortie et je croise les doigts pour que celle-ci ne se soit pas effondrée ou bien qu'elle n'ait pas été murée, sinon je suis plus que prête à devoir me briser les phalanges sur le béton pour pouvoir me frayer un chemin et quitter cet enfer.

- Sweetsong ? Sweetsong qu'est-ce que tu fous, pourquoi tu t'arrêtes ?

Une énième porte ouverte, une énième découverte, mais celle-ci vient de me transpercer le cœur et je reste coi, le souffle coupé, incapable de faire un pas de plus, incapable de répondre à mon compagnon. Comme guidée malgré moi, étrangère à mes mouvements, je m'avance dans la pièce aux allures de bibliothèque, avec ses grandes étagères garnies de récipients et de boites de tous les coloris mais qui ne se déclinent ici qu'en nuances de gris et de noir. L'endroit est grand, spacieux et devait probablement être lumineux, accueillant de nombreux jouets et de nombreux emballages de sucreries délaissés pour mettre davantage les enfants en confiance. Pourtant le summum de la cruauté se déroulait ici. J'avance encore et découvre une petite pièce, voisine à celle dans laquelle je me trouve, cette fois-ci sans lustre ni rien : juste un siège, en plein milieu. Un siège en cuir avec des liens sur les accoudoirs et sur le repose-pieds. Au sol, des boites par dizaines, blanches, froides, contenant des emballages vides de "bonbons" mais je sais bien que ce n'en sont pas. Des médicaments, des tas, testés cliniquement sur des sujets humains, sur des orphelins, sur des enfants. Et ça se faisait ici, dans cette salle si différente de cette cuisine dans laquelle j'avalais tous les matins mes comprimés au cours de mon petit-déjeuner, et pourtant si semblable.

- Sweetsong ?

Ils veulent que je continue d'avancer, ils veulent que je m'assoie sur le siège et que je prenne des bonbons. Je les entends chuchoter dans mes oreilles, je les entends me farcir de leurs fausses promesses : ils disent que je serai avec eux désormais, que tout se passera bien, que l'on sera heureux pour toujours. L'espace d'une seconde j'ose croire à leurs mensonges, groggy, je retire une pastille gris clair de son emballage avant de soudainement retrouver mes esprits. Non, jamais, je ne céderai pas, pas après tout cela, pas comme ça. Au lieu de venir se porter à ma bouche, ma paume vient donc soudainement s'écraser contre le mur le plus proche, réduisant en poudre le petit cylindre et délaissant derrière moi cette affreuse scène de crime.

- Je suis là. fais-je tout en revenant dans le corridor principal et en saisissant l'avant-bras de mon compère. Désolée, je devais vérifier quelque chose. Il faut qu'on y aille et vite. Tu penses pouvoir courir ?

Kayne hoche la tête, sachant que je peux voir sa réaction dans le noir. Il me fait confiance autant que moi je lui fais confiance. Je ne suis pas seule. C'est un ami, un ami comme Craig, mais lui il est du bon côté. Il sert les intérêts du Gouvernement, il veut purifier du monde, il me comprend, lui. Et tandis que je cherche mentalement de fausses excuses pour expliquer la complexité de comment j'établis des relations avec les gens, nous voilà repartis pour faire un bout de chemin.

Un dernier bout.
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Au péril de sa vie Hospital_corridor...-d5oxf1r-4fb0b53

Au détour d'un dernier pilier, une nouvelle salle apparaît, vaste et pleine de fioritures, de cadres sur les murs, de bancs sur les côtés, toutes ces choses qui désormais ne servent à rien et croulent sous le mucus et la poussière. Au plus grand bonheur de Kayne, la pièce n'est pas totalement sombre, éclairée par une multitude de faisceaux provenant des failles dans le plafond sous lesquelles se trouve d'immenses plaques d'eau gelée, recouvrant le sol verdâtre d'une couche de verglas sur laquelle nous peinons d'abord à avancer.

- Où est l'entrée ?

A vrai dire, la végétation a plus ou moins réussi à trouver en ce lieu abandonné un sanctuaire, au point d'envahir à peu près tout ce qui s'y trouve y compris les murs. Couverts de lierre et de champignons lorsqu'ils ne servent pas à accrocher des cadres brisés remplis de peintures étrangement harmonieuses, ceux-ci ne permettent pas de différencier les portes en bois des parois en béton, depuis longtemps nettoyées de toute tapisserie et de toute peinture par Déesse Nature. Légèrement abattue par cette découverte, j'en oublie mon compère qui vient de sortir Clair de Lune de son fourreau et entreprend déjà de tailler la végétation à grands coups d'épée.

- Qu'est-ce que tu attends, va faire de même de l'autre côté !

Il a raison, ce n'est qu'un tout petit obstacle qui nous sépare probablement de la liberté ; ce n'est pas un mur fait de briques cette fois-ci, mais seulement de lichen et de plantes. Me postant donc devant la cloison opposée, je commence à mon tour à donner de grands coups de couteau de chasse, celui rangé le long de ma cuisse et découvre progressivement du béton là où la peinture s'est écaillée. Mes investigations se poursuivent pendant de longues minutes au cours desquelles je me surprends à suer à grosses gouttes, non pas à cause de l'effort, mais à cause des voix qui ne font grossir, grandir, gronder encore plus fort dans mon crâne. A ce train là, nous risquons d'y passer le restant de la journée. Je recule donc et envisage d'employer exceptionnellement les grands moyens.

- Rankyaku Gaichou !

Effectuant une ligne bien diagonale avec ma jambe tout en pivotant légèrement sur moi-même, je provoque une lame d'air aussi soudaine que puissante qui vient fouetter la végétation et la séparer nette, entaillant profondément le mur derrière. La trace est grise tout du long, ce qui me fait comprendre qu'il est inutile de m'investir davantage ici : ce n'est que de la roche. De son côté, Kayne prend exemple et s'exécute lui aussi, entaillant le lierre pour ne laisser visible... que du béton.

- C'est pas possible...

- Attends, il y a d'autres endroits où il faut chercher. rassure mon compère tout en m'indiquant d'un geste de la tête un second mur vers lequel me porter.

A vrai dire, la pièce n'était pas véritablement rectangulaire, comme il l'était figuré sur la carte, cependant les plantes en avaient fait ainsi, recouvrant les parois pour ne laisser qu'un long demi-arc de verdure sur la moitié du périmètre. Ce que nous découvrons tout en continuant à percer à l'aide du Rokushiki, créant un véritable tunnel à l'intérieur de ce qui ressemble de plus en plus à un vaste buisson.

- Économise tes forces, je m'en occupe.

Tenant le Ninjatou comme une machette, Vincent Kayne déblaye en tête tandis que j'entends désormais à l'oreille nue des bruits provenir du couloir par lequel nous étions venus. Ils étaient là, ils approchaient et ce n'était plus qu'une questions de minutes avant qu'ils nous mettent la main dessus.

CLONG !

Vrillant de droite à gauche, la lame est soudain stoppée par une surface métallique contre laquelle elle vient se heurter brutalement. Soulevant un sourcil, je viens rapidement aider mon comparse à arracher à mains nues les dernières pousses et épines qui recouvrent ce qui se révèle être une taule épaisse en acier, bardée de boulons, avec en son centre un sillon à travers lequel pénètre le vent. Je ne peux m'empêcher de laisser transparaître ma joie, criant :

- OUI ! Oui, oui, oui, oui, oui ! Et c'est gagné !

Néanmoins mon partenaire n'est pas aussi expressif ; ne désirant pas crier victoire trop tôt, celui-ci essaye de pousser l'épais volet de la double-porte : en vain, quelque chose bloque de l'autre côté, probablement une poutre en bois ou bien des planches qui calfeutrent l'interstice. Nous ne pouvons pas nous permettre d'abandonner maintenant devant quelque chose d'aussi minime, cependant mon coéquipier ne sait pas ouvrir une serrure alors qu'il tient déjà la clé dans sa main. Impulsivement, je lui dérobe donc son sabre et avant qu'il n'ait pu dire "ouf", le cale dans l'ouverture et l'abats d'un grand coup, fendant derrière le bois qui bloque la sortie comme s'il s'agissait d'une motte de beurre. Après plusieurs "chtomp" me faisant l'effet d'un bucheron, signalant que les planches derrières se sont toutes séparées en deux parties, j'applique donc les mains contre les parois et entreprends de pousser pour ouvrir. Dans un grondement rauque, le bas de la porte vient se déloger et bouge de quelques centimètres malgré ma force : le mur qu'elle soutient doit s'être légèrement affaissé, ce qui bloque ou limite l'ouverture de la sortie.

- Ils sont là-bas !

Un vif coup d’œil derrière m'informe que les silhouettes des pirates se trouvent désormais à une vingtaine de mètres de nous, au milieu du hall d'entrée. Un petit groupe de dix, pas plus, mais bâtis comme des colosses. Néanmoins leurs visages et leurs vêtements sont cachés dans l'obscurité grâce au jeu d'ombres créées par les failles dans le plafond, les laissant apparaître dans cette demi-obscurité plus comme des démons que comme des hommes. Cette seconde passée à remarquer leur présence écoulée, je pousse davantage sur les portes, pressée de me rendre à l'extérieur et de m'enfuir avec mon camarade.

- Attention !

Au moment où j'espace un peu plus l’entrebâillement, un parpaing se déloge subitement et manque de me heurter sur le crâne. Soudainement sauvée, une fois de plus, par la minutie de mon comparse qui a identifié le danger à temps et m'a obligée à reculer, je me retrouve soudain brusquée, projetée en avant par cette même main qui m'a secourue et avant même que je ne comprenne ce qu'il m'arrive, voilà que je finis ma course déséquilibrée dans la neige à plusieurs mètres de là. Le sabre toujours dans la main, les doigts crispés autour de l'arme et ne voulant pas la lâcher, je me redresse, engourdie par le bain glacial, blanchie de la tête aux pieds par ma chute dans la poudreuse. Enfin dehors ? Mais mon répit est de courte durée : tandis que mon compagnon est en route pour me rejoindre, ce-dernier n'est visiblement pas seul. Le premier à franchir l'interstice de la porte, il n'est malheureusement pas le dernier, succédé par un colossal pirate qui, commettant l'erreur de forcer un peu plus sur le passage, est à son tour surpris de recevoir une brique sur le crâne qui le tue sur le coup. Cependant son successeur n'est pas aussi malchanceux : enjambant le corps de son confrère, celui-ci s'élance déjà vers moi, le sabre au clair, levé au-dessus de sa tête. Encore un peu abrutie, je chute et ne peux que reculer en balayant la neige de mes mains et de mes pieds. En vain, puisque c'est incroyablement rapidement que l'homme franchit les quelques mètres qui le séparent de moi, comme la mort venant réclamer son du. Paniquée, ma respiration se bloque et ne se délie qu'au moment où le forban se voit stoppé net par un puissant Shigan porté au milieu de son thorax par l'agent qui vient de se précipiter à ma rescousse, grâce au Soru.

- Qu'est-ce que tu attends Sweetsong ?! Va-t-en, vite ! Cours te cacher !!

- Mais...

- Ne m'oblige pas à me répéter ! Vas-y vite, je les retiens !

Je me relève, davantage bouleversée par mes sentiments que par la rapidité à laquelle s'enchainent les événements. Je sais l'homme puissant et son regard n'exprime que du courage et de la bienveillance, cependant les chances de s'en tirer vivant de ce guêpier sont plutôt minces et il sait qu'en faisant cela, il se sacrifie... au même titre qu'Akuma. Je comprends désormais ce que cette mission implique réellement, à travers le sacrifice d'Akuma, puis celui de Vincent Kayne, à travers les morts au champ d'honneur qui doivent peupler les plages de l'île, à travers les informations qui m'ont été données sur la sphère que j'enserre vivement à l'intérieur de ma main, toujours planquée dans ma poche. Pour la première fois au Cipher Pol, je suis réellement prête à donner ma vie pour le bien de la mission et je saisis le véritable intérêt de mon rôle dans tout cela : l'avertissement au sujet de la dangerosité de l'objet n'était pas une mise en garde, mais une invitation. Si jamais les pirates devaient être amenés à mettre la main sur le Cœur, il ne tenait qu'à moi de le faire exploser, telle une kamikaze. Pour le bien du Gouvernement, pour le bien des civils purs et saints, pour le bien des Dragons Célestes qui sont au-dessus de tout. Pour le bien du monde.

Cette lueur qu'a mon coéquipier dans le regard, je la partage désormais. Sur le départ, je m'interromps soudain, tendant vers lui le sabre pour qu'il le récupère, pour qu'il s'en serve pour me défendre, pour défendre l'orbe que je dois protéger ou détruire. Cependant l'homme se fend d'un sourire, refusant mon invitation à récupérer son arme, me gratifiant simplement d'un :

- Prends le, il est à toi. Allez, va-t-en.

Plus le temps pour les sentiments, je hoche la tête et tourne le dos à mon compagnon d'infortune, gardant de lui cette dernière vision, ces dernières paroles, ce dernier sourire. Ou plutôt ce premier. Alors je me mets à courir, à dévaler la pente comme une folle furieuse, j'enchaîne une multitude de Soru juste pour aller plus vite, juste pour aller plus loin, juste pour que sa mort ne soit pas en vain et que les pirates ne me retrouvent jamais, jamais.

Mon pas est lourd et la couche de neige épaisse, les marques sont quasiment indélébiles.

Il fait froid, l'air est frais et a une odeur particulière, celle de la sève glacée, celle de l'écorce séchée, celle des rivières gelées. Et un goût amer et blanc, restant sur le palais. Un goût que je connais très bien et qui descend le long de ma gorge pour s'insérer dans mon cœur comme la pointe d'une flèche.

Le goût de la solitude.
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