- Tu te souviens de la fois où on était dans une suite toi et moi ?
- Laquelle des fois ? La première ou la seconde ?
- Y en a eu deux ?
- Oui. La première fois, c'était en Février. Je me remettais de mon raid contre la base militaire d'Ashura. Vous êtes venue et nous avons fait les présentations. Et vous m'avez menacé de mort alors que j'étais déjà à l'article de la mort.
- Ah bon ? Vraiment ? M'en souviens pas. Mais ça me ressemble assez.
- La seconde c'était un mois plus tard, quand ma suite a été proprement canardée par les Autres. Vous m'avez sauvé la vie à l'occasion. Et encore menacé de mort.
- Oh ça, m'en souviens parfaitement. C'était super drôle.
- Pas pour moi. Donc vous comprenez pourquoi la perspective de vous et moi dans une suite royale m’incommode des masses ? Que voulez-vous, Bee ? Fouiner ?
- Naturellement. Et toi, tu prépares un mauvais coup ?
- Naturellement.
Je la laisse entrer. Recevoir une Commandante d’Élite aussi pointue et dangereuse que Midnight chez soi quand on s'appelle Loth Reich et qu'on planifie toujours plusieurs coups foireux n'est pas vraiment une bonne idée. J'avais pris des précautions cependant et fus prévenu de son arrivée imminente. Toute preuve fut transférée derrière la tapisserie murale de la douche qui cache une porte dérobée vers la suite voisine.
Elle s’assoit et prend ses aises, le Dard de la Mort.
- Où sont-elles ?
- "Elles" qui ?
- La dernière fois, y avait pas mal de bimbos ici.
- La dernière fois, c'était les filles de Dena', pensai-je. Je ne fricote pas avec des escortes.
- Alors ? T'es seul ?
- Oui...
- Non. Il ne l'est pas.
J'hallucine.
- Votre visage me rappelle quelqu'un... Vous travaillez au port, c'est ça ?
- Aella Madoff. Directrice du Système d'Information à la Capitainerie.
- Oui, tout à fait !
- Loth m'a beaucoup parlé de vous.
- En bien ou en mal ?
- En mal, fatalement.
- Allons, soit plus aimable chéri. C'est grâce à des Marines comme la Commandante que je peux dormir sur mes deux oreilles en sachant notre royaume protégé et sûr. Soyez en remerciée, madame.
- Merci. Je fais juste mon devoir.
- Pfff, c'est grâce à moi que ce pays est sûr. Chérie. Ce dernier mot a dû mal à sortir de ma gorge.
- C'est pour ça que je t'aime !
Ne pousse pas trop sur la comédie. Qu'est-ce que tu fais, bon sang ?
- Donc vous deux ?
- Ce ne sont pas vos oignons.
- C'est assez récent. Six mois. Un peu après cette histoire du Moine Hérétique. On s'est rencontré à l'opéra. Et la magie a opéré !
Ben voyons.
- Le héros de Boréa pour moi toute seule ! Dans la presse, il a l'air froid, vous savez. Mais quand on apprend à le connaitre, c'est un vrai boud'choux ! Un cœur tendre enrobé de chocolat.
- J'ai grand peine à imaginer.
- Moi aussi.
- Allez, je sais que vous allez parler affaire et sécurité, je vous laisse. Merci encore Commandante et une prochaine fois, nous vous inviterons à dîner.
- J'en doute.
- Ça veut dire que vous êtes la bienvenue !
- Merci, Aella.
- Je la raccompagne à l'ascenseur, je reviens, Bee. Faites comme chez vous mais n'oubliez pas que c'est chez moi.
Bras dessus, bras dessous, nous sortons de la suite. Ses longs cheveux châtains cascadent de ses épaules à sa hanche et répandent dans son sillage un entêtant parfum. Mon numéro deux, le socle de toutes mes activités. Aella est une meneuse d'hommes extraordinaire, une planificatrice hors pair, une mathématicienne de génie. Mais je n'imaginais pas que la comédie faisait partie de ses talents.
- Non mais, tu as perdu la tête ? C'était quoi ce numéro ?
- Garde tes amis près de toi, tes ennemis encore plus.
- Quoi ? Tu aurais dû t'éclipser via la suite de Dena' ! Là tu lui as permis de me relier à toi, ça pourrait nous être préjudiciable dans le futur !
- J'en doute.
- Ne sois pas si hautaine ! Bee n'est pas n'importe quel Marine et tu le sais. Sans parler de sa sœur qui est trois fois pire qu'elle ! Elles passent ma vie au peigne fin, elles sont à l’affut de la moindre source d'information à glaner ! Elle va te placer sous surveillance ! C'est un vrai suicide ce que tu viens de faire !
- C'était le but.
- Pardon ?
- Je suis ton bouclier, je prends les coups à ta place.
- C'était censé être l'inverse !
- Plus maintenant, en tout cas, pas tant que nos affaires restent centralisées à Boréa. Avec Carcinomia sous notre contrôle, avec le lancement de Shadow Law, tu vas attirer de plus en plus l'attention. Les Tempiesta ne tarderont pas à t'envoyer des préleveurs d’impôts et si notre plan est toujours d'actualité, tu vas te retrouver au cœur d'une tempête. Je m'occupe d'accaparer l'attention de Midnight.
- Tu aurais dû m'en parler avant de faire ça.
- Aurais-tu donné ton aval ?
- Non.
- Alors j'ai bien fait. Ciao et préviens-moi avant de bouger.
Je la regarde s'éloigner avec un mélange d'exaspération et d'indignation. A bien des égards elle est plus douée que moi. Et rarement le génie va de pair avec l'humilité. C'est encore plus vrai chez elle. Travailler avec risque d'être un combat de tous les jours. Si je n'hésite pas à mâter la moindre velléité d'indiscipline chez mes hommes, la formule doit être toute autre pour gérer cette femme. Et j'espère la trouver très tôt.
- Comme ça on file le parfait amour ?
- Arrêtez, je vais finir par croire que vous êtes jalouse.
- Je préfère encore souffrir de la lèpre.
- Haha. Dommage, vous ne savez pas ce que vous ratez. Sinon, plus sérieusement, quel mauvais vent vous amène chez moi ? Avec Ashura fini, j'espérais vous revoir mais disons dans trente ou cent ans. Qu'y a-t-il dans votre sac ?
Des rapports d'enquête. Des centaines environ et chacun d'entre eux traite de la disparition d'un homme ou d’une femme. Ils sont de tous âges et de tous sexes. Midnight me laisse feuilleter et me scrute d'un œil interrogateur. La plus ancienne de ces disparitions date déjà de décembre 1625, les plus récentes de quelques jours. Quelque chose cloche, mais je maintiens mon expression placide, je la sais aux aguets.
J'étais au fait d'une certaine recrudescence des rapts dans la région. Mais quand Émeline fut enlevée, je me rendis à Carcinomia pour mettre un terme à cet immonde commerce. Le clan Burn -que j'ai totalement éradiqué- était le seul responsable des kidnappings sur North Blue, j'en étais convaincu. Jusqu'à maintenant !
Les rapts auraient dû cesser depuis la fin du mois passé.
- Cinq cent trente sept.
- Pardon ?
- C'est le nombre de Boréalins enlevés depuis le début de l'année.
- Vous plaisantez ? Comment se fait-il que je ne sois pas au courant de ça ?
- Trop obnubilé par Ashura sans doute. Tu sais, comme une grenouille dans un puits qui pense que le ciel se limite à la circonférence dudit puits.
- Et combien depuis un mois ? demandai-je en sachant pertinemment que cette question ne ferait qu'attiser sa curiosité.
- Pourquoi cette date précisément ?
- Parce qu'une amie a été enlevée il y a un mois, sur Holiday Isle.
- Ah ! J'ai entendu parler de ce rapt durant la fête des fruits. Cent deux personnes ont été capturées aux larges de la Baie des Glaçons depuis un mois, en majorité des étudiants de l'institut océanographique de Jalabert. En fait, sur tout North Blue, c'est plus de dix milles personnes qui ont disparu en l'espace d'un an.
Alors je me suis royalement fourvoyé. Le clan Burn de Carci' n'était pas le seul maître d’œuvre des rapts sur cet océan. Il ne devait en réalité représenter qu'un minuscule pourcentage en fait, l'ogre est à chercher quelque part ailleurs. Après ce que j'ai vécu à Carci', la banalisation de l'esclavage et l'endoctrinement des miens, la révolte dont j'ai planté les graines suivie de la rébellion et de l'affranchissement de masse, je suis trop instable émotionnellement pour côtoyer à nouveau une telle affaire. Mais ces visages sur les rapports, des vies fauchées dans leur prime jeunesse, de la détresse et de la souffrance. Je ne m'en souviens que trop bien, je porte encore les stigmates de ma cette période où j'étais un enchainé.
- Pourquoi me montrer tout ça, Bee ?
- Parce que je sais qu'en tant qu'ex-esclave que tu ne peux pas leur tourner le dos. Dans la cour de ma base, il y a les familles de tous ces gens qui scandent ton nom et qui réclament que tu enquêtes personnellement dessus. Comme ils ne savaient pas où te trouver, ils sont venus me le hurler à l'oreille.
- Je n'ai pas le temps de me consacrer à ça. J'ai des impératifs.
- Plus maintenant. Tu ne lui diras pas non, à celui-là.
- Salut Loth.
Maximilian Nordin. Le Roi de Boréa. Arborant sa tête des mauvais jours.