Le néant, cette entité vide de tout, sans sens, sans lois, sans gravité. Ici, pas de matière, pas de lumière, pas de formes ni de couleur, pas même du noir. On ne peut le décrire qu'avec les mots, on ne peut l'imager qu'avec des caractères d'imprimerie car les mains tremblotantes sont trop faibles pour l'écrire, autant que l'esprit l'est pour imaginer un tel monde. Le néant n'est pas noir, il n'est pas sombre, il pourrait aussi bien être blanc. Il n'est pas ce que vos yeux voient lorsque vous les fermez, il n'est pas l'un de ces rêves informes qui peuplent votre sommeil la nuit. Il n'est pas, tout simplement. Il est le contraire de l'existant, l'inexistant, l'intemporel, l'immatériel. Ne vous imaginez pas évoluant dans cette terreur car vous y perdriez l'esprit en arrivant seulement qu'à en voir une infime partie. Le vide. Transparent au possible. Intangible. Dans certains religions il est ce qu'on appelle le paradis, il est ce qu'on appelle l'enfer ; il est ce qu'on craint après la mort et ce qu'on oublie avant la vie. Les hommes pensent tout savoir grâce aux religions qu'ils créent mais une fois dans le néant, tous sont égaux, rongés par les remords, rongés, par la solitude, rongés par l'incompréhension et l'ignorance. Ces maux auxquels l'humanité voue une haine sans vergogne, inventant de quelconques remèdes, prétextant la dévotion pour rassurer les âmes de cet univers impie qui nous accueille et nous enchante de désillusions. Je me demande comment j'ai pu y survivre un seul instant. Mais la réponse est simple.
J'ai continué d'exister.
Ramenée à la vie, je crois que c'est l'expression. Ce miracle qui arrive une fois sur un million, cette tendance qu'ont les médecins et les chirurgiens à jouer à Dieu avec leurs patients, pauvres brebis égarées. La vie était loin d'être la chose que j'avais ressenti en premier lorsque j'avais essayé d'ouvrir mes yeux. Lorsque je m'étais contorsionnée brusquement pour prendre une intense bouffée d'oxygène avant de me faire plaquer un masque hermétique sur le visage. Lorsque la douleur avait submergé les tranquillisants et m'en faisait voir de toutes les couleurs, saccadant mon corps de convulsions incontrôlées et mon esprit de pertes de mémoire. Ces moments là étaient restés, gravés à tout jamais comme de profondes traces de griffes dans mon cerveau, tailladant l'obscurité de l'inconnu par des soubresauts ponctuels et des retours à la conscience, toujours plus douloureux, toujours plus terrifiants. Je me pissais dessus d'effroi.
- Contrôlez-là, je n'arrive pas à voir son artère !
- Elle convulse, il faut la mettre sous sédatifs !
- Non ! Aucun sédatif, on risquerait de la perdre. Faites-moi confiance. Éponge !
La voix de cette femme constituait une passerelle entre la vie et la mort. A chaque fois c'était elle qui me ramenait. A chaque fois c'était elle que j'entendais lorsque mes oreilles bourdonnaient à cause de l'afflux sanguin dans mon cerveau. Elle était mon ange ou mon démon : à ce moment-là, ça avait encore un sens.
- Roussaud, le joint artériel, vite ! Pastore ? Pastore surveillez l'escargot-cardiogramme !
La douleur était permanente. Elle envahissait tout, elle me grillait les neurones et me faisait mordre davantage dans cet étrange objet que l'on avait placé dans ma bouche. Je me souviens encore de son goût fade et amer. Du cuir, probablement. Mon corps était vissé à la table d'opération, des sangles épaisses et solides le recouvraient en partie pour m'empêcher de bouger. Pour m'empêcher de faire tout capoter. Froide science.
- Je n'arrive pas à croire qu'on ait réussi.
- Huggeau, vous pouvez la mettre sous sédatifs désormais.
- Est-ce que l'on suspend l'opération ?
- Non, elle est hors de danger mais le travail est loin d'être fini. Il reste encore sa peau, son bras droit...
Avant que je ne puisse saisir les dernières paroles de la doctoresse, le sérum avait fait son effet. Il m'avait renvoyé dans des abysses, moins vides, plus noires, plus temporelles. J'avais fuit le néant pour me précipiter dans un monde de cauchemars, qui en comparaison, n'était rien.
***
Une fois de plus, je m'étais réellement réveillée, ou plutôt "éveillée" à la suite de mon coma, dans un lit d'hôpital, sur une île enneigée. Drôle de coïncidence, vous me direz, bien que je ne croie pas à ce genre de stupidités. Non, tout ça devait être l'ambition d'une entité qui me dépassait totalement avec une volonté de fer pour me garder en vie. La douleur persistait, mais elle était sourde. Les sangles aussi, demeuraient, ne m'octroyant même pas la possibilité d'avaler ma salive ni de tourner la tête. Me masquant la vue, ce que je pensais comme étant des bandes de gaze m'enserrait la tête. Mais rapidement je m'étais rendue compte que même lorsque quelqu'un passait pour me les renouveler, je restais toujours atteinte de cécité. J'étais aveugle. Au moins temporairement. Peut-être. Plusieurs jours durant, ce que je prenais tout d'abord pour des infirmières et des médecins étaient venus me rendre visite, griffonnant avec leurs stylos à bille sur du papier des choses que je n'étais visiblement pas en droit de connaître. Ma gorge non plus ne m'appartenait plus, ne me permettant pas d'émettre le moindre son sinon de simples égosillements. Comme je ne pouvais poser aucune question, personne ne prenait la peine de me répondre. Mon seul contact humain était celui que j'avais avec la femme qui venait quotidiennement me nourrir et changer le bassin placé sous mes fesses lorsqu'il était plein. Assez régulièrement, on me faisait la toilette, aussi.
Puis au fil des jours, la situation s'était légèrement améliorée. Grâce à mon ouïe et mon Haki principalement, qui permettaient d'obtenir les informations que personne n'osait me dire et prendre connaissance de mon état. Ainsi les infirmières et les médecins étaient devenus des chercheurs et des laborantins, tandis que moi je n'étais plus un patient mais une expérience, un cobaye... et le monstre de foire que tout le monde évoquait durant sa pause déjeuner. Je suscitais des sentiments contraire : admiration mais répugnance, engouement, compréhension, incompréhension... J'apprenais à savoir qui j'étais à travers le regard des autres. Non que je l'aie oublié, mais il me semblait évident que je n'étais plus tout à fait moi-même. Les récents événements m'avaient évidemment causé de sévères dommages : la perte d'un bras, d'une jambe, d'un cœur. Mon orbite vide ponctuait même assez souvent les descriptions qui étaient données de moi. Mais celles-ci se concluaient toujours de la même façon, toujours avec les mêmes mots, avec ces mêmes codes que les scientifiques rabâchaient entre eux et qui me laissaient ignorante au sujet de ce que j'étais devenue.
Le programme quarante-deux.
Dernière édition par Anna-Banana Sweetsong le Lun 27 Juin 2016 - 4:11, édité 1 fois