Rosée d'hiver



Le néant, cette entité vide de tout, sans sens, sans lois, sans gravité. Ici, pas de matière, pas de lumière, pas de formes ni de couleur, pas même du noir. On ne peut le décrire qu'avec les mots, on ne peut l'imager qu'avec des caractères d'imprimerie car les mains tremblotantes sont trop faibles pour l'écrire, autant que l'esprit l'est pour imaginer un tel monde. Le néant n'est pas noir, il n'est pas sombre, il pourrait aussi bien être blanc. Il n'est pas ce que vos yeux voient lorsque vous les fermez, il n'est pas l'un de ces rêves informes qui peuplent votre sommeil la nuit. Il n'est pas, tout simplement. Il est le contraire de l'existant, l'inexistant, l'intemporel, l'immatériel. Ne vous imaginez pas évoluant dans cette terreur car vous y perdriez l'esprit en arrivant seulement qu'à en voir une infime partie. Le vide. Transparent au possible. Intangible. Dans certains religions il est ce qu'on appelle le paradis, il est ce qu'on appelle l'enfer ; il est ce qu'on craint après la mort et ce qu'on oublie avant la vie. Les hommes pensent tout savoir grâce aux religions qu'ils créent mais une fois dans le néant, tous sont égaux, rongés par les remords, rongés, par la solitude, rongés par l'incompréhension et l'ignorance. Ces maux auxquels l'humanité voue une haine sans vergogne, inventant de quelconques remèdes, prétextant la dévotion pour rassurer les âmes de cet univers impie qui nous accueille et nous enchante de désillusions. Je me demande comment j'ai pu y survivre un seul instant. Mais la réponse est simple.

J'ai continué d'exister.

Ramenée à la vie, je crois que c'est l'expression. Ce miracle qui arrive une fois sur un million, cette tendance qu'ont les médecins et les chirurgiens à jouer à Dieu avec leurs patients, pauvres brebis égarées. La vie était loin d'être la chose que j'avais ressenti en premier lorsque j'avais essayé d'ouvrir mes yeux. Lorsque je m'étais contorsionnée brusquement pour prendre une intense bouffée d'oxygène avant de me faire plaquer un masque hermétique sur le visage. Lorsque la douleur avait submergé les tranquillisants et m'en faisait voir de toutes les couleurs, saccadant mon corps de convulsions incontrôlées et mon esprit de pertes de mémoire. Ces moments là étaient restés, gravés à tout jamais comme de profondes traces de griffes dans mon cerveau, tailladant l'obscurité de l'inconnu par des soubresauts ponctuels et des retours à la conscience, toujours plus douloureux, toujours plus terrifiants. Je me pissais dessus d'effroi.

- Contrôlez-là, je n'arrive pas à voir son artère !

- Elle convulse, il faut la mettre sous sédatifs !

- Non ! Aucun sédatif, on risquerait de la perdre. Faites-moi confiance. Éponge !

La voix de cette femme constituait une passerelle entre la vie et la mort. A chaque fois c'était elle qui me ramenait. A chaque fois c'était elle que j'entendais lorsque mes oreilles bourdonnaient à cause de l'afflux sanguin dans mon cerveau. Elle était mon ange ou mon démon : à ce moment-là, ça avait encore un sens.

- Roussaud, le joint artériel, vite ! Pastore ? Pastore surveillez l'escargot-cardiogramme !

La douleur était permanente. Elle envahissait tout, elle me grillait les neurones et me faisait mordre davantage dans cet étrange objet que l'on avait placé dans ma bouche. Je me souviens encore de son goût fade et amer. Du cuir, probablement. Mon corps était vissé à la table d'opération, des sangles épaisses et solides le recouvraient en partie pour m'empêcher de bouger. Pour m'empêcher de faire tout capoter. Froide science.

- Je n'arrive pas à croire qu'on ait réussi.

- Huggeau, vous pouvez la mettre sous sédatifs désormais.

- Est-ce que l'on suspend l'opération ?

- Non, elle est hors de danger mais le travail est loin d'être fini. Il reste encore sa peau, son bras droit...

Avant que je ne puisse saisir les dernières paroles de la doctoresse, le sérum avait fait son effet. Il m'avait renvoyé dans des abysses, moins vides, plus noires, plus temporelles. J'avais fuit le néant pour me précipiter dans un monde de cauchemars, qui en comparaison, n'était rien.

***

Une fois de plus, je m'étais réellement réveillée, ou plutôt "éveillée" à la suite de mon coma, dans un lit d'hôpital, sur une île enneigée. Drôle de coïncidence, vous me direz, bien que je ne croie pas à ce genre de stupidités. Non, tout ça devait être l'ambition d'une entité qui me dépassait totalement avec une volonté de fer pour me garder en vie. La douleur persistait, mais elle était sourde. Les sangles aussi, demeuraient, ne m'octroyant même pas la possibilité d'avaler ma salive ni de tourner la tête. Me masquant la vue, ce que je pensais comme étant des bandes de gaze m'enserrait la tête. Mais rapidement je m'étais rendue compte que même lorsque quelqu'un passait pour me les renouveler, je restais toujours atteinte de cécité. J'étais aveugle. Au moins temporairement. Peut-être. Plusieurs jours durant, ce que je prenais tout d'abord pour des infirmières et des médecins étaient venus me rendre visite, griffonnant avec leurs stylos à bille sur du papier des choses que je n'étais visiblement pas en droit de connaître. Ma gorge non plus ne m'appartenait plus, ne me permettant pas d'émettre le moindre son sinon de simples égosillements. Comme je ne pouvais poser aucune question, personne ne prenait la peine de me répondre. Mon seul contact humain était celui que j'avais avec la femme qui venait quotidiennement me nourrir et changer le bassin placé sous mes fesses lorsqu'il était plein. Assez régulièrement, on me faisait la toilette, aussi.

Puis au fil des jours, la situation s'était légèrement améliorée. Grâce à mon ouïe et mon Haki principalement, qui permettaient d'obtenir les informations que personne n'osait me dire et prendre connaissance de mon état. Ainsi les infirmières et les médecins étaient devenus des chercheurs et des laborantins, tandis que moi je n'étais plus un patient mais une expérience, un cobaye... et le monstre de foire que tout le monde évoquait durant sa pause déjeuner. Je suscitais des sentiments contraire : admiration mais répugnance, engouement, compréhension, incompréhension... J'apprenais à savoir qui j'étais à travers le regard des autres. Non que je l'aie oublié, mais il me semblait évident que je n'étais plus tout à fait moi-même. Les récents événements m'avaient évidemment causé de sévères dommages : la perte d'un bras, d'une jambe, d'un cœur. Mon orbite vide ponctuait même assez souvent les descriptions qui étaient données de moi. Mais celles-ci se concluaient toujours de la même façon, toujours avec les mêmes mots, avec ces mêmes codes que les scientifiques rabâchaient entre eux et qui me laissaient ignorante au sujet de ce que j'étais devenue.

Le programme quarante-deux.


Dernière édition par Anna-Banana Sweetsong le Lun 27 Juin 2016 - 4:11, édité 1 fois
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- Annabella Sweetsong ?

Ma première visite, l'unique, la seule depuis le début de mon internement. Dix-sept jours dont huit passés dans le coma. On était lundi matin et ce midi c'était frites à la cantines, bien que je n'allais probablement avoir à déguster que la bouillie habituelle sur-protéinée qu'on me serinait gentiment avec une cuillère à soupe en fer qui me cognait les dents et me griffait les lèvres. Le temps était plutôt clément aujourd'hui, l'automne mourrait pour laisser placer à l'hiver, c'était le début de la fin de l'année et une ultime rosée maculait la neige fraiche et les steppes gelées. Une rosée d'hiver. C'était le Haki, le pouvoir du Haki de l'Observation que je n'avais cessé d'utiliser pour me tenir au courant de ce qu'il se passait à l'extérieur de ma chambre. Il m'aidait à saisir les petits détails du monde alentour, il m'aidait à comprendre que je n'étais pas seule, que ce n'étaient pas réellement des fantômes qui me rendaient visite et chaque jour il devenait plus fort, plus facile à contrôler. Au bout d'une semaine, j'étais capable de "diriger" mon ouïe dans une bonne partie de l'édifice, passant des bruits de scies à os utilisées pour la chirurgie aux conversations anodines qui avaient lieu dans la cafétéria. J'étais aveugle et pourtant plus omnisciente que jamais grâce à ce don que j'avais tout d'abord méprisé, tourné en ridicule, puis apprivoisé et entraîné pour désormais devenir la personne la plus informée de tout le bâtiment. A l'instar des pièces de théâtre, les relations entre les internes attisaient souvent ma curiosité. Jean-Jacques et Barbara s'aimaient mais n'osaient pas se l'avouer, Claude-Thomas était gay et la jeune Ytalla l'aimait en secret. Le monde des humains, que je trouvais si niais et si crédule auparavant, me semblait alors étrangement intéressant depuis mon lit d'hôpital.

- Annabella Sweetsong, vous m'entendez ?

C'est le médecin de l'opération. Elle s'imagine peut-être que je ne la reconnais pas, que j'entends sa voix pour la première fois, que sa cruauté sur la table d'opération et son refus de m'anesthésier ne m'ont pas laissé de souvenir d'elle à cause de la douleur. Que nenni, je l'entends aussi bien que je la vois. Mais pas avec les yeux. C'était assez récent, mais en me concentrant davantage j'avais fini par le remarquer, ça aussi. Dans l'obscurité de ma cécité, tout ce qui était vivant ou bien bruyant avait une "aura" que je pouvais figurer dans ma tête. Je ne savais pas si c'était le fruit de mon imagination ou bien celui de ma perception, toujours était-il que je pouvais discerner les silhouettes des hommes, femmes, chiens, chats et autres êtres vivants se trouvant dans les environs, à la façon d'un escargot-sonar. Toujours est-il que la femme me parle et elle est la première. Son ton est dur, je devine sa lippe fine et ses lèvres pincées, une coiffure au carré probablement et une attitude militaire. Celle-là fait partie de la brigade scientifique, sans aucun doute. Par précaution je m'essaye au jeu de l'illusion et de la couverture. Le Cipher Pol, ça me sied tellement bien.

- Elizabeth Butterfly. réponds-je donc d'une voix rocailleuse, encore mutilée par les multiples opérations et la faiblesse de mon corps qui se rétablit lentement.

Elle sourit, enfin je crois. Pas heureuse ni enchantée, un sourire de malaise. Je le ressens, elle n'apprécie pas d'être là ? Ne souhaite pas faire comme tous ces médecins imbus d'eux-même et contempler son chef d’œuvre ? J'étais censée être morte et voilà qu'elle me laisse tomber, alors que je suis sa création.

- Cela ne prend pas avec moi, vous êtes à l'Aile Ouest du Laboratoire de Bulgemore.

Je sais où l'on est, j'imagine bien que l'on ne m'a pas rapatriée sur East Blue et que les scientifiques qui travaillent ici ne sont pas là pour faire le thé. Mais elle ne sait pas, elle ne connait pas ma capacité à espionner, à savoir.

- Que voulez-vous ?

Malgré le trémolo et l'impression d'avoir un chat dans la gorge qui ponctue mes phrases, je n'éprouve aucune véritable difficulté à parler. Difficile, ça l'était lorsque même respirer était douloureux. Mais progressivement, le traitement avait fait de l'effet et j'avais pu recouvrir ma voix, ainsi que pas mal d'autres choses comme les sensations dans mes orteils ou au bout de mes doigts... de mes deux mains. Puis on avait peu à peu fini par me retirer bandages qu m'enserraient le crâne, le torse et le reste du corps. A l'extérieur, la cicatrisation était quasiment terminée, mais à l'intérieur il restait encore du travail à faire. De ce fait, les sangles, elles, étaient toujours là pour me maintenir allongée quatre-vingt-dix pourcents du temps. Les dix autres pourcents constituant les moments où l'on me faisait ma toilette, retirait des bandages ou bien la bassine à excréments.

- Je suis le médecin qui s'est occupé de vous et la responsable ici. Je me nomme Marie Q-Riz. A partir d'aujourd'hui je serai votre suivi.

La directrice du secteur, rien que pour moi ? Je veux dire : pour le suivi, n'importe quel interne aurait évidemment fait l'affaire, jusque là il s'agissait généralement de venir contrôler ma pression artérielle, effectuer des prises de sang et vérifier si mes globules blancs ne réagissaient pas négativement à mes greffes. Car oui, comme Kayne me l'avait promis, je m'étais faite "rafistoler", mais je ne pouvais pas encore en profiter. C'était ça, le programme quarante-deux.

- Ça me va.

Que dire de plus ? "Oui, merci, vous pouvez disposer ?" Le médecin était restée coi et semblait attendre ma réponse, fallait-il que je lui donne ma permission pour qu'elle puisse vérifier à quelle vitesse battait mon cœ... cette chose en métal dans ma poitrine ? Non, il ne s'agissait pas que de ça, il fallait évidemment qu'elle m'informe des changements qui avaient été effectués, comme si je ne le savais pas réellement. La seule chose qui était nouvelle chez moi et qui m'était inconnue, c'était mon apparence. Je la devinais sordide, macabre, rapiécée. Un bras et une jambe cyborg d'un côté, un cœur qui ne battait pas de l'autre. Une bonne partie du corps brûlée et trouée. J'étais probablement un monstre, une immondice ignoble et contrefaite. Mais au moins je pouvais m'estimer satisfaite d'une chose : j'avais enfin ce globe oculaire que je désirais tant, même s'il ne semblait pas fonctionnel.

- Comment ça se fait que je ne vois rien ? Je suis aveugle ? interromps-je la scientifique tandis que celle-ci m'énumère de façon algébrique les différentes opérations auxquelles elle a procédé sur mon corps de cobaye.

De toute façon je n'y comprends rien à son charabia, à ses Atlas-A42, Omega-B42 et autres jargons propres à sa communauté de binoclards. Je veux savoir ce qu'il m'arrive et pourquoi je suis soudainement privée de la vue. A ma grande surprise, j'ai enfin la réponse à ma question, bien que l'argumentation de celle-ci me laisse rapidement un arrière goût d'amertume.

- Non. exprime-t-elle simplement avant de brusquement tourner les talons et quitter la pièce.

Juste non, très bien. Je retiens. Je ne suis pas aveugle, mais je ne peux pas voir, et ce sans connaître la raison de ma cécité. Les prochaines conversations que je suis susceptible d'avoir avec cette femme, aussi accueillante qu'une porte de prison, risquent d'être enthousiasmantes. J'ai terriblement hâte de la revoir.

Je l'adore déjà.
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Un mince filet de condensation s'élève. Le liquide est bouillant, la tasse aussi. Pourtant, je ne sens rien. Alors je la tiens fermement et laisse courir les doigts de mon autre main sur la surface en porcelaine du récipient, tâtant du bout des doigts pour deviner la température qui s'en dégage. Brûlant. Ce n'est pas la première fois que je suis amenée à faire de pareilles expériences : depuis que les sangles ont été retirées, il y a quelques semaines, et que j'ai été jugée apte à vivre par moi-même, chaque jour est une source inépuisable de découvertes. Plusieurs mois déjà que je suis enfermée ici, deux seulement d'après le Dr. Q-Riz, mais le temps s'écoule trop lentement pour que je puisse concevoir une durée aussi courte. Pour moi, cela semble comme des années et chaque minute qui s'écoule a systématiquement l'air de durer des heures. Néanmoins, depuis que j'ai retrouvé la liberté, bien que progressive, de pouvoir me servir de mes bras et de mes jambes et ainsi de me déplacer dans le reste du bâtiment ou bien de me nourrir par moi-même, le temps passe étonnement plus vite.

Apparemment il m'avait fallu une "période d'adaptation" au cours de laquelle mes nerfs et mes muscles devaient se reconstruire et se connecter aux circuits des prothèses. Le procédé était complexe et le médecin s'était déjà essayé plus d'une fois à m'expliquer comment cela fonctionnait, mais chaque tentative s'était soldée par une défaite et je n'avais pu saisir que la version simplifiée de la chose. De quoi comprendre au moins comment ça fonctionnait, basiquement, et comment je devais entretenir mon bras et ma jambe. Toujours était-il que l'on m'avait détachée lorsque j'avais signalé à la scientifique l'étrange sensation d'avoir les membres perclus de crampes, mes membres naturels bien entendu car les prothèses en acier ne me permettaient pas de ressentir la douleur. Juste la présence et un faible sens du toucher, artificiel mais déjà suffisant. Pour mon bras, c'était plutôt étrange car je m'étais habituée à l'avoir perdu et mon cerveau avait compris que j'avais un membre en moins, cependant pour la jambe c'était totalement différent. Comme si elle n'avait jamais disparu. Et ainsi, la première chose que j'avais demandé à faire en sortant de mon lit, c'était d'enfin pouvoir me lever et aller aux toilettes par moi-même. J'en mourrais d'envie et c'était tout naturellement que je m'étais mise à marcher, éventuellement appuyée par le secourable bras d'un interne, en direction des cabinets, provoquant dans un rythme régulier le tintement du métal sur le sol sans m'en rendre compte. Et ce n'était qu'une fois le derrière vissé sur le trône que j'avais saisi l'incongruité de la chose.

- Encore en train de jouer avec ta prothèse Sweetsong.

- En effet, c'est mon nouveau jouet. C'est dingue cette matière, ça ressemble vraiment à de la peau... J'ai l'impression de toucher mon ancien bras, avec la douleur en moins.

A la demande de Q-Riz, on avait récemment recouvert mes prothèses métalliques d'un étrange tissu artificiel semblable à de la peau, ma peau, avec une composition très similaire à l'originale permettant même de ressentir les choses au toucher. Contrairement à un simple gant, ce qu'ils appelaient donc le Protoderme était en fait solidement fixé et enraciné dans les pores de métal de la greffe et ne faisait plus qu'un avec celle-ci sur l'ensemble du membre mécanique.

- Et donc tu dis que c'est comme si je n'avais jamais perdu mon bras ? A part quelques cicatrices... fais-je tout en continuant de caresser la surface de ce drôle de faux épiderme qui recouvre mon bras droit.

Je n'avais aucune idée de ce dont j'avais l'air. Malgré mon rétablissement exceptionnel, la cécité avait refusé de s'en aller. J'avais eu beau poser la question plusieurs fois à la doctoresse, celle-ci n'avait jamais pu établir un diagnostic adéquat à l'apparition de ce symptôme. Mes bilans de santé étaient très bons et ils ne cessaient de s'améliorer de jour en jour. Finalement, elle s'était mise d'accord avec son équipe sur une cause psychologique due à mon trauma crânien. La possibilité que je recouvre la vue n'était pas à écarter, mais cela pouvait très bien prendre des jours comme des mois ou des années. Cela faisait partie des mystères que la science ne pouvait comprendre.

- Une minuscule ligne rouge à l'endroit de la greffe où la peau et le Protoderme ont été cousus ensemble. Il en va de même pour tes brûlures d'ailleurs : les greffes ont presque parfaitement rétabli tes blessures. De quoi faire pâlir de jalousie certains de mes confrères...

Elle avait raison, je pouvais toucher et palper, que ce soit ma vraie peau ou bien la fausse, je ne sentais aucune différence, aucune délimitation. La sensation était parfaitement bien répliquée, comme si mon bras se prolongeait naturellement à l'endroit où il avait été arraché. Mais si je plongeais mes ongles un peu plus profondément dans l'épiderme de mes prothèses, je pouvais sentir la dureté du métal en-dessous. C'était moi sans être tout à fait moi. La naissance m'avait doté d'un corps mortel, la science avait réparé cette erreur.

- Et... ce cœur. J'ai cette étrange impression de froid, comme s'il manquait quelque chose... soupiré-je tout en posant délicatement ma main sur ma poitrine dont l'organe roi n'émet à présent plus aucune pulsation sanguine, plus aucun battement.

Deux autres prothèses avaient été posées durant l'opération. J'avais fini par m'habituer à celle qui occupait désormais mon orbite à la place de l'oeil que j'avais perdu deux ans auparavant, bien qu'elle ne soit pas fonctionnelle du fait de mon dysfonctionnement psychologique. En revanche, je ne m'étais pas encore parfaitement habituée au remplacement de mon palpitant par une machine lugubre et silencieuse. Je m'en étais rendue compte dès le premier jour : tout était étrange, irréel, mort, et pour cause : mon cœur ne battait plus. J'étais bien la plus morte de tout ce qui m'entourait ici et cette absence de grondement régulier m'avait coûté des nuits blanches avant que l'épuisement ne finisse par me faire tomber de sommeil. Puis je m'étais accoutumée à l'absence de cette berceuse qui était censée m'accompagner toute ma vie durant mais qui avait subitement décidé de prendre la tangente pour n'être remplacée que par un éternel et brutal mutisme. Avec cela, j'arrivais à dormir maintenant, mais plus à rêver ni à cauchemarder, ni même à faire preuve de sentiments : que ce soient la haine ou bien l'amour, je m'y étais essayée mais avais systématiquement rencontré un mur infranchissable.

- C'est le plus difficile à surmonter. Peu de patients bénéficient d'une cardioprothèse à l'heure actuelle. A vrai dire vous n'êtes que trois et je ne suis pas autorisée à divulguer l'identité des deux autres porteurs. Mais ils en vivent très bien et ont fini par s'y habituer.

La scientifique marque une courte pause, le temps de griffonner quelques lignes de charabia sur la feuille de papier accrochée à la tablette qui lui sert de support. Silencieuse, je remarque chez elle ce petit trouble compulsif particulier qui la pousse à mâchonner le bout de son stylo, ce qui produit un cliquètement régulier et probablement déstabilisant pour ceux qui ne la connaissent pas.

- Comment se passent tes séances de rééducation avec le Dr. Braun ? Tu as l'air de parfaitement tenir debout et de pouvoir à nouveau te servir d'une fourchette, j'en déduis que tu as fait de grands progrès. Tu dois approcher de la fin non ?

Naturellement, je hoche la tête, mais comme je devine la scientifique penchée sur sa feuille à écrire soigneusement l'état de la patiente sans s'attarder sur ce qu'il se passe autour d'elle, je me force à accompagner mon mouvement de la tête d'une courte phrase qui ne dévoile ma joie qu'à moitié.

- Il a dit que demain je pourrai aller dehors.
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Rosée d'hiver Bann-4fcd2ed

Me revoilà à courir dans ces bois à nouveau. Seule, j'effectue mon jogging matinal devenu routinier depuis que l'on m'a autorisée à sortir, il y a déjà un mois de cela. Ma période de rééducation est presque terminée et je me sens plus en forme que jamais, à l'exception faite que ma vue n'est m'est toujours pas revenue. Finalement, l'entraînement physique se mêle donc à un entraînement à l'utilisation de mon Haki pour entendre la faune sauvage aux alentours et deviner la présence ou non d'obstacles sur mon parcours. A mes débuts, je me prenais systématiquement les pieds dans tout ce qui dépassait sur mon chemin : racines, congères, parfois même des troncs d'arbres renversés par la tempête ou bien des buissons déplacés par le vent sur mon parcours d'endurance. Chaque jour je faisais le même trajet en courant toujours un peu plus vite et en rajoutant toujours des détours supplémentaires pour me forcer à m'épuiser et à repousser mes limites. A cause de l'opération puis de l'immobilisme qui en avait découlé, mes muscles étaient devenus flasques et mous et n'arrivaient plus très bien à me porter sur une longue période. Il en allait de même pour mes bras qui peinaient à soulever un simple bol de soupe. L'hospitalisation m'avait littéralement amoindrie. Mais lorsque Braun avait enfin ouvert la porte du laboratoire pour m'amener à l'extérieur faire quelques flexions, un peu de marche dans le périmètre du bâtiment et d'autres exercices de plein air, je m'étais retrouvée un goût pour le sport et la culture du corps.

Je me souvenais très bien que les entraînements routiniers au CP8 n'étaient pas de tout repos, c'était la première chose que j'avais appris en arrivant. Femmelette, j'avais du mal à faire un simple tour de gymnase et on m'avait à juste-titre surnommée "la Limace du Cipher Pol". Ce pseudonyme, je l'avais endossé plusieurs années au cours de ma formation avant de comprendre que je n'allais jamais évoluer si je continuais à me traîner ainsi. Alors je m'étais surmenée. L'unique tour de piste que j'arrivais à faire en ce temps là avait progressivement laissé la place à deux, puis à trois, puis à quatre... et ainsi de suite jusqu'à ce qu'un beau jour je remporte la première place, vainquant définitivement les marioles qui ne me surnommaient plus "la Limace" mais "la Hase du Cipher Pol". Puis j'avais cherché à prôner l'excellence dans tous les domaines sportifs : la musculation, l'équilibre et la souplesse, les arts martiaux. Je n'étais pas surhumaine ni surdouée, je ne défiais pas les grands maîtres ni les éternels premiers de la classe, mais je me débrouillais assez pour attirer le mérite de mes professeurs.

Alors cette fois-ci j'avais été ma propre professeur, peu satisfaite au départ par mon apparence et ma chétivité, j'avais rebâti ma sculpture d'athlète en reprenant mes vieilles habitudes quotidiennes, en reprenant mes entrainements et en fréquentant le plus possible la salle de rééducation pour soulever des poids et faire des courbes et des pirouettes sur la barre horizontale et les barres transversales. Puis Braun avait jugé que je n'avais plus besoin de sa présence lorsque j'allais courir à l'extérieur. Seule, j'étais l'unique personne à me fixer des limites, des objectifs à atteindre et bien souvent je me poussais au-delà, attirant les foudres des médecins qui jugeaient cela encore trop tôt. Une légère opération avait dû avoir lieu, non pas à cause de mes excès mais plutôt pour compenser la symétrie entre mes membres naturels ayant repris du muscle et ceux artificiels qui en étaient apparemment la copie conforme. Au toucher, en apparence je n'en savais rien, mais je pouvais m'en douter. En règle générale je détestais les médecins, mais ceux-là, je ne savais pas pourquoi, je les appréciais. Peut-être devais-je me sentir redevable.

L'hiver rendait les bois vides et silencieux, mais je les entendais malgré tout. Ils s'imaginaient que je ne les voyais pas et c'était exact, mais je les "ressentais" grâce à l'aura qui m'enveloppait et qui les enveloppait eux-aussi, que je pouvais percevoir. A cette époque, une île normale accueillerait des loups ou bien des ours, et c'était bien le cas de Bulgemore. Mais ceux-ci n'avaient rien d'animal. Malgré tout, ils ne demeuraient pas inaperçus, aussi bruyants voire plus que s'ils avaient été faits de chair, ils accompagnaient épisodiquement mes joggings et restaient tapis dans l'ombre à attendre que je me vautre pour me bondir dessus par groupes de dix. Lorsque c'était un ours, je faisais bien attention à m'en éloigner car ils n'avaient pas été programmés pour agir en meute. Eux, ce qu'ils repéraient, ils le réduisaient en charpie sans poser de question. Au début je pensais que ce serait idiot de me mesurer à de tels adversaires au vu de mon état, mais je m'étais progressivement persuadée du contraire et avais commencé par déboiter un ou deux loups robots vagabondant sur ma piste, avant de m'attaquer à des troupeaux de plusieurs dizaines. J'avais appris à connaître ces boites de conserve, à saisir leurs points faibles, à prévoir leurs coups à l'avance. C'était encore plus facile avec mon Haki : celui-ci pouvait me prévenir si un coup risquait de m'être fatal, ce qui amenait systématiquement mes adversaires à leur perte. Généralement, les décapiter suffisait à les mettre hors service, ce sans quoi ils étaient encore capables de fonctionner avec juste le tronc, la tête et la queue. J'en avais décimé pas mal et mon chemin était désormais parsemé de boulons et de pièces détachées rouillés.

Aujourd'hui, je compte bien m'attaquer à un autre adversaire. Les loups ne me font plus peur, d'ailleurs j'ai même l'impression qu'ils évitent mon chemin par peur de se prendre une sacrée rouste. Ce qui n'est pas le cas des ours que je prends toujours soin à éviter scrupuleusement. Mais pas aujourd'hui. Et je m'estime même chanceuse en entendant le hurlement d'un grizzli, un peu en sortie de route de mon sentier favoris. Usant de mes autres sens : le toucher, l'ouïe, l'odorat, je vadrouille hardiment entre les écorces d'arbres sur lesquelles je pose mes mains et les effluves d'acier oxydé relâchées par la vieille carcasse que je poursuis. Bingo. L'endroit ressemble à une sorte de clairière avec un mince filet d'eau qui doit probablement circuler dans le lit gelé d'une rivière à proximité. Je devine la bestiole assise sur son arrière-train, peut-être même est-elle en train de me reluquer avec ses deux immenses perles noires. Je la devine par son halo légèrement plus grosse que le dernier grizzli que j'ai dû affronter. Un sacré morceau. Attendant sa réponse qui ne tarde à arriver, un bruyant hurlement qui tranche le calme ambiant de l'endroit, je lève lentement les poings et me prépare à faire front. Soudain, la bête se redresse. Elle attaque.

A mains nues, j'enchaîne les coups de poings et les coups de pieds rotatifs qui viennent marteler l'armure en ferraille de l'ours. Grâce au Rokushiki, mes attaques viennent efficacement défoncer la aule et mettre à nue les circuits et mécanismes dissimulés dans la bestiole. Comme si elle semblait ressentir la douleur, celle-ci mugit et cherche à m'asséner des coups de pattes particulièrement violents en retour. Quand l'un de ceux-ci laisse présager le pire, je l'évite ou le pare pour ne pas me retrouver assommée voire pire, ce qui semble frustrer mon adversaire au plus haut point. Je reste étonnée devant l'intelligence dont fait preuve la bestiole et sa programmation, retranscrivant presque parfaitement les traits de l'animal dont elle est inspirée. Néanmoins le combat ne tourne pas en son avantage et je finis définitivement par avoir l'ascendant grâce à un Jugon bien placé dans le flanc de la bête. Gémissante, celle-ci gît devant moi, sa respiration est rauque et ses grondements semblent retranscrire de la peine et de la douleur. Cela me dépasse un peu et je n'ai pas la force de l'achever. Pour un bout de métal, je dois avouer que l'ours s'est plutôt bien défendu et son comportement quasiment naturel m'adoucit légèrement. Ce n'est pas dans mes habitudes d'épargner mes opposants mais cette fois-ci, fière de ma victoire quasiment sans faute, je préfère passer l'éponge. Après tout, j'étais celle qui était venue chercher le combat. Et c'est donc en tournant les talons en directions du laboratoire que je décroche ultimement :

- Bien joué, tas de ferraille. T'as qu'à dire à tes petits copains de ne plus croiser mon chemin, sinon ils savent ce qui leur arrivera.

On sait jamais, sur un malentendu, ça pourrait fonctionner.


Dernière édition par Annabella Sweetsong le Ven 1 Juil 2016 - 3:29, édité 1 fois
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Quatrième mois. Ce n'est pas comme si jusque là j'avais dû vivre à l'écart de la civilisation. Non, certes je ne peux pas lire, mais entre mon ouïe super développée et certains internes qui se complaisent à me faire la lecture des journaux, je suis parfaitement au courant de ce qu'il se passe. Et de ce qu'il s'est passé, sur Bulgemore, à la suite de mon "accident" volontaire et patriotique.

Je l'avais appris plus ou moins au moment où j'avais commencer à retrouver des sensations dans mes membres, quelques temps avant que le Dr. Q-Riz décide de me débarrasser de mes sangles. Elle ne m'avait cependant renseigné que la version civile, apparemment inapte à "dialoguer Cipher Pol" car à priori cela ne relevait pas de son domaine de compétence et qu'elle n'avait pas à y "fourrer son nez". Telles étaient ses paroles. Sans surprise, j'avais alors découvert que la victoire était totale, au prix de bien des vies. La flotte pirate s'était lamentablement ramassée sur la plage Nord et avait été prise à revers sur la plage Sud, avant que le reste des soldats ne vienne purger l'intérieur des terres des forbans qu'il restait. Comme j'aurais aussi pu le deviner, Watt n'avait pas survécu à l'explosion, grâvement brûlé il avait eu moins de chances que moi.

- Quand on l'a récupéré, ses entrailles étaient toujours en train de rôtir dans son abdomen.

Berk. Mais il le méritait, cet enfoiré de pirate. Il avait eu la peau de mon partenaire et utilisait une arme tout bonnement ignoble, que j'espérais aussi ravagée que le cadavre de son utilisateur. Ce croustillant détail était la seule chose que j'avais eu le droit de savoir en plus. Pendant ces longs mois, personne de l'extérieur n'avait essayé de me joindre. Je conservais cependant la coquille de mon escargot-phone sur ma table de nuit, mais celui-ci demeurait perpétuellement silencieux. Puis Q-Riz m'avait informée que j'étais en congés et que je devais me reposer, que je le saurais bien assez tôt lorsque je pourrai reprendre le boulot. Et ce jour fatidique était finalement venu.

Plus que deux jours et je quitte cette île sordide. On pourra dire que j'en ai bavé dans cette foutue Opération... Musaraigne ? Un peu à titre posthume, c'était le nom qui avait été attribué à tout ceci. Opération Musaraigne. D'un côté je comprends la véritable signification puisque j'étais au centre de la chose et j'ai dû me faufiler dans un labyrinthe crasseux et fuir mes ennemis pour que le machin soit finalement un succès, mais de l'autre... soyons sérieux deux minutes.

- Sweetsong ?

- Q-Riz ?

Je ne peux pas la dévisager mais c'est tout comme. Le ton de la scientifique est toujours aussi ferme que d'habitude, mais étrangement empreint de sentiments contraires. Je devine que celle-ci ne porte pas les agents du Gouvernement Mondial dans son cœur mais un semblant de relation amicale s'est tout de même nouée entre nous, à force. Je suis comme qui dirait son petit prodige, la fille à "moins de cinq pourcents" comme elle a fini par m'appeler. Elle ne me l'avait dévoilé que très récemment, mais ce surnom venait de mes chances de survies à la suite de l'opération.

- Comme tu pars après-demain, je suis venu pour m'assurer que tu te rappelles bien des règles d'utilisation des prothèses que je t'ai enseignées.

Si je pouvais rouler des yeux, je le ferais. C'était la troisième fois que la jeune femme venait me voir pour aborder ce sujet... en l'espace de trois jours ! Pour bien être sûre que j'avais retenu comment faire bon usage et bonne protection de ses confections, elle me faisait la lecture des choses à faire et ne pas faire. Évidemment, cela comprenait des choses que je faisais déjà comme tremper la surface du Protoderme dans de l'eau chaude pour le voir se ramollir, mais ça elle ne le savait pas.

- Même si ton cœur est en acier, n'oublie pas qu'il n'est pas infaillible. C'est comme un cœur humain... mais en acier.

Visiblement elle ne sait plus quoi dire et je devine que cette discussion n'a uniquement lieu que pour nous rapprocher toutes les deux. Elle ne veut pas que je l'oublie, elle veut que je me souvienne d'elle comme la personne qui m'a permis de marcher à nouveau, de courir à nouveau, de me battre avec mes deux poings à nouveau. Mais comme nous n'avons pas spécialement de sujets de conversation en commun et que l'on ne se connait pas assez, elle se limite à ce que nous connaissons toutes les deux : la science qui gouverne mon bras droit et ma jambe droite.

- Je ne suis pas là uniquement pour ça. Je suis aussi venue te prévenir que tu as un visiteur.

Surprise, je hausse subitement un sourcil interrogateur. Un visiteur ? Je n'en ai jamais eu. J'ai vécu coupée de l'extérieur pendant tout ce temps et voilà qu'à deux jours de mon départ, j'ai un visiteur. Cependant je comprends rapidement que cela n'est pas le fruit du hasard, au contraire. Dans deux jours je reprends le travail et c'est probablement un quelconque agent du CP8 qu'on m'a collé sur les bras pour me dresser un bilan honnête de tout ce qu'il s'est passé. Je ne serais même pas étonnée de voir Ao Novas débouler dans ma petite chambre d'hôpital et se mettre à me conter fleurette sur ses actions d'éclat à Alabasta, avant de finalement se soucier de mon état de santé. Mais non, ce n'est ni Ao Novas, ni même un agent du CP8 qui entre dans la pièce. A la place, il s'agit d'un homme plutôt court avec une silhouette enrobée dans un trench coat reconnaissable entre mille et un chapeau melon vissé sur le crâne. James Larson, le chef d'équipe du CP9. Derrière lui, je dénote la silhouette de la doctoresse qui s'éclipse en catimini et ferme la porte derrière elle.

- Bonjour Annabella.

Directement je le sens et naturellement j'affiche une expression perplexe à l'égard de l'homme d'âge moyen. Quelque chose cloche. Pourtant sa voix est relativement normale, son ton habituel. Ce n'est pas physique, mais alors quoi ? Je comprends soudain, mais certes un peu trop tard, que l'homme vient de s'adresser à moi en m'appelant par mon prénom.

- J'ai pas mal de choses à te dire alors assieds-toi bi... ah, bah c'est déjà fait.

Toujours en pyjama, redressée contre mon oreiller, je dois avouer que je suis légèrement prise au dépourvu par la visite surprise de cet invité considérable. De cet homme je ne retire aucun mauvais souvenir, plutôt de bons même en considérant qu'il chapeautait Akuma et Vincent Kayne qui étaient de très bons agents. Et il était celui qui leur avait appris à prendre soin de leurs camarades, je lui revaudrai ça éternellement. En parallèle de mes réflexions, je le devine ôtant son chapeau et sens la pression de son postérieur sur le bas de mon lit. L'atmosphère est étrangement cozy pour un entretien avec un homme qui devrait être mon supérieur.

- Je ne vais pas aller par quatre chemins. Je suis d'abord ici pour te tenir au courant de ce que tu as manqué pendant que tu étais dans le coma.

Commençant sur ce premier point, l'homme m'informe donc ce qu'il s'est passé de leur point de vue, m'affirmant que lorsqu'ils ont vu l'explosion, ils se sont précipités sur les lieux de l'accident pour voir s'ils pouvaient secourir les blessés. Ils ont alors été étonnés de voir que j'étais encore en vie, malgré mes blessures, et m'ont tout de suite amenée dans l'Aile Ouest où l'on m'a directement admise au bloc. Dans mes vêtements ils ont aussi retrouvé les plans de l'arme antique à moitié calcinés et donc inutilisables, mais par mesure de prudence ils les ont conservés pour les mettre sous scellé une fois de retour à Marie-Joie. Aucune trace du Cœur de Pacifista cependant, probablement réduit en poussière par l'explosion dont il était l'hypocentre.

- On a aussi perdu pas mal de gars de l'équipe, ce qui m'attriste énormément mais le choix n'était pas le mien. On a fait au mieux pour que Kayne, Akuma et toi puissiez vous enfuir avec le Cœur. Bien évidemment, on a retrouvé leurs corps et on les a aussi rapatriés à Marie-Joie où ils ont été décorés à titre posthume avant d'être inhumés. Vanderspool aussi a été gravement blessé et n'a pas été aussi chanceux que toi. Il a reçu une balle dans la colonne vertébrale et est devenu paraplégique, mais il possède un chouette œil cyborg en contrepartie. Il nous assiste désormais en tant que coordinateur aux bureaux, mais il a dû dire adieu à sa carrière d'agent de terrain. Soudain l'homme marque un étrange silence, comme s'il se mordait la lippe avant d'évoquer un sujet un peu plus épineux, ce qui me pousse à le dévisager avec insistance, malgré le fait que je ne voie absolument rien. Ce qui nous amène à la deuxième raison de ma visite. Hum...

Pour le geste, je continue de vriller vers lui mes yeux grands ouverts. Je dois avoir l'air d'une folle, mais c'est l'unique moyen de lui faire comprendre que je suis toute ouïe sans l'interrompre oralement.

-= Et bien... Au cours de cette mission, tu as fait preuve de beaucoup de courage et de force, tu as abattu à toi toute seule deux capitaines pirates primés à plus de soixante millions de Berries chacun. Tu t'es sacrifiée pour ta mission, ce qui devrait t'attirer tous les honneurs du CP8 à ton retour. Et le CP9 serait heureux d'accueillir en son sein un agent aussi prometteur que toi, Annabella.

Je ne tilte pas tout de suite. Puis je peine à y croire. Le CP9 désire me recruter, faire de moi un agent dans ce pôle réputé pour ses missions dangereuses et secrètes, pour ses agents terriblement puissants, pour ses interventions discrètes ou bien remarquables dans le monde entier ? Ce doit être une blague, je n'ai pas l'étoffe d'un pareil agent. Déjà je peine à croire le bonhomme lorsqu'il me dit que les autres gars du CP8 me chanteront des louanges quand j'y serai. Ils se moqueront de moi, plutôt, me considèreront comme une crasse et Ao Novas aura encore oublié que je suis agent de première catégorie et non plus gent en formation. Pouah, jamais plus. Non, il semblerait bien que tout cela soit vrai, que pour une fois j'aie trouvé ma place quelque part et que l'on veuille bien de moi. Je pourrais être utile ? Assurément.

Soudain, je sens un liquide chaud perler le long du revers de ma main gauche, sur laquelle est posé mon menton. La gouttelette dévale le creux de mes phalanges pour venir mouiller ma manche au niveau de mon poignet, bientôt rejointe par une seconde larme, puis une troisième. Bientôt je ne contrôle plus rien, traversée par une multitude de sentiments qui font brusquement surface au même moment. La haine, la joie, la tristesse qui refusaient de sortir durant tout ma convalescence sont brusquement expulsées par des spasmes soudain qui me bouleversent. Sous le coup de l'émotion, mes yeux s'embrument de larmes, ma lèvre inférieure tremble constamment, je peine à déglutir et ma pomme d’Adam fébrile tressaute de façon saccadée. J'essaye de m'essuyer le visage, j'essaye de récupérer mon calme mais c'est peine perdue. Mais plutôt que de moquer comme l'auraient fait la quasi-intégralité des agents à ma connaissance, l'homme n'esquisse qu'un seul geste : d'une main réconfortante, il saisit mon épaule. Je ferme les yeux, mais ne peux m'arrêter de pleurer, je rentre ma tête dans mon oreiller mais celle-ci ne peut s'empêcher de défaillir. Je suis si heureuse et si triste en même temps...

Et lorsque je rouvre les yeux, je découvre pour la première fois la vision paternelle d'un père qui me sert dans ses bras.
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- Sweetsong, pssst.

Adossée au guichet qui se trouvait à l'entrée du laboratoire, j'attendais avec impatience l'arrivée de mon chef d'équipe, tapotant du bout du talon de ma botte la surface en bois du bureau faisant office de secrétariat. J'avais quitté mon éternel pyjama pour me vêtir d'habits traditionnels, simples et étais prête à revoir le monde. Le Jour J. Il était temps pour moi de foutre le camp et retourner à mes occupations. Mes nouvelles occupations. On m'attendait à Marie-Joie pour un premier entretien et je ne voulais pas les décevoir, pas après ce qu'ils avaient pu entendre de moi. J'avais désormais une réputation à tenir au sein du Gouvernement : l'héroïque, la célèbre Annabella Sweetsong. Cela faisait un peu écho avec la réputation d'Elizabeth Butterfly, mais sur un plan différent, dans un contexte beaucoup plus sérieux. Non, cette fois-ci ce n'étaient pas quelques enquêtes stupides et quelques mafias qui m'avaient permise de m'élever, mais bel et bien une action d'éclat sur le terrain. Je n'avais toujours pas eu de nouvelles du CP8, mais je les suspectais de déjà être au courant de ma démission. Bien évidemment, j'avais accepté ma mutation.

- Sweetsong, je sais que tu peux me voir maintenant, viens par ici.

Le médecin faisait de grands gestes avec ses bras pour m'inviter à la rejoindre. Elle s'était placée dans un coin du couloir, à l'entrée d'une chambre vide, comme pour se cacher de quelque chose ou de quelqu'un. Ceci dit elle avait raison, j'avais définitivement recouvré la vue à la suite de mon entretien avec l'agent secret deux jours plus tôt. Il semblait que mon "blocage psychologique" avait disparu au moment où tous mes sentiments refoulés étaient brutalement remontés à la surface, et après avoir fermé les yeux un instant, je les avais rouvert avec la vue parfaitement rétablie. Sur mes deux yeux. Pendant plusieurs dizaines de minutes, les larmes de joie n'avaient ainsi pas cessé de couler pendant que je m'efforçais de dissimuler ma honte auprès de mon supérieur. Lui dire oui avait été difficile au vu de la situation, mais je l'avais fait. J'avais accepté sa proposition.

- Qu'est-ce que tu me veux, Q-Riz ? J'espère que c'est pas pour rallonger la durée de mon séjour. dis-je tout en rejoignant la silhouette cambrée de la doctoresse, partiellement dissimulée derrière un mur en béton.

Peu conforme à ce à quoi je m'attendais, le médecin avait plus une carrure de soldat à cause de ses nombreuses greffes robotiques qu'autre chose. Contrastant avec le reste de son corps, entièrement robotisé et apparemment très performant, son visage avait des traits fins et un teint légèrement bronzé. Elle était naturellement belle mais ses prothèses la rendaient curieusement inhumaine et donc moins désirable.

- Chuuut. Moins fort. Je dois te confier un truc mais si les administrateurs de l'établissement l'apprennent je risque gros, alors parle moins fort la gamine aux cinq pourcents.

Trop heureuse pour me tenir calmement, je continue à batifoler avec la doctoresse pendant encore une demi-minute avant de finalement afficher un visage faussement hagard et obligé qui ne tient même pas quelques secondes. A chaque fois que je la croise, je ne peux m'empêcher d'évoquer le miracle de son opération. La première fois que je m'étais vue dans un miroir, je pensais trouver une bête hideuse et rapiécée, malgré les dires du médecin qui se voulaient rassurants. Mais au bout du compte elle avait entièrement raison, il n'en était rien : j'étais presque comme neuve. A mes anciennes cicatrices étaient venues se greffer de nouvelles et les césures marquant la frontière entre ce qu'il restait de mes membres arrachés et mes prothèses étaient clairement à peine visibles. Une simple ligne rouge. De plus, mon nouvel œil était magnifique et me rendait totalement euphorique, comme si j'avais enfin retrouvé quelque chose de perdu depuis longtemps et qui m'avait rendue névrosée à terme. Mais je savais bien que tout cela n'était que temporaire. Voyant finalement son expression de désespoir, je comprends qu'il est temps de lui demander ce qu'elle me veut.

- Bon allez, crache le morceau. Qu'est-ce que tu voulais me dire ?

***

- Alors comme ça le CP9 a pris en charge les frais de mon hospitalisation ?

Accoudée au bastingage, j'observais la lenteur avec laquelle le navire quittait le ponton de misère qui s'élançait vers l'océan à partir de la berge. De toute évidence, le paysage avait conservé des cicatrices de la bataille qui s'était déroulée sur la plage, affichant des trous béants dans l'étendue de sable ainsi que dans les dunes ou bien des marques noircies à certains endroits victimes d'incendies ou d'explosions. Il était par ailleurs encore possible de trouver du sang séché en amont de la pente qui amenait vers le plateau, là où les flots ne parvenait pas à nettoyer avec le passage de leurs vagues successives. Cela me faisait tout drôle de reprendre la mer après plusieurs mois d'inertie, cependant je ne pouvais dissimuler mon excitation, les lèvres fendues dans un sourire gigantesque et radieux. Enfin je fichais le camp d'ici et partais vers de nouveaux horizons.

- Hein ? Que... Qui t'a raconté ça ? répond brusquement Larson visiblement troublé après un court temps de latence, le temps de tilter ce à quoi je fais allusion.

Sans effacer le sourire de mon visage, je regarde l'agent dans les yeux et devine son embarras. Comme l'avait signalé Q-Riz, l'information était censée rester secrète. Elle m'avait d'ailleurs fait promettre de garder la langue dans ma poche, mais je n'avais pas pu résister à l'attrait de la curiosité. Je voulais savoir quel montant le CP9 avait déboursé pour me réparer. Pour m'avoir.

- Allez, combien ?

- Ça ne te regarde pas, Sweetsong.

- Tututut. Ça ne marche pas avec moi. Combien ?

Désemparé, l'homme essaye de se réfugier dans la vision du soleil couchant, il essaye de changer de sujet, vainement. D'autant plus que sa tentative est aussi infructueuse que stupide.

- Tu savais que demain on fête la nouvelle année ?

- Combien ?

- Quatre-vingt-dix millions...

- Hein ?

- Quatre-vingt-dix millions de Berries !


Soudain, mon sourire se perd, tandis que je demeure atterrée par la révélation. Quatre-vingt-dix millions, c'était dix fois plus que ce que le CP8 avait accepté de prendre en charge durant toute ma carrière. Quatre-vingt-dix millions, c'était presque le prix pour avoir une villa à Marie-Joie, presque le prix pour passer des vacances de rêve sur l'île la plus paradisiaque de South Blue. Presque le prix d'un croque-monsieur dans le wagon restaurant de l'Umi Ressha !

- Je... J-je...

- Tu vois, c'est pour ça que je ne voulais pas te le dire. Enfin bon, rassure-toi, pour nous c'est une broutille. Pour le CP8 par contre... Et bien heureusement que tu as accepté la proposition !

- Roh c'est pas vrai ? Quand même pas ? Ils auraient pas refusé de payer tout de même ? fais-je cyniquement, bien que mon partenaire ait l'air de le prendre très au sérieux.

En fait plus au sérieux que je ne le pensais, car celui-ci m'affirme soudain.

- Tout va mal au CP8 ces temps-ci. Ao Novas a disparu. Le Gouvernement Mondial a divisé par deux les financements. Pas mal d'agents ont déserté...

Je saisis soudain la gravité de la chose et comprends que je viens de quitter le navire avant qu'il ne sombre. Le CP8 avait toujours été un peu ric-rac au niveau des remboursements et des dédommagements, cependant je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse faire faillite. Malgré mon cas exceptionnel, c'était le Cipher Pol qui prônait le plus le travail en équipe et comme je travaillais seule, je ne bénéficiais pas systématiquement des rétributions qui coulaient de source pour les couples d'agents, cependant je ne m'en étais jamais vraiment plainte. Aujourd'hui, la situation était grave et je ne pouvais plus rien y faire. J'avais saisi le train en marche et étais déjà en partance vers une autre station. Alors inutile de m'inquiéter ou d'avoir des remords, le chat allait bien finir par retomber sur ses pattes. Mine de rien, je ne pouvais m'empêcher de me faire du souci quant à la disparition du directeur. J'étais probablement la dernière personne à l'avoir vu. Il avait dit qu'il était sur une affaire de longue date à Alabasta, quelque chose comme "le Théâtre".

Accompagnant cette pensée, ma main vient automatiquement se porter sur mon escargot-phone situé dans ma poche. Je peux toujours contacter mon ancien coordinateur et je m'apprête à le faire. Mais brusquement je décide de me raviser et repousser l'échéance à plus tard. Larson est là et je ne veux pas lui donner l'impression de jouer double jeu. J'ai d'autres chats à fouetter désormais.

Je fais partie du mythique CP9.
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