J’suis claqué, comme la plupart des Marines. Mais claqué ou pas claqué, on marche, c’est l’ordre de mission. Et si Thorn nous avait laissés quartier libre, il avait été honnête sur les règles du jeu. Mais on passe trop peu de temps en perm’ pour se coucher tôt en prévision du lendemain. Résultat, ça geint un peu, ça se tient la tête. Quelques soldats échangent leurs histoires de la veille : conquêtes, jeux d’alcools et de cartes ou de dés.
Personne cause de ce que nous on a fait. Tant mieux. J’pense que la nouvelle va courir, pas forcément par les gradés présents, mais y’avait des gars qui ont participé. Le genre tout le temps maussade, mais qui doivent aimer se faire tirer les vers du nez. J’regrette l’absence d’un énième café à me déchausser les gencives. Pas que j’aie pas l’habitude des longues veillées, mais quand même.
On forme une longue procession, mes sections devant, avec des charrettes tirées par des mules. Pas de chevaux pour nous, pas dans la brume, d’après un des réguliers qui nous sert de guide. Vaguement, j’espère qu’il sait pas ce qui s’est passé en ville, sinon il pourrait vouloir nous perdre dans la vallée. On aurait l’air fin, putain. Mais les chevaux sont moins à l’aise qu’une saloperie d’âne, apparemment.
Puis les ânes connaissent le chemin. Enfin, paraît.
On a vite quitté les grands axes ultra-fréquentés par le commerce, ceux qui suivent grosso merdo la côte. Le terrain est tombé, les montagnes sont restées dans l’horizon, mais derrière nous. En face, y’avait que des plaines et, surtout, du brouillard. Au début, on aurait pu mettre ça sur le compte de l’humidité, du jour qui s’levait à peine. Mais au bout d’un moment, même avec le ciel au grand bleu et l’élévation de la température du début de journée, ça s’est juste épaissi.
Ca permet de s’rappeler qu’on est sur Grand Line, et pas sur les Blues, ce brouillard pas du tout naturel.
La route s’est petit à petit rétrécie. Toujours de quoi faire de la bonne circulation, mais clairement on approche de la région la moins fréquentée de l’île. C’est juste une grosse moitié, quoi. J’m’approche d’un des guides.
« C’est ça, la Brume ? »
J’ai déjà fait mieux comme intro. Il m’jette un œil un peu hautain.
« Oui, Lieutenant.
- Et vous faites comment pour vous y déplacer ?
- On suit le chemin, et sinon on suit les mules. Tant qu’on s’en écarte pas, on rencontre pas de souci.
- Okay, merci.
- Inquiet, Lieutenant ?
- Ouais, à tous les coups y’aura un connard pour aller pisser contre un arbre et on le retrouvera jamais.
- Ca arrive tous les mois, ça, Lieutenant. La cueillette aux champignons, c’est comme ça qu’on l’appelle.
- Oh, merde.
- Oui, Lieutenant, donc surveillez vos hommes. »
J’siffle, les têtes de mes sections se tournent vers moi. L’âne tourne la tête aussi, puis retourne besogner en tirant son convoi plein de rations pour la base de la Scientifique. Quelques signes suffisent à leur faire comprendre qu’il faut être en alerte, qu’on sait pas ce qui peut se passer. Et surtout qu’il faut rester grouper. Un type qui trainait vers le bas-côté se rapproche en deux enjambées et tout le monde raffermit sa prise sur ses armes.
Bon, j’pensais p’tet pas à ce point-là, non plus.
Mais la matinée se passe sans incident, on s’arrête même pas pour grailler, tout le monde bouffe un casse-dalle en marchant. Y’a bien Krueger pour s’plaindre que c’est hyper mauvais pour la ligne et que c’est pas comme ça qu’on aura des vrais corps d’homme, mais il s’attire juste quelques regards ironiques de la part de ceux qui l’entendent. Dans le sandwich qu’il m’apporte, toujours pas de saucisson, et y’a plus du fromage de Dédé. Juste de la viande séchée qu’il faut laisser s’imbiber de salive avant de pouvoir commencer à mâcher, au risque de se fracturer les gencives.
J’aime pas trop la vie en campagne, j’crois. Surtout la bectance.
Tout se passe dans du rien. Au final, on fait vraiment que marcher. J’crois que les moments forts de la journée, c’est quand on a croisé une fourche du chemin qui allait vers un autre bled au nom pas possible, Comte-Albert, et quand Jaunat s’est fait chier dessus par une mule. Autant dire que c’était pas vraiment palpitant. Les rodomontades ont résonné un peu, et les bruits portent loin dans le brouillard.
Ah ça, les gars avaient plus tant peur que ça de la brume, elle les impressionnait plus tellement. Tant mieux s’ils se sentent tous gaillards, remarque.
Reste qu’on est arrivé sans emmerde à la base de la Scientifique, pour livrer de la bouffe et du matos, et récupérer le prototype des grosses têtes. La seule question, finalement, c’était de savoir si Thorn allait nous permettre d’éviter d’aller faire les zouaves dans une zone que la Marine maîtrise pas vraiment.