Sixième jour des opérations : Down Park, seize heures.
- Je marche avec vous. avoue l'homme au chapeau.
Notre taupe au sein de la Chambre des Lords avait défini un rendez-vous au Down Park dès la fin de la réunion. Et il était pour le moins anxieux. Très anxieux. Quelque chose de mauvais qui se prépare peut-être ? Quelque chose à nous dire ? Je suis toute ouïe et vu la tournure que prend la conversation d'entrée de jeu, je sens que je vais encore exulter.
- La manœuvre est passée. Je suis le seul à m'y être opposé, malgré la menace. Elizabeth et Builder n'ont pas osé voter contre. Il est plus que temps de renverser ce tyran. Pour ce qu'il a fait à la vieille Marjorie et ce qu'il s'apprête à faire aux enfants de ce pays.
Et puis peut-être car toi-même tu tiens à la vie ? Mais tu préfères rester humble et ne pas le dire publiquement. Je ne peux m'empêcher de sourire, dos à mon interlocuteur. Sachant très bien qu'il ne voit pas mon visage, ni l'expression qui l'habite. C'est démentiel. Murphys l'a fait et Builder a suivi. Pour sauver sa peau. Tout se passe comme prévu, ce qui me fait devenir encore plus paranoïaque. Car l'instant est charnière pour notre plan et le moindre couac peut tout faire cafouiller. Il va être temps de faire intervenir publiquement Amanda Holmes. Mais avant ça, il ne reste plus qu'un dernier Lord à convaincre. Peut-être le plus difficile, puisque la peur dicte désormais ses décisions. Le cul entre deux chaises, qu'il est. Le peuple ou bien la révolution ? Les deux groupes sont bien distincts et il me faut rendre la décision de la réforme publique avant qu'un autre ne le fasse. Il faut que le mouvement naisse dans les mines, maintenant que la zone est entièrement sous contrôle. Les mineurs, les gardes et même le Lord. Un massacre pour les quelques centaines de révolutionnaires qui appuient le commandement de Stone. Acculés.
- Il est grand temps de faire le ménage. Le peuple se soulève et il ne manquait plus que cette petite étincelle pour mettre le feu aux poudres. Lord Stone, ce soir vous ne dormirez pas à la Cité de Webmaster.
A Asthirite plutôt, parmi ses concitoyens. Un geste qui sera apprécié. Une chose que Lady Elizabeth n'aurait jamais accepté de faire d'ailleurs. Raison pour laquelle Jackspear l'a aussitôt faite évacuer discrètement dans l'un des nombreux zeppelins en stationnement dans les falaises, subtilement dérobé par des sympathisants Inversés. Des hommes persuadés qu'elle a été manipulée. Qu'elle est innocente. C'est le mot que l'on fait passer, mais les ouvriers restent encore sceptiques. Donc par précaution, plus loin elle sera, mieux c'est. Strong World sa prochaine destination. Hayley n'est pas au courant mais en disant qu'elle vient de la part d'Amanda, la jeune femme sait qu'elle sera bien accueillie au palais. Jusqu'à ce que je puisse honorer ma part du contrat. Toujours est-il que Stone gagnerait à vivre parmi ses concitoyens.
- Vous avez raison, la Cité n'est plus sûre pour moi désormais. Je vous épaulerai pour le soulèvement, hors de question que le sang coule pour préserver la révolution et ses odieuses machinations. Mes gardes sont sous vos ordres désormais.
Parfait, c'était tout ce que je voulais entendre. Alors je coupe court à notre discussion, priant l'homme d'être discret et rapide. De faire ses valises prestement et de nous rejoindre dans la ville des Inversés. Là où tout va commencer. Là où nous allons propager le mot. Mais avant cela, il reste encore un dernier Lord à convaincre.
Sixième jour des opérations : Cité de Webmaster, dix-neuf heures quinze.
Un palace, encore un. Mais un palace plus discret. Plus grand à l'intérieur qu'à l'extérieur, par un procédé inconnu.
- On me le dit toujours. Rappelez-moi qui vous êtes ? s'interroge le Lord tout en se versant un thé. J'avoue vous avoir accueillie uniquement car Lord Stone me l'a explicitement demandé. Une messagère alors ?
- Quelqu'un qui vous veut du bien.
- C'est plutôt flou comme identité.
L'homme est sur ses gardes. C'est un paranoïaque, mais aussi un manipulateur. Et quoi de pire pour un manipulateur que de se sentir manipulé sans le savoir ? Il cherche à percer mes mensonges, mais je suis pour une fois très honnête. Mon visage est serein, bien que plutôt neutre, donc pas jovial ni faux-cul. Ce n'est pas ce à quoi j'aspire paraître. Et il le devine, en tant que connaisseur. Je lui fais d'ailleurs un court résumé des raisons qui m'ont poussée à venir le rencontrer. Je ne lui cache pas avoir déjà entrepris l'évacuation d'Elizabeth en échange de son aide. Ni même être mandée par Peter Jackspear. Et encore moins nos aspirations à prendre le contrôle. Du reste, j'élude simplement. Et pour finir, je lui indique bien être un officier de la Marine, chose qu'il accueille aisément avec toutefois un sourcil arqué.
- Vous me semblez digne de confiance, vous n'essayez pas de m'entourlouper. Pas comme ce Lord Président. Je ne le pensais pas capable de tuer quelqu'un de sang froid de cette façon.
- Et vous n'êtes pas au bout de vos surprises.
- Raison de plus pour me faire discret. Je suis désolé, je ne pense pas que vous arriverez à le renverser. Même avec les forces armées de Stone et Elizabeth réunies. Cet homme est mauvais. Il suffit de voir ce qu'il a fait à la vieille Patcher. Et au roi William Jackspear. De plus il possède plus de cinq mille soldats sous ses ordres. Ce n'est pas une armée d'un peu plus d'un millier de gardes qui va parvenir à faire changer la donne.
Un levier des plus surprenants, la peur. Elle peut vous pousser à faire n'importe quoi, pour peu que vous vous persuadiez de lui échapper. Ça a permis au manipulateur de jouer en notre faveur en pensant uniquement se dépêtre d'une mauvaise situation. Son égoïsme nous aura bien aidé, c'est certain. Maintenant il est temps de retourner la vapeur, de l'arracher aux griffes de Murphys et lui faire comprendre qu'il a plus à y gagner en rejoignant notre cause. Ou du moins, moins à perdre.
- Je suis au regret de devoir vous dire que vous vous trompez.
- Ah bon ? Moi, me tromper ? Mais enfin, je ne me trompe jamais.
- Peut-être tiendrez vous un discours différent après avoir parié sur le mauvais cheval. Lorsque la révolution sera à terre et que le peuple réclamera vengeance. Lorsqu'il rentrera dans votre maison et fera danser votre tête au bout d'une pique.
- Quelle horreur ! Mais pourquoi cela arriverait-il donc ?
- Je suis au courant, Lord Builder. Je sais que la réforme est passée et que vous avez voté en sa faveur car vous avez peur. Mais des raisons d'avoir peur je peux vous en donner des tas. A commencer par la réaction du peuple lorsqu'il apprendra que la mort de Marjorie a permis à l'amendement de passer. Et que vous avez changé votre vote en sa faveur.
- Mais enfin, qu'est-ce que vous insinuez ? Que je suis le meurtrier ?!
- Non, un complice.
L'homme pâlit soudain. Sa pomme d'Adam virevolte et ses joues tremblotent lorsqu'il essaye de parler. Mais tout ce qui sort n'est rien d'autre que des bredouillis incompréhensibles. Il n'avait pas prévu ça. Il comprend désormais les raisons ayant poussé Lady Elizabeth à fuir et s'en veut énormément de ne pas avoir fait de même. Ses remords apparaissent sur son visage comme tant de malheur dans le creux de ses joues.
- Je... Je ne voulais pas me faire t-tuer. C-c'est le Lord Président Murphys. I-il a assassiné Marjorie, j'en s-suis certain. Elle était c-contre son projet. T-tout le monde le sait.
- Et vous, plutôt que de voter contre et soutenir le peuple, vous avez voté pour et vous êtes mis le peuple à dos.
- S-sous la menace. J-je ne veux pas mourir !
- Vous ne mourrez pas, si vous nous aidez à renverser Guinness Murphys. Peter Jackspear saura se montrer clément avec vous.
L'homme hoche la tête frénétiquement. Néanmoins je reste perplexe. Peut-on vraiment se fier à lui ? Comme pour Lady Elizabeth, il lui faut une carotte, sinon rien ne l'empêchera de nous trahir en allant tout raconter à Murphys dès que j'aurai le dos tourné. Je veux dire : qu'importe le gouvernement, son statut reste le même. Malgré sa peur, il n'est pas réellement en position de faiblesse, puisqu'il possède les rênes. Et au vu de mon silence inexpressif, il ne tarde d'ailleurs pas à s'en souvenir, ce qui le déstresse rapidement et stoppe ses tremblements. Plus confiant, il montre un regard vaillant même.
- Mais en échange de ma voix, j-je veux quelque chose. V-vous êtes de la Marine non ?
Je ne manifeste aucune surprise. J'avais prévu le coup. Cela semble d'ailleurs le rassurer, pour une raison inconnue. Peut-être que notre cheval n'est pas si mauvais que ça après tout ? Il compte miser, mais espère bien avoir un retour sur investissement, le bougre.
- C'est ça. Et Lone Down sera ralliée au Conseil des Nations dès que le pouvoir changera de main.
A ces mots, l'homme conserve un regard pétillant de malice. Du profit à l'horizon. Le genre d'homme à posséder un petit coffre-fort mais avec seulement de grosses coupures à l'intérieur. C'est un peu le cas de son humble demeure. Ça y est, sa langue se délie définitivement et ses balbutiements disparaissent.
- Alors cela veut dire une ouverture des frontières en toutes légalité. Des marchandises en pagaille, des mets exotiques. Tant de choses qui ont une valeur hors du commun, ici. Plus de lignes aériennes, plus de transports. Commandante Holmes, j'accepte de marcher avec vous... à une seule condition.
- Tout ce que vous voulez.
Enfin presque, voyons voir si c'est faisable déjà. Au pire, on pourra toujours le faire disparaître ensuite.
- Je veux avoir la main mise sur tout ce qui transitera sur Lone Down. Taxe, gestion des marchandises, des transports... Si Lone Down commerce avec l'extérieur, je veux être l'homme de la situation pour les affaires et échanges extérieurs.
Malin, très malin. Un développement libéral pour un pays mené par un opportuniste convaincu. C'est d'accord, je marche dans la combine. Je ne tarde donc pas à serrer la main tendue du compère, qui finalement m'avoue être satisfait de la tournure des choses. Bien qu'il ait chié dans son froc à un moment, ce qu'il qualifie par "avoir perdu ses moyens sous la pression". Pas étonnant qu'il se soit débiné et ait voté pour l'amendement, finalement. Je lui rappelle cependant les termes de nos conditions, s'il ne veut pas se retrouver suspendu au bout d'une corde.
- Nous aurons besoin d'un meneur de foule demain. Vous avez un talent pour cela, pour faire croire des choses aux gens. La foule sera dans la rue. Des ingénieurs, des ouvriers, des mineurs et des fonctionnaires. Tout le monde. Et il leur faudra un héros, une personne pour les guider, pour les forcer à s'énerver, à prendre les armes. Un martyr. Vous êtes cet homme. Inventez une histoire, dites que l'on vous a forcé à voter en faveur de la réforme. Dites que vous aviez un canon sur la tempe. C'est déjà ce que l'on fait croire pour Quinn Elizabeth. Difficilement vu sa réputation. Mais la votre n'est plus à refaire.
Les flagorneries le remettent définitivement d'aplomb. Il bombe le torse même. C'est convenu. Voilà qui est bon pour le dernier Lord. Et comme pour Stone, je lui fais comprendre qu'il serait mieux qu'il fasse ses affaires et me suive en direction d'Asthirite. Par mesure de précaution.
C'est donc tout encapuchonné que la silhouette fine s'engage à ma suite en direction du quartier des mineurs et de sa ville souterraine. Aussi furtive et apeurée qu'un rat d'égout. La circulation se fait d'ailleurs de plus en plus difficile, car au fur et à mesure de nombreux soldats révolutionnaires viennent quadriller les rues, les quartiers. Nombreux puis plus nombreux. Ils s'engagent même dans les chemins souterrains jusqu'à Asthirite. Mais ça c'est après notre passage, bien après. Vingt-et-une heure, le Lord Président déclenche l'état d'alerte révolutionnaire.
Bien trop tard.
Dernière édition par Annabella Sweetsong le Mer 10 Aoû 2016 - 22:05, édité 1 fois