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Embarquement

- Amanda Holmes ?

- Mmh ?

Un bonhomme tout maigrichon et tout pâle qui m'alpague tandis que je marche dans l'une des rues du quartier des ingénieurs. Sa casquette stipule qu'il est facteur. Comme il le fait remarquer en me tendant d'ailleurs une enveloppe par la suite.

- Un courrier pour vous !

Probablement la mission que j'ai tant attendu. Voilà un mois que je squatte Lone Down, profitant d'une bonne petite résidence dans le quartier des ingénieurs. Un coin sympa et vert, l'un des quartiers les moins peuplés ainsi que le plus riche par excellence. Un pied à terre pour me remercier de ce que j'ai fait pour le royaume apparemment. Je suis bien d'accord pour dire que c'est plus utile et plus confortable qu'une statue orgueilleuse. Toujours est-il que ce vulgaire bout de papier va enfin pouvoir me délivrer de la sédentarité. C'était Larson le premier à m'en parler mais bon, à part m'informer que j'avais le commandement d'une division et d'un navire, il m'a pas dit grand chose d'autre. Probablement pas assez de détails à l'heure où il est venu me voir. Aujourd'hui la donne va peut-être changer ?

J'imagine comment mon équipage doit se faire chier. A mouiller depuis des semaines au large de Blanchetour, dans l'expectative. Mais ça va changer.

J'ouvre la lettre.

"Salut Anna ! Ca capte bien là-haut ? J'ai eu du mal à te joindre alors j'espère que tu recevras cette lettre. Bon, tu connais les services postiers. Ça prend du temps. Alors j'espère juste que cette fois-ci ils vont être rapides.

Pour le coup, on te met sur une grosse mission. Maintenant que t'es cheffe d'équipe, ça rigole plus. Enfin, pour le coup t'auras pas d'agent sous tes ordres, mais j'ai cru comprendre qu'on t'avait confié la Division Carter ? J'avoue frissonner rien qu'à l'idée de me retrouver avec toutes ces femmes... Bref, je diverge. La mission, si tu l'acceptes, c'est d'aller retrouver, avec ton équipage, la flotte d'un Contre-Amiral. Un certain Jonathan Nielson. On le suspecte de faire des trucs pas nets avec l'un des empereurs pirates. Reste à savoir si c'est vrai et si oui, lequel, même si quelques indices semblent nous mettre sur la piste de Ravrak. Vérifier la véracité de ces indices du coup. Bref, intégrer avec ton tout nouvel équipage la flotte et commencer à enquêter. Une aubaine que tu aies ta nouvelle couverture, j'ai envie de dire. Sinon on aurait dû confier cette mission au CP4. Qui manque un peu d'effectif ces temps-ci.

En parlant de CP4, il va d'abord falloir que tu ailles en récupérer un. Un informateur, à Marie-Joie. Une Marine sous couverture, comme toi. Et elle aurait des infos au sujet du Contre-Amiral elle aussi. Ça c'est la bonne nouvelle. La mauvaise c'est que l'on sait pas qui c'est et qu'elle non plus, du coup, elle sait probablement pas qui t'es. Donc je te souhaite bonne chance.

Post Scriptum : L'administrateur lui-même semble avoir hâte de recevoir de tes nouvelles. On dirait que tu lui as tapé dans l'oeil, mais je crois que c'est juste parce qu'il apprécie le taf que tu as fait sur Strong World. Mon petit doigt me dit qu'il a fait des investissements récents et que ça lui a rapporté gros.
"

Coup d’œil à la date qui figure en bas du courrier. Ouais, c'était il y a trois semaines. Ils ont fait vite. En tout cas pas question de jeter ce bout de papier, je le carre plutôt au fond de l'une de mes poches pour qu'il y prenne la poussière. Nouvelle mission, nouvelle difficulté. Se frotter à l'amirauté cette fois-ci, en effet je suis passée dans la cour des grands. Après faut dire que mes derniers faits sont pas vraiment sans conséquences. Mais là, je m'attaque à du gros poisson et c'est une opération toute en finesse et en longueur qui m'attend. Enfin je pense, sauf si l'homme est assez fou pour se jeter dans le piège de ne pas vérifier si ses fifres sont des espions.

En attendant je dois plier bagages. Mon logement n'est pas très loin, mais c'est dans la direction opposée que je vais. J'ai des choses à faire avant cela.

Direction Roublard.


Dernière édition par Annabella Sweetsong le Lun 15 Aoû 2016, 23:13, édité 3 fois
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- Alors, comment se portent les choses ici ?

- Mh.

La jeune femme garde les yeux rivés sur son bouquin, tournant vaguement une page avant de me répondre, le regard toujours occupé. Miss je-sais-tout, la directrice. Je viens juste lui rendre visite pour savoir comment se passent les choses. Savoir si mon idée fonctionne. Peut-être que je ferais mieux d'attendre le retour du vice-directeur. Le type du CP1 qui a emménagé dans le coin et complété le projet. Les deux à la tête de l'école arrivent plutôt bien à camoufler l'influence du Cipher Pol. Et l'utilisation d'une partie de l'établissement pour former les agents qui transitent dans le coin. Déjà une dizaine.

- Ça se passe bien.

Pour les quelques fois où j'ai rencontré la jeune femme, je me suis déjà fait une idée plutôt complète de son tempérament merdique. Arrogante, le type de femme à vous prendre pour une merde car elle se croit plus cultivée. Cultivée, elle l'est sûrement, mais elle n'a pas vécu le dixième de ce que j'ai vécu. Néanmoins je conserve mon calme : aucune raison de m'énerver. Tant mieux si ça va bien. Je prends poliment congé de sa personne pour aller faire un tour de l'école.

On est lundi, le pire jour de la semaine. Du coup évidemment il y a cours et les salles de classe sont bondées. Je me rappelle encore de l'état misérable dans lequel j'ai laissé le bâtiment dans lequel je marche, après mon combat contre Murphys. Contente de voir que ça a été bien repris. Le tout est encore plus beau qu'auparavant. Mais pas juste pour la beauté du geste. Car une fois passée des doubles-portes menant dans une grande cage d'escalier permettant d'accéder aux deux étages supérieurs de la bâtisse, je me retrouve devant une impasse. La porte du centre de formation.

Pas un seul bâtiment, mais deux. Un bon quart de l'école que l'on dit désaffecté et interdit d'accès. Oh il doit bien y avoir des gamins qui cherchent à braver l'interdit, mais ceux-là doivent être sévèrement repris par les gardiens qui verrouillent les entrées. J'en rencontre d'ailleurs un qui finit sa tournée, descendant les quelques marches qui rejoignent le palier.

- Lieutenante-colonelle Holmes, un honneur. Vous souhaitez visiter le bâtiment ?

- Volontiers.

Inutile de mentir, l'homme est de mèche. Un agent tout comme moi, au courant de ma position. Même sans ma couverture, il me doit sa déférence. Après tout, je suis désormais cheffe d'équipe. Bref il m'ouvre la porte vers un nouveau couloir, dans un bâtiment plus blanc que blanc au sol finement carrelé. Première fois que j'y mets les pieds, j'ai pas vraiment eu l'occasion de venir dans le coin inspecter le résultat des travaux depuis le terme de mon hospitalisation. Et le moins que je puisse dire c'est que c'est sacrément propre.

- Ha, c'est la jeunette. s'anime une voix derrière la porte de l'une des pièces bordant le côté droit du corridor.

En sort un vieil homme qui semble avoir fait son temps, mais que je reconnais bien évidemment comme mon aîné. L'un des plus grands formateurs, avec Raoul. Un type à qui l'on doit le respect et je l'ai appris à mes dépens.

- Braham, vieille fripouille. Alors c'est bien vrai, tu as emménagé dans le coin ?

Pas affilié à un CP en particulier, j'ai déjà eu l'occasion de me former avec le gaillard lors de mes longues années au CP8. Moins au CP9, ça va faire un bon moment que je l'ai pas vu.

- Ils m'ont prié de rester, vu le temps que l'on se tape. La pluie tous les jours, c'est pas bon pour mes vieux os ça.

- Allons bon. Tes vieux os ont rien à envier aux miens. Sont encore en train de récupérer. dis-je tout en montrant l'attèle qui m'enserre le bras gauche.

Continuant à blaguer de la sorte, le vieil homme et moi faisons encore un bout de chemin ensemble, avant qu'il ne se propose de me guider. On intervient tour à tour dans un bon paquet de salles qu'il me présente avec les activités qui en découle. Stratégies en toutes sortes, entraînement à l'interrogatoire, tests divers et même une salle de musculation. Mais ce qui achève mon air contemplatif, c'est l'immense gymnase qui sert pour l'entraînement au Rokushiki. Dans lequel on trouve d'ailleurs l'un des élèves. Un petit jeunot avec des tâches de rousseur sur la tronche, qui fait des étirements avant de tenter une fois de plus d'exécuter le Kami-E.

- Vas-y gamin, c'est pas difficile. Au bout de la cent-cinquantième fois ça commence à rentrer, en général.

Pas sûre de l'avoir vraiment motivé, vu sa tronche. Le formateur se met même à s'esclaffer en me tapant sympathiquement le dos. Puis enfin on sort prendre l'air vers la cour intérieur. Un petit espace vert bien camouflé des regards, avec une piscine. Drôle d'idée vu qu'il pleut des cordes. Mais apparemment c'est pour le Geppou ou quelque chose du genre.

- Après si tu veux y'a la salle de repos, dans l'annexe plus loin. On y trouve un hammam et même un jacuzzi.

- Haha ta proposition me tient à coeur, mais je dois bouger. J'ai des obligations qui m'attendent à Tourblanche. Des femmes à prendre en main.

- Rah ouais, je connais ça. Si tu savais le nombre de blondes que j'ai dû prendre en main. se fend-t-il, un sourire coquin sur les lèvres.

Sacré bonhomme. Mais bon, je lui fais comprendre qu'il est temps de faire demi-tour. Rapidement, on rejoint l'une des entrées les plus proches, où patrouille un autre garde qui cette fois-ci ne dénote même pas ma présence. Une preste poignée de main qui remplace presque une accolade et me voilà dehors, laissée à moi-même. J'ai grandi désormais et l'époque de la formation est si loin. Mais des fois il m'arrive de me dire que c'était beaucoup mieux en ce temps-là. C'était mieux avant.

Allez, c'est pas tout mais il est tard et j'ai un dirigeable à prendre.

A mon plus grand regret.
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- Beeurp.

- Classe.

- Je ne vous permets pas !

Mieux vaut ça plutôt qu'un vomi expéditif. Un rôt, c'est pas une galette sur le sol. Bon, cette fois-ci c'est pas dans une cale ou dans une nacelle que s'effectue le voyage, mais bien dans un zeppelin réservé au fret de passagers. Du coup les fauteuils sont un peu plus confortables, il y a de la place pour les pieds et quelques friandises si on a faim. Pas faim, moi, à cause de mes nausées. Mais en tout cas on est carrément moins ballotés et le voyage peut s'effectuer un peu plus en douceur.

Sauf pour les autres passagers qui doivent supporter le vacarme que je fais pour m'occuper et me changer les idées. Histoire de pas m'imaginer en train de dégobiller mon dernier repas. Car la simple pensée de vomir me donne envie de vomir. Et merde.

- Glouub...

- Mais prenez un sachet bon sang !

- Bleeurggh !

- Ignoble !

Bon, c'est bon, elle va se calmer l'aristocrate. Après ce que j'ai fait pour ce pays, j'ai bien le droit de vomir en aéronef, non ? Je la regarde d'ailleurs avec des gros yeux, avant de nouer mon sachet et le lui balancer au visage. Par chance pour elle, il n'explose pas, mais ça semble efficace pour lui faire comprendre qu'il vaut mieux qu'elle la ferme et fissa.

- C'est encore long ? demandé-je, stressée, à mon autre voisin.

- D'ici une demi-heure on devrait arriver.

Au G-12. La correspondance pour le dirigeable de la compagnie créée par Tom Builder. Bryan Air ou quelque chose du genre. En tout cas je peux admirer l'évolution du trajet à travers les hublots qui percent les parois. Des nuages, des nuages et... oh, encore des nuages. Puis bientôt autre chose parmi les nuages. Ce qui ressemble tout d'abord à un vulgaire rocher flottant, mais que j'identifie rapidement comme le G-12 au vu de ses rangées de fortifications et de la forteresse qui se dresse au milieu de l'île. C'est encore plus beau que dans mes rêves. Et ça, il l'ont fini en un mois.

Le commandant du vaisseau passe un message comme quoi on y sera désormais dans un quart d'heure. Donc on s'approche tranquillement ce qui me permet de remarquer les myriades de meurtrières devant chacune contenir un canon. C'est pas une base qu'ils ont construit, c'est un gigantesque navire volant. Une création de mauvaise augure pour les pirates qui voudraient passer en-dessous.

Arrivée dans cinq minutes déjà. Notre point d'arrimage est une espèce de port, de gare aérienne avec de longs quais qui s'avancent dans le vide et semblent accueillir plein d'autres aéronefs, petits ou grands. La chose qu'on me présente comme l'Aérogare.

C'est pas juste un port en réalité. Plus loin, derrière la rangée de boutiques et de magasins qui bordent la périphérie des pontons, on peut apercevoir de grands immeubles qui se dressent juste devant l'épaisse végétation qui surplombe l'île. Des gens se sont installés ici. Des marchands, probablement. Car les affaires fleurissent désormais sur Strong World.

- Excusez moi, le prochain dirigeable en direction de Third District ?

- Quai neuf quatre-quart madame. C'est le "Shiva", vous pourrez pas le raté

Neuf quatre-quart ? Qu'est-ce que c'est que ces conneries. M'enfin bon, le contrôleur me tend un ticket et m'indique l'un des nombreux quais, avec un beau ballon bleu qui y est posé. Celui-ci est presque complet alors je me dépêche. Une valise dans chaque main, me voilà bientôt dans la nacelle d'une montgolfière aux couleurs chaudes tirant sur l'orange.

Cette fois-ci le voyage est plus sympathique. Certes on est lents et la nacelle ne peut pas accueillir beaucoup de monde. A peu près huit personnes en comprenant le conducteur. Néanmoins l'air est frais et on peut profiter du vol pour observer l'environnement tout autour de nous. D'abord les îles flottantes qui se perdent dans les nuages, puis la jungle épaisse de Third District et enfin la lumière d'un phare. Qui n'est pas celle d'Ancrelieu, mais plutôt celle de Tourblanche. Maintenant que le fort est quasiment terminé et opérationnel.

Un sacré gros truc. Pas aussi gros que le G-12 ni aussi imposant, quand on peut comparer les deux, mais quand même un beau bastion. Avec la petite ville qui évolue tout autour. Par contre l'endroit est relativement sombre et les pierres utilisées pour la construction globalement grises ou noires, donc je me demande d'où vient le "Blanche" dans Tourblanche. Probablement une simple ironie. Les blagues font souvent les meilleurs noms.

C'est sur l'une des berges de la baie entourant le bâtiment que le ballon se pose. Tranquillement. Sur le sable blanc. Je règle donc le trajet et me dirige vers les gigantesques chemins en pierre qui rejoignent l'îlot de Tourblanche. Et quand je dis "gigantesques", je n'exagère pas. On peut facilement y faire tenir une trentaine de personnes qui se tiennent la main, sur toute la largeur. Encore la folie des grandeurs du Gouvernement Mondial. Néanmoins je ne vais pas m'en plaindre, ça permet de ne pas être obligée de me coller aux autres passants qui profitent de la vue, du paysage, qui font des balades nocturnes. Car le soleil est presque couché et que la cité resplendit de mille feux, allumée par toutes les lanternes qui y brillent sacrément.

Enjambant les épais pavés faits pour des géants, je me rends enfin compte du changement dans l'air. Fini l'oxygène en abondance de l'île céleste et bonjour l'iode.

Ça m'avait presque manqué.
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- Z'êtes qui ?

- Votre nouvelle commandante.

- On a déjà une Commandante.

- Ouais mais t'as vu ses galons ? Celle-là elle commande la commandante.

- Ah ouais p'tain, j'avais pas r'marqué. C'est au moins une Commodore non ?

- Lieutenante-Colonelle. interviens-je.

- Pas loin. siffle la rousse.

Après plus d'une heure de pérégrinations sur les quais bordant l'immense tour, j'avais finalement réussi à dénicher un équipage de Marine semblant correspondre aux critères de la 346ème division. Fallait dire aussi qu'un navire avec que des femmes à son bord, ça se remarquait aisément. Et c'est donc en connaissance de cause que j'avais alpagué deux officières en train de jouer aux dés, à proximité du vaisseau. Les suspectant de faire partie de l'équipage. Sinon les seules Marines à la ronde. L'une était Sergente-Cheffe et causait pas mal, c'était la rousse. L'autre avait un peu plus de galons, Lieutenante au moins, une brune à lunettes enrobée dans d'épaisses couches de vêtements lui donnant l'allure d'un bibendum.

- 'Voulez p't'être voir la Commandante, du coup ? me demande celle-ci.

J'affiche une mine blafarde. Elles n'ont pas l'air d'être au courant de mon arrivée. Ma présence à bord va définitivement leur faire une surprise. Pourtant elles bronchent pas, en réalité elle s'en fichent un peu. La rousse rajoute d'ailleurs :

- La saison des nouveaux. Après ça faut qu'on aille chercher des gueuses à Marie-Joie. La barbe d'y retourner.

- Tu préfères p'tet rester ici à te dorer la pilule une semaine de plus ? J'sais même pas ce qu'on attend.

- Moi, vous m'attendiez moi. Maintenant je suis là, on va pouvoir partir, alors remballez vos jeux de société et faites vos bagages.

Les deux gonzesses restent malgré tout suspicieuses. La Lieutenante se permet même une petite pique d'insolence, en me demandant fièrement :

- Et z'avez pas répondu à ma question. Car j'veux pas recevoir d'ordres d'une inconnue. Z'êtes qui au juste ?

- Lieutenante-Colonelle Amanda Holmes.

Deux mines déconfites qui poignent instantanément devant moi. Le nom sur toutes les lèvres de Strong World depuis ces des derniers mois qui apparaît sans prévenir et leur dit être en charge de leur division, un choc. Mais bon, des héros dans la Marine il y en a plein et ils finissent toujours par crever quelque part. Elles relativisent assez rapidement à ce sujet.

- Ouais, d'toute façon les ordres restent les mêmes.

- Du moment qu'on m'prend pas ma cuisine.

- Ça, ça s'rait un miracle.

Je darde un œil sur la bonne femme, la cuisinière. Un bandeau avec des motifs à têtes de mort dans les cheveux, pas de tunique réglementaire et puis un rouge à lèvre criard, aussi ardent que ses cheveux. Elle paye pas de mine, elle doit avoir au moins quarante ans.

- Quess' c'est que z'avez à m'regarder comme ça ?

- Je découvre mes prochaines compagnes de route. Un problème ? fais-je tout en reluquant de la même façon la Lieutenante qui se met à rougir.

En vérité, je les jauge. Plus que la différence de grade, la plus jeune semble un peu plus éveillée que l'autre. Elle pourrait éventuellement esquiver un Shigan si je la menaçais subitement, ce qui ne serait pas le cas de la cuisinière. J'espère que c'est pas tout le régiment qui est aussi mou de la fesse.

- Tenez, commencez par embarquer ces tonneaux et ces caisses de... fruits et légumes ? Plutôt que de rester plantées là à prendre racines. conclus-je tout en pointant du doigt l'enchevêtrement de marchandises adossées à la coque.

Mettant sur ces entre-faits un terme à notre conversation, je lance un pied sur la planche menant au pont principal du navire à côté.

Grand mais quand même un peu plus petit qu'un cuirassé. De bonne taille, plutôt léger avec un grand nombre de voiles mais pas que. Un mécanisme plus récent semble aussi obéir aux différentes commandes à proximité du gouvernail. Tout en bois ou presque, le bateau est plutôt accueillant. Mon arrivée provoque d'ailleurs un étrange silence parmi la cinquantaine de femmes en train de vaquer à diverses occupations. Sur le gaillard avant aussi bien qu'arrière ou même le pont sur lequel je me trouve. Inconsciemment, elles me libèrent la voie en direction de la Commandante. La Commandante qui est tout feu tout flamme à l'idée de me rencontrer, il semblerait. Et celle-là a bien été prévenue de mon arrivée.

- Morbleu, la voici ! J'y crois pas ! Trois semaines à l'attendre, trois ! Vous savez ce que ça a été ?

- Chiant ?

Non, j'en sais rien. Elle me saute dessus comme une furie, je dis la première chose qui me passe par la tête. Elle est plutôt canon, avec sa belle chevelure virevoltant dans les bourrasques marines qui secouent la carcasse. Mais sa réaction est étrange, démesurée. Elle est limite en train de me coller. C'est l'Adjudante qui nous rejoint et m'explique la situation. Au passage, celle-là a l'air d'être aveugle. Bon sang, où est-ce que je me suis fourrée ?

- Ne vous en faites pas, c'est naturel. La Commandante Vasilieva a un dérèglement motivationnel. Pour la calmer, il suffit de lui dire des choses qui importent réellement. Comme par exemple que nous nous rendons dans le Nouveau Monde. Taper quelques empereurs pirates.

Et ça marche. La bonne femme s'arrête direct, adoptant une expression grave là où quelqu'un qui croirait à un tel bobard serait déjà en train de faire des bonds. Malgré la grosseur du mensonge qui ne dupe personne, le simple fait d'évoquer pareille idée suffit à la ramener sur terre.

- Ce n'est pas vrai, Frances. Bref, bienvenue à bord, Miss Holmes.

Le moment de faire les présentations on dirait. A cette mention, c'est la division toute entière qui se fend d'un hoquet de surprise ou bien d'un "oooooh" général. Je fais remarquer l'absence d'informations sur mon arrivée à ma subordonnée, qui s'excuse pour la bonne raison que...

- J'avais oublié !

Bon sang, ça commence sur les chapeaux de roue. Mais heureusement, après trois minutes d'excitation générale et de chuchotements assourdissants, les femmes retournent progressivement à leurs occupations. Me laissant seule avec celle que l'on surnomme "la Loque" et l'adjudante aveugle, Cassandre Frances. Une autre rousse en armure avec un visage plutôt attirant, si ce ne sont ses yeux aux pupilles blanches plutôt dérangeantes.

Avec ces deux-là, direction donc la cabine du capitaine. Un coin plutôt pas rangé et sombre, qui sent un peu le renfermé et que je devine à l'abandon. Depuis quand la Commandante n'y a-t-elle pas mis les pieds ?

- Vous avez déjà dû rencontrer la Lieutenante Kold et la Sergente-Cheffe Cooper ?

- Difficile de les rater.

- De bons éléments. Même si je préfère vous mettre en garde : notre Cook prépare des mixtures infectes. Seulement, gardez-vous de le lui dire si vous ne voulez pas passez les prochains jours à ronger votre semelle.

- Je vois.

Ce système de grade fonctionne définitivement bizarrement, en haute mer. J'imagine bien que ceux qui ont le plus de poids sont le navigateur, le médecin et le cuisinier. Des types qu'il vaut mieux ne jamais se mettre à dos. Je retiens donc le conseil, sans faire plus de cas.

- Je leur ai demandé de charger à bord les énormes caisses de nourriture que j'ai pu dénoter sur les quais. Il nous faut lever les voiles au plus vite.

- Et vous avez eu raison. Votre arrivée signe notre départ, voilà trop longtemps que nous mouillons à rien faire dans les parages.

- Nous avons même eu le temps d'aller chasser les étranges bestioles qui rodent dans les forêts. rajoute l'Adjudante.

Brave. Le moins qu'on puisse dire, c'est que je ne me coltine pas des poules mouillées. Étrange tout de même, de voir que des femmes peuvent se montrer plus courageuses que des hommes. C'est bien ce qu'il me faut pour la prochaine mission, je n'ai pas besoin de femmelettes à bord s'il s'agit de faire tout le trajet en direction des Pythons Rocheux. Et d'abord d'Astérion. Mais avant cela...

- Rappelez-moi, combien de recrues sont censés nous rejoindre à la capitale ? demandé-je tout en saisissant une pile de papier traînant sur l'espace de travail et en la fusionnant avec une autre, avant de mettre le tout dans un carton.

- Cinq. Essentiellement des sous-officières. Du sang neuf pour reprendre la route. Nos dernières rencontres nous ont malheureusement coûté la perte de deux caporales et d'une sergente.

Triste histoire. Mais je ne peux m'empêcher de sourire intérieurement à l'idée que, parmi ces cinq femmes, se cache mon informatrice. Ça rétrécit grandement le spectre des possibilités.

- Dans ce cas, je... euh... Mettons les voiles ?

C'est étrange de donner des ordres. Je n'y suis pas habituée, mais je suppose qu'il s'agit principalement de délégations. La Commandante sait gérer ses femmes et son navire. Moi non. Je vais donc me baser sur son expérience. Malgré tout, je ne peux m'empêcher d'avoir l'air confuse dans mes directives. Espérons que je ne sois pas amenée à être plus ordonnatrice par la suite. Ma couverture n'est pas sophistiquée à ce point.

En tout cas ça semble suffisant pour que les deux jeunes femmes se cambrent dans une rapide salutation, avant de disparaître derrière la porte de la cabine. Loque la première, visiblement sur-boostée à l'idée de... fiche le camp ? Leur départ me laissant donc seule, dans la semi-pénombre. J'en profite pour tirer les rideaux, ouvrir les hublots et faire un peu de ménage. Mine de rien, j'affiche un air satisfait en époussetant mon tout nouveau siège.

C'est mon premier rafiot.
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- J'adore observer l'aiguille de l'Eternal Pose pour vérifier que l'on ne se trompe pas de direction. C'est vraiment une activité enrichissante.

- Si vous n’étiez pas totalement maboule, je vous qualifierais bien de génie, Commandante.

- C'est fou, avec autant de motivation dans la voix ça en devient presque cynique.

- Mais... mais... J'adore vraiment ça ! La navigation c'est chouette ! Regardez-moi ce gouvernail...

- Ca fait déjà bien trop longtemps que je le regarde, vu que c'est moi qui pilote.

- Tu veux que je prenne ta place ?

- Ahahah. Hilarant.

Drôle de conversation. Surréaliste. Entre une dépressive chronique, une aveugle et un bonhomme Michelin. Je me demande des fois où j'ai débarqué. Mais il semblerait que mon intervention suffise pour interrompre leurs étranges discussions. Comme si j'étais là pour les réprimander. C'est peut-être le mot qu'elles se sont passées.

Faut dire que j'ai pas eu une attitude franchement humaine avec la Lieutenante et la Sergente-Cheffe. Mais quand même, je reste toujours ouverte à une partie de franche rigolade. Pourtant je me retiens : j'ai une couverture à tenir.

- Alors Commandante, comment se passer la traversée ?

Ouais, je vois pas vraiment quoi dire d'autre. C'est ça ou bien c'est rester dans la cabine du capitaine, à trier la paperasse. Juger les doléances de l'équipage. Et dieu sait qu'il y en a, surtout pour destituer la cuisinière et en mettre une autre à la place. N'importe qui, sauf Cooper.

Déjà trois jours que nous avons pris la mer et je ne peux que me lamenter des petits plats Lone Downiens. Surtout lorsqu'il est sujet de manger la bouillie épaisse peu ragoutante de la Cook autoproclamée. Certes ça me plairait, moi aussi, d'avoir de meilleurs plats servis. Chauds plutôt que froids. Mais il est peut-être un peu tôt pour m'affirmer et je tiens à ma ligne. Dans le sens : je tiens à continuer de me sustenter les prochains jours.

- Ah, bien le bonjour Lieutenante-Colonelle ! Tout est magnifique, le paysage est superbe et on se dirige comme prévu en direction de Marie-Joie. Plus que quelques jours ! Je dirais... encore trois.

Trois jours à être tenaillée par la faim. Bon, ça pourrait être pire. Considérons ça comme un entraînement pour la suite.

- Parfait. J'aurais besoin de quelqu'un pour me guider. Il semblerait que je doive inspecter les cales.

- C'pas le genre d'choses que l'on fait en général avant de partir ça ?

Euh... Joker ? Heureusement, la Commandante semble bien décidée à me sauver les miches.

- Il est vrai que j'ai donné l'ordre de partir un peu précipitamment. Ca n'y changera rien si on le fait en mer. Lieutenante Kold, vous pouvez l'accompagner ?

- Tout d'suite. Tiens euh... Sparkle ?

- Ouais ?

- Prends la barre.

- Ca roule.

Caporale Joan Sparkle. Je commence à connaître. Une autre jeune femme, peut-être parmi les plus jeunes. Une fada des canons. La première fois que je l'ai vue, elle était en train d'astiquer celui qui se trouve sur le gaillard avant. A l'embrasser, presque.

J'emboite donc le pas à la Lieutenante qui se précipite en direction de la cale. Traversant donc premièrement les quartiers d'équipages, nous arrivons enfin dans l'espace de stockage de la cargaison. Selon ce que j'ai lu, la tâche est plutôt simple : vérifier que les papiers agrafés sur les caisses renvoient bien à leur contenu. Histoire de pas se retrouver avec des clous à la place des pommes, par exemple. Quinze minutes et c'est bon, c'est fait. Avec l'aide de ma partenaire qui en profite pour me faire une visite guidée.

- Là, c'est la cabine d'la Commandante. Un peu à part du quartier d'équipage, elle a des cloisons. Elle a jamais voulu dormir dans la cabine du cap'taine, sous prétexte qu'elle en a pas b'soin. Elle préfère être proche d'ses femmes. Apparemment.

Je zieute rapidement le petit espace séparé du reste, sans porte mais avec des meubles et des installations un peu sophistiquées. Je remarque même un livre trônant sur ce qui ressemble à un petit bureau. Un carnet de bord, probablement. J'ai déjà commencé le mien. Et c'est chiant.

- Ça c'est la cuisine... et ça, c'est le réfectoire. m'indique la bonne femme, tandis que l'on remonte à l'étage supérieur. 'Devez connaître. Les secondes et premières classes mangent entre eux, puis les sous-officiers et enfin les officiers. 'Souvenez vous être assise sur cette table là-bas ? Ben c'est celle des mousses.

Ah, zut. Je me disais bien aussi que l'on me regardait bizarrement. Depuis, je n'avais cessé de rapporter mon repas dans ma cabine, prétextant avoir trop chaud dans le réfectoire. En réalité, j'avais honte d'avoir tous les regards braqués sur moi. Et maintenant je comprends pourquoi. Je ne referai pas la même erreur, marquant du regard la table des officiers.

Trois autres minutes pour visiter les chiottes et la salle de bain et nous voilà de retour sur le pont principal. Le soleil est haut dans le ciel et la plupart des femmes sont dans les cordages. Comme il n'y a pas de vent, les voiles ont été remontées et le navire se propulse grâce à un système à hélices ingénieux.

- Si cela n'vous dérange pas, j'aimerais r'tourner à mes occupations.

- Faites, Kold. Faites.

Mon regard est déjà perdu à l'horizon, tandis que la jeune femme s'évade. Pour ma part, c'est en direction du bastingage que je m'avance. Ces croisières en mer, cette température froide, ce ciel blanc illuminé par un soleil trop chaud. Cela me rappellerait presque mes aventures à bord de la Translinéenne. J'en ai fait du chemin depuis. Me voilà désormais Lieutenante-Colonelle à bord de mon propre navire. Enfin, tant qu'Amanda Holmes est en mission.

Finalement je m'en tire pas trop mal.

Alors les jours passent et progressivement nous arrivons aux alentours de Red Line. Grâce aux talents de navigatrice de la Commandante qui possède la cartographie exacte du réseau Marijoan, nous débouchons enfin sur la Base du G-0 à terme. Trois jours, comme convenu.

Il ne me reste plus qu'à accueillir nos petites protégées.
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