Premier jour
- Ca n'a rien de bien compliqué.
- Déclencher une onde de choc ? Non. Me retenir de le faire oui.
- Te retenir de le faire avec le Fruit des Séismes. Mais le faire avec l'énergie de ton propre corps. Sinon c'est de la triche.
- J'aime tricher. Ça évite de finir six pieds sous terre, en jouant à la loyale.
- Mais tricher n'apporte rien. Triche une fois et c'est fini, n'espère pas que je t'entraîne une fois de plus.
Les échanges sont vifs à l'oral. Pourtant, la situation est relativement zen. Assise, les jambes repliées vers l'intérieur, les bras posés sur les cuisses, j'attends. Et mon formateur me regarde faire, comme s'il attendait un déclic. Je l'attends moi aussi, mais j'ai le sentiment que les mots me perturbent. Le fil de la discussion, il me reste dans la tête. Impossible de faire le vide.
- O'Murphy m'a confié une mission aujourd'hui.
- Et tu penses être à la hauteur ?
- Je ne sais pas. Je n'y suis pas encore.
- Tu as raison. Reste concentrée sur ce que tu es en train de faire. Et si ça ne marche pas, imagine que tu n'as pas de mission.
Pourtant ça m'obnubile. Je vais dans le Nouveau Monde. Une nouvelle tentative du Cipher Pol pour mettre de l'ordre sur cette île anarchique. La situation s'y prête plus actuellement, qu'il m'a dit. Que la sécurité laisse des failles. Que l'on peut exploiter.
Pourtant je compte bien arriver par la grande porte.
- A quoi penses-tu ? Tu es dissipée.
- A comment je vais m'y rendre. Sur cette île. Dans le Nouveau Monde.
En train ? C'est ma première solution et la moins infaillible. Même les cuirassés coulent sur les mers déchaînées, secouées par des maelströms qui rendent la navigation délicate. Et ça serait bien, si la Marine avait un Eternal Pose.
- Alors oublie. Essaye de penser à autre chose. A quoi penses-tu ?
Là où je vais. Autre chose. Là d'où je viens.
- Le chemin que j'ai parcouru. Syrup. Logue Town. Mon enfance, mon adolescence...
- Y es-tu retournée, à Syrup ?
- Jamais.
Je dois venir puiser les informations au fond de moi. Me remémorer l'environnement. Mais tout ce dont je me souviens, c'est de la cuisine. Du petit déjeuner. Des pilules. Ça étouffe mes sentiments, mes souvenirs.
- Essaye encore. Dis-moi.
Plus loin. La balançoire. Celle sur laquelle je me suis balancée des années. Avant de me cogner. Avant cela, les jeux avec mes amis. Nombreux. La jalousie, oui. La jalousie.
- Je me souviens de ce jour... Parfaitement ordinaire.
- Décris-le.
- J'essaye. Il faisait beau et chaud. La fin du printemps, probablement, juste avant les grandes vacances. J'étais encore petite, dans l'enseignement élémentaire. Cinquième ou sixième année, on abordait les calculs. Oui, l'école venait juste de finir.
- La mémoire. Elle stocke des images, des traumatismes, des moments de notre vie. Elle stocke aussi de l'énergie, essaye de la trouver.
Nous sommes quatre. Quatre enfants à jouer, paisiblement. Les jeux s'enchaînent et nous courrons. Nous nous épuisons progressivement à alterner les rôles. Jouer au loup, à chat, à cache-cache. Deux filles, deux garçons. A l'époque, l'un des deux m'avait déjà avoué qu'il était amoureux de moi. Mais c'était idiot, ça ne voulait rien dire. Alors j'avais répondu en riant. Mais ça ne l'avait pas froissé. Il avait oublié.
Dans la cour de l'école, les parents viennent chercher leurs enfants. D'autres partent et on leur demande : qu'ont-ils fait aujourd'hui ? Intérieurement, je réponds. Je me mets à leur place, je m'imagine tenant la main du papa, de la maman. Et je leur dis ce que j'ai fait. Travaillé les chiffres, les calculs. L'arithmétique, un mot compliqué. Mais j'aime les mots compliqués, même si je ne sais pas ce que ça veut dire. Je les retiens car ils me donnent l'impression de dire des choses intéressantes. Alors que j'arrive juste à retenir l'attention.
- C'est à mon tour d'être le loup. que je m'écrie.
Je ne sais pas si la frontière se vérifie toujours ou si je vis dans les deux moments. Mais j'ai le sentiment d'avoir trouvé la concentration qu'il me faut. Assez pour me replonger dans le passé et revivre l'événement. A mon tour de chasser, comme un vilain prédateur. Je provoque l'angoisse, la peur, l'anxiété. Est-ce que j'aime ça ? Maintenant beaucoup plus qu'auparavant. Terrifier est un moyen de se faire respecter. C'est un peu le chemin le plus facile, celui qui est pris par beaucoup des grands de ce monde. Beaucoup de parvenus. Mais là, je le fais car c'est mon rôle. Mon rôle est terrifiant et même moi il me fait peur.
Je suis le loup et je mange les moutons. Alors je cherche. Il y a quelques arbres, des bancs, des buissons bordant la cour. Le sol est dallé et mes bruits de pas préviennent. Alors une ombre se penche et je la trouve, la première. L'ombre, je tends le doigt et je dis :
- Trouvée !
A ma première camarade.
A ce moment-là, j'ai le sentiment de ne faire qu'un avec le moment passé. Que le présente ne m'importe plus. Qu'est-ce que je dois chercher ? Une forme d'énergie à l'intérieur de moi. En quoi me plonger dans les rares souvenirs de ma plus tendre enfance peuvent bien m'aider ?
- En apprenant à se connaître, on sait trouver ce que l'on cherche au fond de soi.
Encore une de ces phrases dignes de ces moines vivant dans l'isolement et la méditation. Pour mon esprit tourmenté, ça n'est pas la chose à faire. J'ai le sentiment de creuser dans un puits sans fond. Et puis je les trouve. Ils se trahissent les uns après les autres. En rigolant, en éternuant, en essayant de se cacher ailleurs. Mais finalement j'ai terminé. Et tout se finit car ce n'est plus moi le loup. Je ne fais plus peur désormais. J'ouvre les yeux, hébétée.
- Je ne vois aucune différence.
- C'est un premier pas. Tu as réussi à te réfugier dans ton subconscient, c'est déjà pas mal. Maintenant il va falloir l'utiliser. Demain.
Déjà dix-neuf heures. Le temps est passé à une vitesse prodigieuse. Cette expérience, je ne suis pas vraiment sûre de vouloir la renouveler. C'est embrasser le moment où je me suis comportée comme un véritable être humain. Non plus comme le monstre que je suis aujourd'hui. Est-ce toujours moi ?
- Je n'aime pas méditer.
- Et je n'aime pas t'entraîner.
- Alors pourquoi ?
- Parce que passer à côté de cela serait un beau gâchis. Nous recommençons demain. Oublie l'enfance et les souvenirs. Essaye juste de faire le vide comme tu l'as fait aujourd'hui. C'est bien suffisant. Demain, je veux voir ton énergie refluer.
Je soupire. Lessivée mentalement. Moi qui espérais un entraînement en dur, je suis déçue. Mais apparemment, chaque chose en son temps. Un pas avant l'autre, comme dit le vieux. Alors on se sépare. Et on se donne rendez-vous à dix heures pour la journée suivante. Sur ce même cratère rocailleux, désertique et loin de tout.