Maintenant que nous savons que Tickle a en sa possession une grande quantité de bierraubeure illégale, c'est une course contre la montre avant qu'il n'écoule tout son stock. Nous ignorons à quel train six cent litres peuvent se vendre. Quand nous étions dans les bois, l'équipe de Raven était occupée à se renseigner sur le réseau de distribution de Tickle à commencer par surveiller la vieille fermière chez qui Rivaldo a acheté un litre de la bierraubeure. Un membre de l'équipe se déguisa en alcoolo et alla mendier un peu de boisson chez elle en contrepartie de cash. Il se fit chasser à coup de fourche. Après cet échec, ils essayèrent une technique que cette veille n'a pas dû trop tester en soixante-dix ans de vie à la ferme. L'intimidation musclée. Ligotée, les pieds dans une bassine d'eau, Raven lui fit d'abord la démonstration de l'effet d'un haut voltage de courant électrique sur une volaille. Carbonisée, cuite à point. Après, ça, elle défaillit quand le Fumier approcha le fil dénudé de sa peau. Quand elle reprit conscience, elle se mit vite à table.
- Elle dit avoir un numéro en fait. L'voici. Elle appelle l'gars, il lui fixe un rendez-vous dans une boite aux lettres noires, il dépose l'alcool, après elle passe déposer l'argent en retirant la bouteille. Ils n's'croisent pas.
- Pas mal pour un patelin paumé. C'est un système copié à la mafia. Elle peut appeler ?
- Nan, trop choquée.
- Tu lui en as trop montré, Raven.
- Juste la joie qu'procurent les arcs électriques. Euh... où est Albuquerque ?
- Empêtré dans une histoire de savons illégaux.
- Quoi ?
- Oublie, il se débrouillera. Je vais appeler le numéro. Donne.
PULUPULUPULUPULUPULUPULUPULUPULU !!!- Ouais ?
- Salut. J'en veux.
- Quoi ?
- Ce que tu vends.
- Je vends rien, tu t'es trompé d'num.
- Tu dis ça à tous tes clients ?
- J'ai dit que tu t'es trompé ducon.
- Vraiment, le client qui est roi, ça se perd. Écoute trouduc, je suis un ingénieur agronome de Jalabert en mission dans ce bourg paumé, d'ailleurs tu l'as remarqué à mon phrasé. Pas de filles dignes de ce nom, pas de bars, pas d'amusement. Mais on m'a dit que tu avais la meilleure gnôle du coin, si ça veut dire quelque chose pour un trou perdu dans la steppe. Donc ne me fait pas chier, je veux dix litres, je reste ici pendant longtemps. On m'a aussi dit que tu n'étais pas seul sur le marché. Alors, tu veux l'argent ou pas ?
- L'cimétière d'Gorgorian, sous l'chêne blanc. A 11h.
Gatchan.- C'est dans vingt minutes ! Tu connais l'endroit ?
- Ya, cé à deux kilomètres au nord. Un vieux cimetière.
- Bon, les gars, go go go ! Il faut y être avant lui.
Après un plan sommairement dressé par Rivaldo, nous nous ruons au cimetière, en unités éparpillées. Ces gens ont beau être des fermiers, la modernisation de la mafia est arrivée jusqu'à eux. Le cimetière compte trois entrées que chaque équipe prend avec la consigne de ne laisser aucune empreinte traitre dans la neige. Nous sommes ainsi obligés de marcher les uns dans les pas de l'autre tandis que le dernier de la file recouvre le tout avec de la neige accumulée dans un sac. Ajoutez à ça l'impératif du temps et vous obtenez une drôle d'infiltration à la sauvette. Une partie de moi n'arrive pas à y croire. C'est juste des paysans... Le chêne blanc est en vue mais après une inspection furtive, aucun bidon n'a été déposé, normal. Il reste dix minutes avant l'heure H et nous avons un autre problème.
- C'trop dégagé chef, on trouv'ra pas abri. Faut partir. Les pierres tombales sont basses, y a pas d'mausolée ou d'statue pour s'cacher.
- Vous tous, partez. Moi j'reste.
- Monsieur ?
- Regarde à tes pieds, Raven.
- Nooon. Vous plaisantez ?
[...]
Depuis dix minutes, j'attends.
J'aurais aimé dire que c'est la première fois que je me retrouve dans cette position mais non.
Il y a eu cette mission pour le Gila où... Non, je préfère oublier, mais je ne le peux. J'ai une mémoire eidétique. Un fardeau des fois. Depuis dix minutes, je fais attention de respirer un minimum, je ne veux choper aucune germe. Gunnjona Sigurveig, comment es-tu morte ? Pourquoi je ressens de vagues effluves d'huile de baleine dans ce tombeau ? Aurais-tu été une chasseuse de baleine dans ta vie ? Mais, non, ridicule, tu es enterrée de cent dix ans. L'odeur doit venir de moi, je viens juste de trancher dix types qui tenaient une fabrique de savons à base de graisse animale.
Hum ? Arrachant mon regard au squelette, je me concentre sur les bruits de pas étouffés par la neige molle. Ça se rapproche. Mes yeux levés au ciel sont fixés sur les branchages de ce majestueux chêne blanc. Bel endroit pour se reposer, mais je suppose que ça doit t'être égal, Gunnjona. Un homme transportant un sac en bandoulière passe. Sans regarder. Sans cure pour ce tombeau au revêtement affaissé et troué. Inconscient qu'il n'y dans le caveau, un vivant de chair. Je l'entends s'affairer. Je le laisse déposer la marchandise. Il refait le chemin inverse.
J'aurais aimé dire que c'est la première fois que je me retrouve dans cette position mais non. La dernière, fois, j'ai été surnommé "le Moine Hérétique". Alors qu'il passe à côté d'un pas léger, je me redresse. Nonchalamment. Tel un zombie. La tête penchée d'un côté. Il me regarde, je le regarde. Je crie. Il crie. Et s'évanouit.
Petite nature.
Des paysans, finalement.
[...]
- Dix litres d'alcool non imposé, ça vaut au moins un an de prison dont six fermes pour le consommateur. Mais pour le vendeur, compter jusqu'à deux ans.
- Tsé, tu m'auras pas par des m'naces, crache celui que nous avons capturé.
- Tu n'es pas Tickle, n'est-ce pas ? Tu n'es qu'un de ses livreurs. C'est ton chef que nous voulons, livre-le nous et nous te libérerons.
- Tsé, chui pas une balance. Parle à mon jonc.
- Faudrait savoir, ils oscillent entre paysans et mini-mafieux. Tu ne veux pas nous dire qui est ton boss ?
- Chai que vous êtes pas des Marines.
- Donc, tu en conclues quoi ?
- Que je risque aucune prison, tsé, dit-il suffisant.
- J'hallucine.
- J'opte pour le paysan, chef, fit Raven en pouffant de rire.
- J'dirais rien et vous allez m'relachez !
- Donc à un aucun moment tu ne t'es pas dit qu'on pouvait se débarrasser de toi ?
- Dé-barrasser ?
- Oh, c'est chou chef, il blêmit. Donc il pense qu'on est des curés, ou des paysans, susurre-t-il en sortant son canif. Tends ta main, j'suppose que t'utilises pas ton petit doigt gauche hein ?
Il se débat quand Raven pose sa main sur l'accoudoir et tente de sectionner son auriculaire. Soudain, un souvenir m'assaille et je comprends tout à coup pour quoi j'avais supposé que Gunnjona était une baleinière de son vivant. Bien sûr que l'effluve ne venait pas du squelette. Pas plus de moi. Mais du livreur qui venait dans notre direction. Le vent l'aura annoncé sous forme d'odeur avant qu'il ne passe à côté du tombeau. Depuis, le nombre de personne -onze- dans la pièce aura noyé ses fragrances. L'évidence me scotche quand je scrute les ongles du prisonnier. Maculées d'une substance blanche, huileuse. De la graisse animale. La même odeur que celle de la fabrique. Machinalement, je décroche mon escargophone. « Dis-moi que tu n'es pas encore chez les Mouettes, Albuquerque ! Pouufff. Sauvé. Attends-nous là-bas. »
- C'est inutile de nous dire où est Tickle. Je l'ai trouvé.
[...]
A ma surprise, j'aperçois l'équipe de Prisca quand nous arrivons à l'orée de la forêt. Son équipe était censée trouver l'identité de Tickle après tout et depuis le matin, je n'en avais aucune nouvelle. Elle est assise sur le chariot qui transporte les braconniers, jonglant avec ses couteaux. Les prisonniers sont réveillés mais mis à mal par leurs blessures encore saignantes. Prisca me regarde puis me désigne de la main un blondinet aux yeux bouffis. « C'est lui Tickle » dit-elle de sa voix monocorde. Les autres Fumiers sont toujours autant surpris de l'entendre parler. A parier qu'elle ne dira plus un mot pendant des mois.
Heureusement que la fait toujours seconder pour qu'il y ait quelqu'un pour m'expliquer. J'apprends alors que j'ai raté un moment d'anthologie où Prisca s'est promenée de ferme en ferme depuis le matin, en pleurant, cherchant l'homme qui la mise enceinte après seulement une nuit. Elle se serait tellement lamentée qu'après deux fermes de visitées, une cohorte de fermières lui fit une garde d'honneur, l'escortant de fermes en fermes pour chercher le dénommé Tickle. Quelqu'un finit par reconnaitre le surnom d'un ancien copain de lycée mort depuis longtemps. Mais il se souvint que ce dernier avait un fils, qui s'était peut-être approprié le surnom de feu son père.
- Il nous a donc filé son identité en précisant au capitaine Prisca qu'elle ferait mieux d'oublier la possibilité qu'il prenne ses responsabilités parce que c'était un vaurien, dit Brooks, la seule autre femme dans l'équipe tactique que j'ai constituée.
Boss, je vous présente Robert Ushovd Junior. On a trouvé chez lui des signes indiquant qu'il fait aussi de la contrebande de savon et de parfum. On a aussi trouvé une carte cachée de la forêt avec des lieux marqués de croix. On a trouvé la fabrique et le capitaine Albuquerque.
- Sérieux ?
- Euh, oui, monsieur.
- Sérieux Prisca ? Tu as parlé et joué la comédie ? Hahaa !
- C'est vraiment l'seul point qui vous parle ?
- Haha, désolé, revenons à nos affaires. Donc tu es Tickle.
- Oui... J'vais... mourir.
- Non, tu as juste le torse balafré. Ça te fera des souvenirs. J'aime beaucoup ton esprit expansionniste, tu combines deux contrebandes. Malheureusement pour toi, tu as été sur mon chemin.
- Alors ? Alors ? pressa Rivaldo.
- Alors quoi, Rivaldo ? Il est là, il va nous dire où se trouve l'alcool.
- Et cherai libre ? Mes gars aussi ?
- Toi tu seras libre. Tes gars, oublie. Il nous faut les remettre à la Marine.
- D'accord, dit-il avec un visage rayonnant alors que ses compères bâillonnés et attachés manifestent à coup de borborygmes et d'yeux écarquillés.
- La ferme ! Vous ferez pareil à sa place, vous n'êtes que des paysans qui jouent aux mafieux !
[...]
- Voilà, tout mon stock est là !
- Sérieux, tu caches ton alcool dans une citerne, au fond d'un puits ?
- Génial hein ? Comme ça, l'robinet coule en plein air, chui qu'un paysan qui prend d'l'eau. Alors que c'pas l'même clair. Bon, chui libre ?
- Si cet hombre est libre, y va recommencer à fabriquer !
- Bon, tiens, fis-je en lui remettant mon semi-automatique. Les gars, dégagez de son champ d'action.
- Quoi ?
- Tu nous martèles depuis que tu désires sa mort non ? Tu as l'arme, il est devant toi. Tue-le.
- Quoi ? Héhéhé ! Dé-déconnez pas les gars ! On avait un accord !
- Libre. Je n'ai pas précisé libre où. Libre d'aller à Marijoa, ou en enfer. Allez tire, Rivaldo !
- Non, pitié. Pitié !
- Pourquoi tu trembles comme une feuille d'automne ?
- Yé t'ai dit, yé suis chimiste ! Cé à toi d'te salir la main !
- D'accord.
- Noooon !
BANG !Les projections de sang nous criblent. Junior s'écroule, les mains en croix. Rivaldo était tremblant à la perspective de tirer, quelques secondes plus tôt. Là, son regard est pur extase, un client en moins. Curieux, tous ces gens qui signent des arrêts de morts sans pouvoir la donner. Mes hommes savent ce qu'ils ont à faire. Peu importe le lieu, nous avons une procédure standard du "comment se débarrasser d'un cadavre gênant." J'ai besoin d'une douche, tout le monde en a besoin. Rivaldo nous propose chez lui, plus proche.
[...]
- Merci pour les rafraichissements.
- Por favor.
- Bon il est dix-sept heures là. Plus d'une demi-journée pour se débarrasser d'une bande de fermiers fabriquant de l'alcool, c'est médiocre les enfants ! Il faut se ressaisir, dis-je autour de la table à manger en claquant des mains. Bon, maintenant que le concurrent n'est plus, il faut remettre les autres à la Marine en disant que Tickle s'en est enfui.
- Ça n'a aucune importance mainténant.
- Pardon ?
- Cé que yé vé dire c'est qué yé vous arrête tous. Pour meurtre et associations dé malfaiteurs.
Et là, une cinquantaine de Marines d’Élites émergent des trois portes de la salle et nous tiennent en joue.