En quelques enjambées, la jeune femme avait déjà parcouru une bonne partie des quais désertiques. Une zone froide et peu accueillante qui avait néanmoins le mérite de séparer les quais de la gare d'une espèce d'embarcadère. Et plus loin, d'une zone ridiculement portuaire bardée de boîtes en fer, entassées les unes sur les autres ; formant un labyrinthe dans la zone de stockage.
Elle se pensait seule, mais des bruits étranges s'élevaient dans le silence. Et elle les percevait, malgré leur captivité bien gardée. Malgré l'épaisseur de taule qui les préservaient de la liberté pour mieux les asphyxier. L'amenant ainsi à se glisser rapidement derrière un pan de mur, pour observer la scène. Extérieurement. Puis intérieurement, à la façon de la Couleur de l'Observation. Elle voyait.
- Tu f'ras gaffe, faut taper d'ssus des fois. informa l'une des voix, juste derrière le muret.
- J'sais p'tain. Arrête d'me materner, salaud. vint répondre l'autre, si-sec.
- T'es nouveau, 'sait jamais.
Deux gardes en vue, mais plus derrière. Une bonne dizaine au moins, sans compter la délégation qui partait. Mais eux tenaient toujours le coin, immobiles ou presque. Ils gardaient ; mais gardaient quoi ? Les boîtes en fer, de fait. Celles-ci contenaient des marchandises précieuses. Celles dont les bourgeois pouvaient décemment se targuer de faire affaire avec ; dans leurs barbes tout du moins. Pas éveiller trop les soupçons. Conneries. Pas éveiller trop le Gouvernement Mondial en montrant leur vrai visage à tous. Juste faire profil bas mais continuer à exporter.
Les esclaves.
- T'sais, j'ai d'jà vingt-huit ans. Tous les jours j'me dis : j'suis bien content d'êt' là. Plutôt qu'là d'dans.
- T'reste combien d'temps toi ?
- Deux ans.
Drôle de discussion, qui s'imaginerait deux types en train d'évaluer leurs espérance de vie comme des cartes tirées au poker. Eux le faisaient. C'était chose commune de savoir que l'on ne durait pas bien longtemps sur Arcadia. Où que l'on aille, quoi que l'on fasse. Enfin si, bien sûr, on pouvait toujours crécher chez les nobliaux et gagner du temps. Mais on finissait par canner ; jeune de surcroît. Et les Limiers ne dérogeaient pas à la règle. Juste le luxe des bourgeois et leur saint air sein ; non-vicié qu'il était.
- Moi treize encore qu'on dit. Mais j'fais ça pour ma mère. Bien content d'ce foutu rébellion, qu'l'on m'a pris derechef. J'pourrai rapporter des médocs à la maison c'soir p'tet bien.
- Ouais bof. Ta mère, l'est finie j'pense. Doit atteindre l'âge d'or, comme c'est qu'on dit. Toi t'as quoi ? Dix-sept, dix-huit ?
- Quinze. rectifia le jeune homme.
- Quinze, t'es encore jeune. Commence maint'nant et tu vivras trente années d'plus. Mais faut être dans les bonnes grâces des Bourges hein. Gamin.
Ouais, probablement que ça aurait pu se passer comme ça, sauf que.
Anna était un peu désolée de venir gâcher le tableau, en quelques sortes. Mais pas trop non plus. Car bon, d'un autre côté, l'endroit avait rapidement commencé à se vider des autres chiens de garde. Et elle restait là à attendre, comme les deux gusses assis sur leurs chaises, à mater l'océan en blablatant ; ils ne servaient à rien. Pis lorsqu'elle apparut finalement, ce fut pour réduire un peu les espérances de ses victimes, rêves comme vies. Tristement. L'un ne ramènerait rien pour sa mère, mourante, l'autre ne profiterait pas de ses dernières années. Elle les avait égorgés furtivement par derrière, Quart et Demi placés sous les gorges respectives.
Ses poignards ; déplacées en gestes vifs, parfaitement synchronisés. Deux véritables couteaux de chasse habituellement vissés sur ses cuisses, dans des poches hermétiques. Ils remplaçaient Clair de Lune, avaient été fondus à partir des débris du Meitou. Mais n'avaient pas sa solidité ni sa légèreté. Tout ce qui faisait la lame d'exception avait été perdu. Mais pas le sentimentalisme pour l'acier qui l'avait tirée d'affaire tant de fois. Et continuerait indéfiniment.
- Gargl... gémit le bambin, quand l'agente mit fin à son supplice, un nouveau coup porté au cœur.
Elle avait appris ça, la clémence, Anna. C'était assez nouveau mais il fallait croire que son passage au CP9, à terme, ça avait fini par en faire quelqu'un de "bien". En tout cas, elle n'attendit pas pour jeter les deux corps à la mer, dont les vagues louvoyaient à deux pas. S'écrasaient contre la bordure de pierre des quais. Pas de sang ou presque, rien qu'elle ne pourrait nettoyer. Et pourtant elle s'en fichait éperdument. Elle avait ce qu'elle voulait : la tenue presque propre du plus vieux des Limiers.
Le plus fin, le plus petit. Pas que ça lui allait comme un gant mais presque. Elle s'était donc changée vite fait, pour adopter ce style grisâtre. Un uniforme décousu, rapiécé, infesté de puces et pourtant elle ferait avec. Au moins, ça la mènerait à bon port. Et lui tiendrait chaud. De facto, elle l'avait simplement enfilé par-dessus sa tenue de base. Si elle se rendait dans la capitale, mieux valait ne pas arborer ces couleurs trop longtemps. Enfin, cela ferait-il une différence ?
Elle n'en avait aucune idée.
Elle passa tout du moins, assez simplement. Dans ces temps troubles, voir des nouvelles têtes chez les Chiens était chose commune. Elle croisa trois types et tous les trois lui sourirent. L'un d'eux la siffla même. Tant qu'on ne la touchât pas, elle s'en fichait. Mais néanmoins, son attention n'était pas vraiment portée sur son infiltration ; plutôt l'objet des quais et du contenu des conteneurs. Dedans, elle entendait bien des voix murmurer, pleurer. Dans l'une d'elles, une jeune enfant ne cessait de répéter morbidement "mon papa a besoin d'aide, il ne respire plus". Dans un vocabulaire plus enfantin, mais toutefois aussi pertinent. A Arcadia, on badinait avec la mort dès le plus jeune âge, on savait qu'elle était là, qu'elle pouvait frapper à tout moment. Mais ce qui était plus effrayant, c'était de savoir qu'au fond, on pouvait connaître pire sort que le simple décès. Et ceux enfermés ici-bas savaient.
- Aidez-nous...
- Je vous en supplie...
- Ouvrez !
Des innocents. Typiquement, pour la plupart en tout cas. Aussi bien que des opposants politiques, des révolutionnaires ou même des agents capturés. Cela pouvait tout être, à l'intérieur et Anna s'imaginait bien le calvaire. Mais elle gardait la face. Elle avait connu pire et savait rester de marbre. Pour que certains vivent, il fallait souvent que d'autres meurent.
Elle le savait bien.
Un crédo qu'elle pratiquait, suivait à la lettre. Bref, cette fois-ci elle laissa couler. Alla même jusqu'à engager la conversation avec un soldat qui la regarda un peu trop longtemps, à son goût. Le dernier rempart.
- Et t'as dit, tu t'rendais où comme ça ma belle ? Y'a un nouvel arrivage, 'va arriver bientôt. Y'a b'soin d'mains, t'sais...
- J'sais p'tain. Mais veulent m'voir là-bas. Pensent que j'sais des choses. Sur les révos là. J'y connais rien, mais j'ai pas l'choix. C'les ordres.
Jouer sur la hiérarchie pour faire entendre sa voix, c'était pas nouveau. Ça marchait partout. Pour le gaillard qui semblait plus la zieuter avec une envie irrépressible de lui sauter dessus, ses raisons n'avaient pas trop d'intérêt. Était-elle tant que ça un canon de beauté par ici ? Les cheveux blancs, probablement. L'apanage de tous les êtres humains vus jusqu'ici. Albinos.
- Vas y t'sais qu'c'est bon. C'pas d'mon ressort, poupée.
Il accepta donc, lui ouvrant la voie. Mais commit la grotesque erreur de lui tripoter les fesses aux passage. Alors, sans appel, la main de la jeune femme vola vers la figure de l'obsédé. Accompagnée d'un couteau qui lui ouvrit le crâne de haut en bas, avec la puissance démesurée du coup. Et fit chuter le cadavre. D'ailleurs, elle ne prit même pas la peine de le déplacer avant de s'engager hors de la zone de stockage ; en direction du no-man's-land entourant la gare. Ça aurait pu être n'importe qui. Et comme personne n'avait daigné lui demander de décliner son identité, les faits abondaient dans son sens.
Annabella était n'importe qui.
Dernière édition par Annabella Sweetsong le Ven 24 Fév 2017 - 17:46, édité 1 fois