Pour une poignée de cailloux

J'avançais, c'était certain. De là à savoir comment, c'était peut-être me considérer un poil présomptueux. Mais bon, au moins j'étais pas perdu dans le désert. Ou si, mais en tout cas pas perdu seul.

- Toi j'vais bien t'ram'ner et prendre la tune.

- Mmh.

J'avais le soleil dans les yeux. Pas facile de voir le vissage de mon ravisseur, donc, mais je pouvais toujours reluquer son canasson. Gris à pois blancs, un peu rachitique, mais il avançait. C'était déjà ça. Dans tout cela, je me permis quand même une rapide intervention.

- On va où ?

- Ta gueule.

Dommage, ça aurait pu être rudement utile. De savoir dans quel coin paumé de Hat j'allais encore bien pouvoir mettre les pieds. Du reste, je ne me faisais pas vraiment de mouron. Je savais l'issue de cette chevauchée, moins naïf que mon comparse. Qui m'avait ligoté avec la dextérité d'un âne. Lui, un chasseur de primes ? Non, un vaurien de bandit, comme on en trouve plein dans le coin. Ici, on faisait tout pour sauver sa peau. On pouvait bien vendre des pauvres hères pour une poignée de berries au premier chasseur passant par là. Être vendu pour être vendu, la charogne atteignait un tout nouveau degré d'inventivité ici.

- Pas que ta compagnie m'ennuie mon ami, mais je crois que l'on va devoir faire route à part.

- Qu'est-ce c'est qu'y raconte encore çui-là, p'tain.

Clic.

- Non, pas la peine de chercher. C'est bien ton flingue que j'ai dans ma main.

Evidemment, je m'étais délié. A vrai dire, une opportunité pareille, ça se laisse pas derrière. Surtout lorsque l'on est trimbalé comme un sac à patates à l'arrière d'une selle. Un voyage pas confortable, une issue des moins sympathiques. J'avais pas attendu plus longtemps pour glisser ma main droite libre dans l'étui du cavalier pour lui soustraire son revolver. Bête de n'en avoir qu'un seul.

- Mais je...

- Allez stoppe-toi. Je prends le relais.

- Hein ? Non c'mon ch'v-

Je forçai légèrement la pression sur l'arrière de son crâne. Quiconque me connaissant savait que je n'aurais jamais tiré, pas sur un simple type voulant vendre me vendre, vivant, à un type désirant simplement ma tête. C'était pas comme ça qu'on s'y prenait pour faire justice soi-même. Enfin, le terme de base étant plutôt pompeux et arrogant.

- Me fais pas me répéter, Johny. grondai-je, d'une voix empruntée à celle d'un mauvais acteur.

Je n'étais pas un bon acteur. Mais j'avais un flingue. Et ça finit par faire la différence, quand le gros balourd se mit à pleurnicher presque. Et tira sur la bride pour faire freiner la brave bête. En descendant sur ordre du canon, il rajouta tout de même, avec une voix penaude :

- Moi c'pas Johny... c't'André.

- Eh bien je te souhaite bon courage André. Un conseil : trouve toi une grotte ou quelque chose comme ça. M'est avis qu'une tempête se prépare.

Un sourire Colgate pour ponctuer ma phrase, alors que je repassais maître à bord. M'écartant légèrement du bonhomme transi et lourdaud, laissé à lui-même en plein far-west, au cas où il voudrait me bondir dessus avant que je reprenne la course. Il n'y fit rien, bien heureusement.

J'avançais toujours, perdu dans le désert. Sauf que cette fois-ci j'étais seul.
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Pour une poignée de cailloux In_the_west_by_el...-d4j5oro-5056ffc

Il s’était écoulé une bonne heure supplémentaire avant que j’arrive à destination au petit galop. La bête renâclait fortement à l’approche du panneau signifiant le nom de la « ville » et sa faible population. La fameuse Blackjack City, forte de ses cent habitants. Parfois quatre-vingt-dix-neuf quand un conflit éclatait. Puis cent encore.

J’étais le cent unième.

Un déplacement simple dans la rue unique me valut de nombreux regards. Plus loin, je pouvais efficacement reconnaître un tableau de primes mais fort heureusement, ma trogne n’était pas dessus. Avec ma petite somme de cinquante mille berries pour qui pourrait m’attraper, j’étais bien loin des millions affichés. Tant mieux.

Garant le canasson derrière un plan d’eau aménagé à cet effet, je laissai la jument se ressourcer paisiblement. Au cas où un nouveau voyage s’avérerait obligatoire et son départ expéditif. Car j’étais habitué à devoir foutre le camp aussi vite que le vent, quand un chasseur de prime venait m’alpaguer. Pas plus tard qu’il y eut trois bonnes heures d’ailleurs. Le dernier souffrant désormais de sa solitude au milieu d’une vilaine tempête de sable. Mais ça j’y étais pour rien.

C’était un don que d’être rendu responsable pour des choses qui n’étaient pas vraiment de mon ressort. Cette fois où la balle que j’avais tiré ricocha et atteignit un homme dans une taverne ; pas de ma faute. Puis l'autre où j’avais malencontreusement oublié de fermer l’enclos à vaches… Bon, là, okay, c’était peut-être un peu de ma faute. Dans tous les cas, ce genre de mésaventures avaient définitivement fini par me coûter des hausses progressives de ma prime, toujours plus faramineuse. Peut-être à cause de cela, la révolution commençait à s'intéresser pour de vrai à mon profil. C’était cocasse.

L’esprit embrumé avec de telles questions, j’avais donc laissé mon cheval derrière pour pousser les portes battantes de ce nouveau saloon à l’odeur si caractéristique. Comme tous les saloons, le coin humait l’alcool fort, la sueur et la saleté. Comme beaucoup d’autres, l’endroit servait aussi de salle de jeu et de bordel, les grincements du plafond témoignant de cette dernière constatation. Et enfin, comme dans la plupart des tavernes, on ne pouvait passer à côté de ces types qui vous reluquent avec un air mauvais sur le visage. Ainsi confiant, le sentiment d’avoir trouvé le lieu qui me correspondait le mieux, je m’étais donc rendu jusqu’au comptoir pour commander.

- Hep, mon brave ! Un whisky s’il-te-plaît ! avais-je aussitôt hélé le barman, apparemment occupé à espionner la conversation de l’un de ses clients.

Celui-ci me rendit un regard sombre. Mais les affaires étant ce qu’elles sont, il ne rechigna absolument pas à me vendre son précieux butin doré dans un verre moyennement propre qu’il fit glisser de mon côté. Avant de retourner à ses occupations.

Tournant donc sur mon tabouret, l’alcool en main, je dévalisais des yeux la pièce et ses occupants. Le bâtiment en lui-même était caustique, simple, fait en bois avec un second étage accessible par le biais d’un escalier branlant dans un coin. Çà et là des hommes jouaient, cartes en main, prostituées sur les cuisses, profitant de ce sentiment de pouvoir temporaire qu’ont tous les joueurs. Perdants ou gagnants, tous étaient égaux tant que personne ne dévoilait son jeu. Mais la suite apportait systématiquement du piment, comme si ces bons vieux cow-boys ne pouvaient accepter la défaite. Et généralement c’était le cas.

Seuls les noms faisaient frissonner au point de garder son cul vissé sur sa chaise sans dégainer son flingue. Et pour le coup, celui qui revenait le plus était celui de Jack Bloom. Il était sur pas mal de bouches, notamment celles des observateurs qui, comme moi, après un bref regard panoramique, s’étaient attardés sur cette même table singulière.

Le tableau dépeint représentait quatre types jouant dans l’ombre, calmes et inexpressifs, trop occupés à bluffer pour s’inquiéter des femmes leur caressant le torse ou leur triturant les cheveux. Parmi eux : un roux un peu frêle au regard inquiétant, un jeune homme brun au teint basané, une grosse brute avec des mains énormes et un dernier avec un visage efféminé ; pour cause : c’était en réalité une femme.

La partie semblait interminable, d’autant plus qu’aucun ne se décidait à agir. Le stress était palpable. Et puis le roux découvrit son jeu le premier, dévoilant un carré d’as et un sourire malhonnête.

Quelques secondes plus tard, ce-dernier gisait sur le sol, le corps fumant sous les impacts des balles. C’était le gros qui avait dégainé le premier. Il apparut rapidement, lors de la fouille du cadavre, que le gagnant avait effectivement triché au péril de sa vie. Ce qui laissait ainsi une place libre pour quiconque désirant tenter l’expérience. Peu se montrèrent enthousiastes pour remplir ce rôle.

Alors je fus celui qui s’accouda entre la demoiselle et le bronzé, face à l'homme que je pensais être le fameux Jack Bloom.
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La partie commençait à durer une véritable éternité. Il s’était finalement avéré que la grosse brute n’était pas le joueur mythique auquel je désirais me confronter, mais un simple hors-la-loi parmi tant d’autres. Celui-ci s’était finalement couché pour partir en furie, me laissant avec la demoiselle et le basané. Le saloon s’était d’ailleurs progressivement vidé à mesure que la nuit tombait, mais nous étions restés là tous les trois. Fidèles au poste. Je devinais aisément que le dernier homme devait être le célèbre Jack, bien que le monde ait pu me prouver à maintes reprises qu’il ne fallait pas s’attacher aux apparences. Et finalement, ce doute me servit, quand celui-ci quitta la table à son tour et de façon plutôt brusque. Son revolver chargé, celui-ci s’apprêtait simplement à nous descendre pour récupérer le magot quand un poignard gentiment fiché dans le mur derrière lui, à quelques centimètres de sa gorge, lui fit comprendre qu’il serait plus sage de se raviser.

Mon camarade de jeu de renom était en fait une « elle ».

- Je déteste les parties qui se terminent de cette manière. avait-elle rajouté, tandis que le tricheur vidait les lieux.

- Alors c’est vous, Jack Bloom ?

Elle leva de grands yeux vers moi, incrédule, avant de les replacer sur ses cartes pour finalement les mélanger.

- Vous en doutiez ?

- Je ne suis pas bien au courant de ce qu’il se passe dans le coin à vrai dire…

- Intéressant, vous n’êtes pas d’ici ?

Que dire ? Je ne pouvais me risquer au fait qu’elle pût être une chasseuse de primes. Enfin, arrivé à ce stade, je ne pouvais que spéculer librement. Si chasseuse elle eût été, ce n’étaient pas les têtes qui manquaient jusqu’à présent. Je hasardai donc :

- Non, je viens de North, je passais dans le coin et…

- J’ai un cousin à North, il écume les mers avec la piraterie du coin. Chouettes îles apparemment, peut-être un peu trop de Marines.

Cette fois-ci c’était sûr, celle-là n’était pas acoquinée aux tuniques bleues.

- Ouais, beaucoup trop même. Tiens, full aux as.

- Carré de rois.

- Et merde.

Plumé, j’étais plumé. Mais au moins il me restait encore le canasson. Profitant de la fin de la partie pour zieuter la gagnante en train d’empaqueter son blé, je détaillais chez elle autre chose qu’une simple apparence masculine. Bien sûr sa mâchoire était rectangulaire et compacte, sa poitrine plate et ses yeux loin d’être très beaux. Toutefois elle avait une certaine beauté intrinsèque qui dépassait le simple stade de l’esthétique.

- Quelque chose qui te gêne ?

- Un peu d’être à sec, mais sinon rien.

Elle haussa les épaules tout en se relevant. C’est alors que je la vis : sa jambe de bois. Bien cachée sous son pantalon, on ne pouvait la deviner que par la rudesse des mouvements de la bonne femme. La prothèse devait au moins remonter jusqu’à sa cuisse.

- Ma jambe t’interpelle ?

- Un peu. Il existe des trucs plus fonctionnels qu’une jambe de bois désormais, tu sais ?

- Pas pour rien que j’écume les salles de jeu du coin, tu crois quoi ?

- Ah. Bon de savoir que l’argent que j’ai perdu va servir à ça, dans ce cas. Je préfère ça plutôt que de tout voir partir dans l’alcool.

- Ouais je suppose que c’est un moindre réconfort. Bon excuse–moi mais j’ai pas que ça à faire de te taper la causette, j’aime pas trop chevaucher de nuit et la route promet d’être longue.

Son magot rangé dans un petit balluchon, pas loin de cinquante mille berries au final, elle trottina jusqu’à l’entrée où devait se trouver son cheval. Où devait aussi se trouver le mien normalement. Normalement.

Devant le bac d’eau et d’avoine, aucune trace de la bestiole, mais à la place une silhouette noire qui profita de la surprise pour se glisser dans mon dos, couteau à la main.

- Hahaha j’t’ai r’trouvé corniaud, t’vas payer !

A peine le temps de me retourner que voilà le type que j’avais planté en plein désert quelques heures plus tôt le poignard haut levé. J’eus à peine le temps de lever mon avant-bras pour me protéger vainement avant qu’un coup de feu ne retentisse.

Et que le corps du chasseur de primes ne tombe raide mort.

- Ne me remercie pas.

- M-merci. bégayai-je tout de même, abruti par le choc.

Déjà montée sur sa selle, la cavalière tenait à bout de bras une carabine winchester avec laquelle elle avait fait sauter la boîte crânienne de mon opposant. Déjà j’entendais le gérant du saloon se plaindre de devoir nettoyer le carnage et nous injurier à foison. Un problème en moins, mais cela ne faisait aucunement revenir le cheval désormais disparu.

- Les chasseurs de primes, de belles enflures. T’en fais pas je connais. Tu retrouveras pas la canasse, il l’a probablement emmené quelque part à l’extérieur de la ville histoire de bien te faire chier jusqu’au bout.

- Merde.

Il y eut un long silence qui dura peut-être deux bonnes minutes avant que la cowgirl ne décidât d’agir. Empoignant ses rênes, elle se hissa un peu plus au-devant de sa selle avant de me faire signe de la rejoindre à l’arrière.

- Je dis jamais non à un peu de compagnie pour une nuit. ironisa-t-elle.

Je ne me fis pas prier pour me joindre à sa chevauchée et me coller contre son dos, les mains passées autour de son corps. Elle n’attendit pas plus longtemps pour se lancer au triple-galop et quitter la bourgade. Elle était visiblement pressée apparemment.

A ce moment-là je ne me doutais pas que nous serions rapidement pris en chasse. Et pas pour moi cette fois-ci, mais pour elle. Car sur le tableau de chasse figurait une prime parmi les plus grosses. Celle d’une jeune femme qui aurait apparemment mis pas mal de grabuge dans le coin et se serait frottée à ceux qu’il vaut mieux laisser tranquilles.

Sa tête était misée à plus de cinq millions de berries.
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Pan !

Nouveau tir, nouvelle balle. Celle-ci sembla passer à un cheveu de mon oreille, tandis que la conductrice faisait un nouvel écart. Fichtre, nous étions bel et bien cernés désormais et les coups pleuvaient de toute part. Quelle idée aussi de s'aventurer dans ce fichu canyon.

- T'as peur ?

- N-non. mentis-je tout en redressant habilement mon chapeau qui commençait très certainement à dégringoler.

Le geste fut aussitôt suivi d'une nouvelle balle, arrivant une fois de plus tout près de notre canasson. Celui-ci se cambra par réflexe, mais par chance continua sa route sous les ordres de sa cavalière. J'étais pas mal sous le choc, à vrai dire, en voyant comment la jeune femme se débrouillait pour mener la bête. On ne pouvait pas dire que j'étais très doué à cela : dès qu'il s'agissait de faire accélérer ce genre de bestioles, j'avais les mains moites et la peur au ventre. On ne pouvait pas dire que les balles fusant tout autour de nous amélioraient la situation.

- T'en fais pas, on est bientôt arrivés copain.

Arrivés ? Arrivés où ? A ma connaissance, il n'y avait rien dans cette zone. Rien sinon quelques brigands et une sacrée quantité de chasseurs de primes, dont ceux qui nous coursaient à présent. Mais peut-être...

Non, elle n'allait tout de même pas...

La fin de la route, une falaise escarpée, mais Jack s'y attendait. Elle freina des quatre fers quelques mètres avant, puis positionna le cheval de côté de sorte à montrer nos flancs à l'ennemi. Celui-ci se composait d'une demi-douzaine d'hommes à la stature similaire à celle du type abattu plus tôt dans la nuit, devant le saloon. Celui qui voulait ma peau. Sauf que là, c'était sur Jack que tous les regards étaient braqués.

Pénétrant dans le demi-cercle formé par les cinq autres bonhommes, l'un des poursuivants s'était fait porte-parole improvisé... ou peut-être pas. Quoi qu'il dît, la jeune femme était tout sourire en le voyant, ce qui n'était pas mon cas, évidemment. Quelle idée j'avais eu de m'aventurer avec une mystérieuse inconnue aussi.

- Tu vois ce qui est bien, c'est que l'argent attire l'argent mon gars. Ça se voit probablement pas, mais nous sommes riches.

- Et morts aussi, ouais.
chuchotai-je alors que je mouillais ardemment mes chausses.

J'étais clairement pas fait pour ce genre de combats à la con, putain. Et puis voilà que l'autre prit enfin la parole, après avoir retiré de sa bouche un glaviot noirâtre symptomatique de l'abus de tabac à mâcher.

- Jack, 'fait du bien d'tomber sur toi, s'tu savais. D'puis l'temps qu'on t'cherchait, v'là que tu pointes l'bout d'ton nez à Blackjack et qu'on parvient à t'retrouver. C't'y pas beau la vie ?

- M'est avis que t'aurais dû continuer à chercher, Branston. fit la cowgirl tout en approchant lentement, délicatement sa main du revolver planqué sous sa veste en cuir.

Tout se déroula alors très vite, dès l'instant où l'homme vit le geste du coude de la cavalière et celui où il eut le réflexe de sortir son arme à son tour. Entre les deux événements, six balles avaient fusé et les six avaient atteint leur cible. L'instant d'après, six cadavres chutaient de selle, certains effrayant les canassons qui, pour trois d'entre eux, décampèrent automatiquement. L'un partit même avec son macchabée traîné par un éperon toujours fixé, pour sa plus grande malchance... celle du cheval, hein, l'autre gars était mort de chez mort.

Six balles, six tirs dans la tête en l'espace de quelques secondes. Et un pistolet qui fumait encore de son utilisation abusive.

- Maintenant voyons ce qu'ils avaient sur eux. Reste-là, tu veux ? fit l'handicapée tout en descendant de selle pour rejoindre le corps du dénommé Branston.

Quelques rapides fouilles de la brune eurent tôt fait de dénicher quelques avis de recherche... ainsi que des primes récemment empochées par les chasseurs. Sur les cinq corps, Jack avait réussi à se dégoter quelques trois millions de Berries. Et lorsqu'elle se remit en selle devant moi, elle affichait un regard satisfait.

- Première fois que tu vois ça, hein ?

- Quoi donc ? demandai-je d'une voix étonnamment aigüe.

- Une chasseuse de chasseurs de primes, t'en as jamais entendu parler ? C'est commun dans le coin. Enfin, quoi que, il doit plus en rester beaucoup maintenant...

Non, jamais entendu parler et à vrai dire j'étais sur le cul. La tigresse avait fait preuve d'une adresse à toute épreuve et voilà qu'elle considérait la chose comme normale, me parlant à la place de ses petits hobbies. Enfin, ça ne me serait jamais venu à l'esprit de traquer ceux qui me traquaient, c'était beaucoup trop téméraire pour moi. Un trop grand risque de finir derrière les barreaux. Après avoir mis quelques trucs dans sa sacoche, la femme à la jambe de bois récupéra les rênes pour activer son canasson en direction d'un autre.

- Bon, va falloir descendre désormais. C'est pas que j'apprécie pas d'avoir chaud au dos, mais on va pas se priver de ces montures brusquement abandonnées hein ?

Elle avait raison. Je descendis aussitôt pour venir prendre place sur une belle jument grise au regard doux et à la crinière brune. Entre temps, la cavalière s'était débrouillée pour faire en sorte qu'un deuxième canasson la suivît. Je fis de même avec la dernière monture, tâchant de ne pas trop m’emmêler les pinceaux tout de même.

Sans piper mot, je décidai finalement de suivre ma comparse du moment, sans véritablement savoir si j'avais le choix ou non. Peu importe où elle allait, j'allais aussi. Car au bout du chemin devait probablement se trouver une ville et peut-être même un moyen de quitter cette fichue île beaucoup trop dangereuse pour moi.

Rapidement, tandis que la nuit avançait encore et encore, des lumières semblaient danser à l'horizon.
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Nous avions cavalé plusieurs semaines, faisant les quatre coins du pays. Je m'étais rapidement rendu compte qu'en compagnie de Jack, je m'endurcissais, sans vouloir donner dans les mauvais jeux de mots. Outre une meilleure dextérité au revolver lorsqu'il s'agissait de nous défendre, car systématiquement des chasseurs de primes nous tombaient sur la pomme, mon caractère avait changé. Je m'étais fait plus dur, plus vindicatif, mais comme on ne change pas une équipe qui gagne, j'étais toujours aussi sympathique à l'égard des étrangers. « C'est ce qui te perdra, » qu'elle me disait sans cesse. Et puis, un beau jour, on a tenté le casse de trop et ça nous est retombé dessus.

Elle n'était plus loin d'avoir réuni le pactole qu'il lui fallait, mais la bande de chasseurs sur laquelle nous étions tombés n'était pas anodine : il s'agissait d'un des plus gros réseaux de l'île, la Bande du Ver. Le patronyme de ces criminels légalisés venait de leurs montures caractéristiques : des vers carnivores géants qu'ils nourrissaient dès la naissance pour les domestiquer, avec un féroce appétit pour la viande humaine. On ne retrouvait que très rarement les primés en un seul morceau.

Or il s'avérait que Jack avait une dent contre eux, car l'un des morceaux gobés par ses bestioles était sa défunte guibole.

« - Bon sang, on est mal barrés, » m'avait-elle sorti en se tenant le bras, planquée derrière un amas de caisse, à mes côtés.

Derrière nous, les balles fusaient ; j'étais indemne mais pour encore combien de temps ? Jusqu'ici, mon plus gros atout avait été Bloom, mais une cartouche avait amoché son épaule. Derrière, une dizaine de chasseurs attendaient que nous pointions le bout de notre nez pour nous allumer, bloquant l'unique issue. Merde. Pourtant l'idée était bonne au départ : remonter jusqu'à leur repère, l'infiltrer et les attendre dans le hangar où se trouvaient leurs montures cauchemardesques. Un brin de TNT pour corser le tout, planqué aux quatre extrémités de la pièce.

Oui, mais nous n'avions pas prévu à ce qu'une sentinelle, un gamin en vérité, donne l'alerte après nous avoir vu tenter de repartir à croupetons. Désormais, nous ne devions notre salut qu'aux piles de marchandises qui n'avaient pas été déchargées au fond du bâtiment, tandis que les tirs de balles et les mugissements des vers de sables nous agressaient sans interruption.

Au moins, il semblait que le vacarme attroupait la Bande, si bien qu'au bout d'un moment son Éminence, c'était comme ça qu'il se faisait appeler, nous fit l'honneur de sa présence.

« - Montrez vos tronches d'chacals, les mauviettes, et peut-être que vous aurez une mort rapide et sans douleur !

- Va crever ! »

Cette voix avait fait l'effet d'un coup de fouet à Jack, étrangement. Elle souriait à présent. Il y avait quelque chose : c'était comme si elle avait attendu que le chef des mécréants se pointe. Je ne compris que trop tard lorsqu'elle s'exclama :

« - File moi le détonateur, Will.

- Quoi, tu vas nous faire exploser ?

- Nous ? »

Relevant difficilement son bras, elle saisit sa carabine et pointa la porte de service devant nous, verrouillée par une chaîne assez large. Un coup classique n'aurait pas pu la faire sauter, mais il faut croire que même handicapée comme elle l'était, la traqueuse de chasseurs de primes réussit l'exploit de ficher la balle dans la serrure du cadenas, le faisant sauter dans un « bang » discret. Derrière, une voix s'exclama « Ah, raté ! » comme si le coup avait voulu être dirigé dans leur direction.

« - Casse toi Will. Prends le blé, paye ta prime avec et barre-toi de cette île.

- Mais...

- On arrivera jamais à leur échapper tous les deux et il faut que l'un d'entre nous reste pour faire diversion. J'ai une revanche à prendre sur ces salopards qui m'ont pourri la vie, toi t'as encore de beaux jours devant toi. Profite-en et fais la paix avec ton passé. »

Coup de crosse dans le tibia. J'éructai un « aie » pitoyable, incapable de prononcer grand chose d'autre. Jack comptait parmi mes rares amis, c'était une femme bien, et maintenant je devais la laisser derrière moi ? Pourtant je savais que je n'avais pas le choix. Comme elle voyait que je me résignais, j'échangeai le détonateur avec le sac de Berries dérobé aux chasseurs de primes et me dirigeai, accroupi, vers la porte.

« - Alors, 'vous rendez ou 'faut que j'vienne vous chercher par la peau d'cul ?

- C'est juste moi, Taylor ! Je suis venu pour te faire la peau, » répondit la cowgirl tout en se relevant péniblement, m'adressant un clin d’œil avant de poser sa jambe de bois sur le détonateur.

Je profitai du spectacle donné par ma partenaire pour me glisser à l'extérieur où l'écho des voix continuait de me parvenir.

« - B'sang, si c'pas Jack Bloom. J'pense pas que j'vais remettre ta jolie trombine aux Marines, j'vais plutôt la garder pour l'encadrer dans mon salon.

- Tu peux toujours rêver, vieux salopard.

- Ah ouais ? Et qu'est-ce' tu vas faire ? Nous cribler de balles, mes hommes et moi, avec ta pétoire ? T'seras morte avant d'avoir pu dire ouf. Allez-y les gars, trouez moi cette nunuc- »

Le vaurien n'eut pas le temps de finir sa phrase ; j'étais à une bonne centaines de mètres lorsque le souffle de l'explosion me projeta en avant, au milieu d'un tapis de copeaux de bois. Derrière moi, la carcasse enflammée du hangar donnait l'effet d'une gigantesque torche. Instinctivement, je serrais le pactole dont j'avais hérité dans une dernière pensée pour ma fidèle amie, avant de faire ce que j'avais toujours fait de mieux : fuir. Mais je me promettais que c'était la dernière fois que cela arrivait.

***

Il me fallut plusieurs jours pour rallier à pieds le bled le plus proche, risquant la déshydratation. J'avais été sauvé in-extremis par la caravane d'une vieille fermière à qui mon minot avait plu au point de m'offrir le transport, en plus d'une gourde d'eau. De ce point de départ, j'avais réussi à me rendre jusqu'à la plus grande ville du coin où se trouvait la base de la Marine locale. Je m'y étais présenté après avoir fait escale dans une auberge, histoire de faire un brin de toilette et me racheter des vêtements moins troués ou brûlés, pour ne pas trop éveiller de soupçons. Il me fallait faire peau neuve si je voulais me sortir de ce mauvais pas.

« - Bonjour, je souhaite me rendre et payer ma prime. »

C'était ce que j'avais le mieux trouvé à dire, en arrivant à la réception de la base, face à un homme costaud qui visiblement s'ennuyait ferme. En réponse, j'écopai d'un « hein ? » ahuri et d'un air interrogateur, m'obligeant à laisser ma bourse sur le comptoir et aller vérifier le tableau des primes pour voir si j'y paraissais. C'est alors que je compris : tout ce temps, je m'étais fait un sang d'encre pour trois fois rien, l'avis étant différent des autres, plutôt similaire aux affiches promettant une récompense à ceux qui retrouvaient des animaux disparus. « Recherché vif seulement. 500 000 Berries, » avec écrit en plus petit : « Papa et maman s'inquiètent de la disparition de leur fiston et offrent une prime à quiconque pourra le retrouver. » Bordel. Dépité, je me rendis à nouveau à l'accueil pour faire face au secrétaire qui se demandait s'il devait appeler la hiérarchie ou bien se débarrasser lui-même du déséquilibré.

« - Laissez tomber, vous avez pas plutôt un escargophone ? Je dois appeler mes parents pour les rassurer et leur dire que je suis en vie.

- Vous m'avez pris pour les services sociaux ? »

La Marine, classique ; j'avais l'habitude d'avoir à faire à des mecs avec du vide entre les deux oreilles, à force. Je savais qu'il n'y avait qu'une seule façon d'avoir ce que je voulais :

« - Caporal Will Blue, vous allez me parler sur un meilleur ton Première Classe et me donner ce que je demande ou j'en réfère à votre supérieur. »

Et voilà comment je pus faire disparaître ma prime et réintégrai les rangs de la Marine.

J'en vis des vertes et des pas mûres par la suite pour expliquer deux années de désertion, à prétendre être un révolutionnaire. Avec un beau sourire, je mentis éhontément, prétextant chercher à infiltrer les réseaux ennemis, toutefois la seule véritable chose qui me sauva du « trou éternel » fut l'éradication de la Bande du Ver. Voilà quelques semaines que les chasseurs de primes avaient été reclassés au rang de malfaiteurs et étaient recherchés pour toute une liste de crimes abominables à Hat Island, si bien que leur éradication fit l'objet de la presse locale et me sauva les miches, lorsque je prétendis en être à l'origine. En vérité, je n'aimais pas m'attribuer les mérites de Bloom, mais je savais que c'était ce qu'elle aurait voulu.

Pour ce fait d'armes, je fus ainsi promu au grade de Sergent, plutôt qu'envoyé devant la Cour Martiale. Cependant, car mes officiers demeuraient décidés à m'en faire baver, je fus affecté à une division tout à fait spéciale : celle de Foxy James.

Et c'est là que ma punition prit tout son sens.
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