Voilà maintenant plusieurs jours que tout Saint-Urea s’est embrasé. Natalya Kutroshinsky, révolutionnaire notoire, a pris le pouvoir dans la ville basse. Dorénavant, ville haute et ville basse s’affrontent dans une quête de suprématie sur le Royaume le plus puissant de tout South Blue. La ville basse est dorénavant emplie de barricades et gouvernée par la petite bourgeoisie et le commun ; de l’autre côté, la ville haute reste assujettie à la puissante noblesse, aux riches marchands et avant tout à Anne Stanhope : la dame de pierre, véritable maîtresse de South Blue. Mais la situation est tendue, les ponts reliant la ville basse à la ville haute ont été soigneusement éventrés par les assiégés de la ville haute. Tous ? Non ! Un seul pont subsiste, le pont principal constitué de pierre.
La situation est connue des deux côtés. Le pont de pierre est le seul accès rapide à la ville haute, le prendre et c’est la victoire révolutionnaire assurée ; le détruire et ce sera un répit pour la ville haute qui est en mesure de tenir un siège de longue durée. Dès lors, les objectifs des deux camps se retrouvent tous être concentrés sur ce fameux pont. Ne laissant passer que deux à trois hommes en largeur, il est aisément défendable mais pas face à une troupe trop importante. Fort de ce constat personne ne s’est encore engagé sur ce pont maudit. Mais la donne allait changer. Les révolutionnaires de la ville basse avaient organisé un regroupement considérable en ce matin du troisième jour de conflit.
La ville haute n’avait donc d’autre choix que de procéder à une défense en effectuant une sortie. Fallait-il encore trouver des hommes suffisamment fous pour aller à une mort certaine et se couvrir de gloire. Du reste, personne ne semblait vouloir de cette gloire immortelle scellée dans le sang et la mort. Enfin presque…
John Henry Holliday, mercenaire de son état, semblait tout à fait disposé à mourir pour survivre dans l’éternité de l’histoire. Il s’était donc avancé pour procéder à son dernier baroud d’honneur. Un groupe de militaire de la Dame de pierre s’avança à sa suite, tous étaient payés pour mourir pour Stanhope, en retour leurs familles bénéficieraient d’une juste rétribution : ils seraient à l’abri du besoin sur plusieurs générations. Fut donc le temps de demander à John Holliday ce qu’il voulait pour mourir ainsi ! Un officiel du Royaume se présenta donc au récipiendaire.
- Monsieur, que désirez-vous pour vous charger de cette tâche ?
Honneur sanglant.
- Moi ? Rien. Déclara solennellement John.
- Mais !? Monsieur, ne voulez vous pas de l’or, aidez un membre de votre famille ? Vous faire ériger une statue ?
- Pour quoi faire ? Les statues sont moquées et l’on oubliera bien vite ce qu’elle représente. Et être érigé en héros pour avoir tué des braves qui pensent seulement que leurs causes est juste, très peu pour moi. Pour la famille… Je n’ai pas de famille qui vaille la peine d’être aidée.
- Non sens, non sens…
- Non pas ! Il y a là des femmes et des enfants, des vieillards, de jeunes couples amourachés ; voilà trois jours que je vois toute cette engeance craindre un destin bien funeste. Trois jours que je pose mon regard sombre sur des peurs justifiées, que je vois les corps se secouer de peurs. Mourir pour une cause juste sera une rétribution bien grande pour un homme tel que moi. Je tiendrai ce pont le temps que vous détruisiez derrière vous ce vestige d’espoir révolutionnaire. J’en réponds, personne ne passera tant que je me tiendrai roide devant ce pont.
Les militaires hurlèrent, enhardis par ce discours et cet homme qui semblait indifférent à tous les plaisirs humains. Les portes furent ouvertes et John posa premier le pied sur le pont de pierre. Derrière lui une troupe de militaires avançait avec résolution et encore derrière eux se trouvait un groupe d’ouvriers musculeux armés de pioches et de masses et qui devaient éventrer le pont une bonne fois pour toute.
A peine le pistolero eut-il le pied posé sur le pont qu’une foule massive lui hurla au visage. De l’autre côté du pont, une gigantesque armée révolutionnaire attendait pour mener l’assaut. Les militaires firent un mouvement de recul devant cette masse anonyme mais non moins terrifiante.
- Messieurs, du courage, il n’est plus temps de reculer sans perdre notre honneur. Du reste pour vous qui êtes soldats, vous perdriez la vie en une exécution et vos familles seraient non moins dans le besoin, voire la ruine. Songez-y, vos vies ne vous appartiennent plus, elles appartiennent à une cause plus grande et plus juste, elles appartiennent toutes entières au Royaume de South Blue.
- AYE !
- POUR SÛR !
- SUIVONS JOHN JUSQU’AUX PORTES DE L’ENFER !
- Braves garçons !
Et ils se placèrent au centre du pont. Il n’y avait pas l’espace pour plus de trois hommes sur la même ligne. John était donc accosté de deux soldats, lorsque l’un d’eux tomberait, il serait remplacé par un homme de la ligne de derrière. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus de défenseurs et que les assaillants soient contraints d’escalader les cadavres.
Les révolutionnaires s’engagèrent alors sur le pont avec fureur. C’était là une véritable troupe de bourgeois et non de soldats, il n’y avait aucune logique et aucune rigueur dans leurs déplacements. Ils comptaient sur le nombre sans même comprendre que dans ce goulot d’étranglement, la qualité surclassait la quantité. Les premiers infortunés révolutionnaires perdirent la vie des balles de John, ce fut une démonstration de tir de précision : gorges arrachées, cœurs transpercés, crânes perforés. Mais les hommes continuaient à avancer de telle sorte que ce fut bientôt un affrontement face-à-face.
Le sang montait à la tête de John mais il conservait une attitude pleine de sang-froid. Il esquivait les attaques avec méthode et délivrait sans cesse des tirs. Les hommes chutaient du pont en une pluie continue. Les ouvriers attaquaient le pont avec violence et soulevaient des amas de rocailles blancs. Du côté des défenseurs, plusieurs hommes avaient déjà pris place aux côtés de John, remplaçant leurs valeureux compagnons tombés sous les coups révolutionnaires. Le pistolero était toujours intact, son œil sévère semblait dominer le combat, son bras ne faiblissait pas malgré le flot interrompu.
- C’est infini ! Nous n’y parviendrons pas ! Se lamenta un garde.
- Si par ne pas y parvenir, tu penses à « nous allons mourir » et bien oui, c’est exact.
- Grand dieu !
- Mais nous tiendrons ce pont, ce sera toujours cocasse de mourir en voyant la déconfiture sur les visages de ces pauvres diables.
- Tout de même, c’est bien peu de réconfort…
Une balle transperça le genou d’un adversaire paysan qui effectua une génuflexion devant John avant qu’une seconde balle ne lui traverse le crâne de part en part.
- Baste ! Pleutre, saute donc du pont si tu le désires !
- Mais l’eau ne coule qu’en de rares endroits et je risque tout aussi bien de mourir de ma chute que de mourir transpercé par une épée.
- Alors choisi le moindre mal, tiens toi y et n’y reviens plus. Et surtout, surtout, tais toi, tu me déconcentres. Et voilà !
Une épée venait de glisser sur le bras de John, le sang maculant aussitôt son manteau. Mais le belligérant n’eut pas le temps de savourer sa victoire, le canon d’un colt lui entra directement dans la bouche et le feu émergea de sa nuque. John risqua une œillade derrière lui pour voir l’avancée du projet de démolition. Le pont commençait à céder mais le groupe de défense vacillait tout autant. Les soldats n’étaient plus qu’une poignée face à la marée et ils hésitaient à rejoindre John qui n’avait pas bougé d’un pas.
John se tourna alors vers eux.
- Fuyez, le pont va céder et vous pouvez encore vous trouvez du bon côté ! Il n'est pas nécessaire de tous mourir ici.
Les hommes hésitèrent, échangèrent quelques regards alors que John, dos tourné, avait déjà reprit le combat. Ils tournèrent finalement les talons et passèrent devant les ouvriers qui donnaient les derniers coups de pioche. Les coups sonnaient comme l’annonce d’une mort future. John tirait toujours des balles alors que le pont commença à s’effondrer.
- Messieurs ! Bonne chance !
Et il sauta vers le sol, convaincu que d’attendre que le pont s’affaisse était un choix bien moins salutaire. Il pénétra dans une petite poche d’eau et parvint à nager suffisamment rapidement pour parvenir à éviter la chute totale du pont. Il toucha la berge de la main et en l’espace d’un instant, il était de nouveau sur le plancher des vaches. C’est alors qu’il rencontra le canon d’un fusil, directement pointé sur son noble visage.
John expira comme un taureau et d’un geste rapide il pointa son propre colt sur son adversaire. Il actionna aussitôt la gâchette qui libéra le chien. Mais au lieu d’exploser, la poudre fit un bruit sourd qui indiquait qu’elle était trop mouillée pour être encore utilisable.
- Me voilà donc prisonnier je présume ? Hasarda-t-il tandis que de nombreux bourgeois l’entouraient pour l’emmener au camp.
Dix minutes plus tard il faisait une entrée dans le camp de fortune établi par la révolution non loin du pont principal. C’était en réalité la cour d’une grande bâtisse à la façade usée par le temps. Plusieurs tentes étaient installées de-ci, de-là et ne semblaient tenir que par un miracle d’équilibre. Il traversa la rangée de tentes pour être amené devant un fort gros bonhomme qui distribuait les soldes aux miliciens.
- Monsieur, voilà l’homme qui a tenu le pont aujourd’hui.
- John Holliday. Déclara John imperturbable.
- Très bien, rapprochez le que je puisse l’interroger.
Deux hommes poussèrent John avec rudesse. Mais alors qu’il semblait à tous que le prisonnier avait les mains solidement attachées dans le dos, il se libéra d’un geste. Tout poussé qu’il était, il parvint à rétablir son équilibre alors que sa tête penchait dangereusement vers le sol boueux de la cour. Il avait déjà un mètre de distance avec son escorte qui resta bouche bée l’espace d’un instant. Dans cet intervalle de flottement, John était déjà arrivé jusqu’à la table du gros, attrapa la plume qui lui servait de stylo et lui planta répétitivement dans les yeux et dans la gorge. La baudruche dégonfla aussitôt dans un flot de sang et d’air, il tenta vainement d’hurler, l’air s’échappant de sa gorge et le sang lui encombrant les bronches.
Lorsque les soldats lui tombèrent dessus, le gros homme était déjà mort et répandait sur sa table un sang sombre et visqueux. L’or qu’il distribuait se vit recouvrir de ce fluide, tas d’or sur lequel John vint donner de la tête tout plaqué qu’il était par des miliciens en colère.
C’est alors qu’un autre homme s’avança, plus calme que les autres.
- Il suffit. Ordonna-t-il dans un souffle. Et on releva aussitôt John, cette fois-ci fermement maintenu.
- Vu votre attitude, j’ai manqué le chef pour ne tuer que le second.
- Vous avez tué mon trésorier, mais pas un chef révolutionnaire. Déclara l’individu à travers un sourire narquois.
- Pourtant, l’air grassouillet seyait si bien à un leader de la révolution.
Le chef gouttant peu cet esprit fit un signe d’un revers de main et une crosse de fusil vint enfoncer l’estomac de John.
- Tu seras torturé faquin et je compte bien te faire cracher toutes les informations possibles avant de te tuer.
- Tiens donc ?! Et qui a dit que je parlerai ?
- Ils parlent tous !
- Je n’appartiens pas au commun !
- Nous verrons cela.
John prit de fureur parvint de nouveau à se libérer en étalant deux hommes. Les bourgeois n’étant pas de véritables soldats, il parvint même à dérober un large couteau à l’un d’eux avant de se retourner vers l’officier.
- Des hommes comme moi, il n’en faut qu’une dizaine dans la ville haute pour vous tenir tête. Quant à moi, je ne me laisserai pas ainsi insulter. Si vous pensez pouvoir me torturer si facilement, c’est que vous êtes des imbéciles, le corps à peu d’importance pour celui qui est motivé par l’honneur !
Et John retourna le couteau sur son visage et s’ouvrit littéralement la moitié de la joue devant une assistance effarée. Beaucoup vomirent devant un tel spectacle et l’officier révolutionnaire lui même fut impressionné par un tel geste. Ne voulant pas faire un martyr d’un tel homme, mais aussi très respectueux d’un soldat si honorable, l’officier le libéra sur le champ.
La ville haute lui était cependant inaccessible maintenant que le pont était détruit. Mais l’histoire est une compagne capricieuse. Alors que John défendait le pont, un certain Rydd Steiner était parvenu à capturer la leader de l’émeute, Natalya Kutroshinsky. Cela valait presque reddition de fait de tous les émeutiers. Et en effet, après quelques heures seulement, les barricades furent abandonnées et tous regagnèrent échoppes et chaumières avec la célérité de ceux qui craignent le courroux de la Dame de pierre.
L’on ne se souvient du sacrifice de John que dans des cercles très fermés. Stanhope a correspondu brièvement avec John et reconnu en lui un homme intègre et particulièrement intelligent. Depuis, elle lui envoie à chaque date anniversaire de son sacrifice une boîte de cigares de sa collection personnelle.
Un maigre butin pour un visage à jamais défiguré.
Mais John ne regrette pas ce geste.
Ce jour là il n’a pas perdu une partie de son visage.
Il a conservé son honneur d’homme envers et contre tout.
D’aucuns diront que cet homme est un imbécile… D’aucuns n’ont pas d’honneur…