- Huitième division, parée à accoster.
- Vous avez entendu le capitaine tas de moules ?! On s'active, nous voilà au bout du calvaire. Pour aujourd'hui en tout cas.
Bien que le sergent Frobb continuait à s'égosiller pour activer sa troupe de matelots, il était lui aussi exténué de la traversée que tous venaient de subir. Soufflant un instant à l'abri des regards indiscrets, il ôta sa casquette pour se passer la main dans ses cheveux trempés de sueur mêlés aux sels marins, contempla l'horizon, et reprit son rôle de sous-officier tyrannique.
Le capitaine, tous l'avaient entendu. Tout matelot à bord savourait d'ailleurs chaque mot sortant de son gosier, car Dieu sait qu'il savait se faire rare à bord. Commandant qu'on aurait pu croire muet, Grag Leke n'était pas expansif pour un sous, reléguant bon nombre de manœuvres à ses sous-officiers chargés d'organiser le barda sur le vaisseau. Lui semblait s'en tenir à un rôle de capitaine tapisserie. Discret et lugubre, de drôles de rumeurs, souvent contradictoires, courraient à son sujet.
Ces rumeurs, Yvel n'y prêtait pas attention. Sa principale préoccupation en l'instant présent était de rafistoler les voiles du navire avec les moyens du bord. Pourtant piètre couturier, il avait dû se forger une expérience sur le tas en découpant des nappes pour colmater les trous de la voilure. Le labeur n'en finissait pas. Même les nappes et les draps manquaient pour les réparations d'urgence. On s'en servait surtout en guise de palliatif aux bandages qui n'avaient pas tardé à faire défaut après les premiers assauts pirates.
- Laisse tomber la voile soldat, on se réapprovisionnera à Poiscaille. Descends plutôt en cale pour aider à ramer jusqu'à l'embarcadère.
Un gabier sans voile perdait rapidement de son utilité à bord. Sur ordre de son ancien sergent instructeur, maintenant assigné à la même division que lui, le brave Surcouf soupira des naseaux et se résigna. Le temps qu'il reprise les immenses voiles, ils seraient de toute manière arrivés à bon port depuis un moment. De la corne avait commencé à lui pousser sur les doigts à force de se piquer en s'essayant à la couture, c'était le métier qui rentre.
S'époussetant les mains en les frottant l'une à l'autre, Yvel se redressa pour s'en aller à fond de cale. Distrait dans son ouvrage, il avait oublié de regarder autour de lui, le spectacle qu'il contempla alors eut de quoi de le surprendre. Sans y prêter attention jusqu'alors , les hurlements et lamentations diverses n'avaient pas manqué de lui égratigner les oreilles depuis tout à l'heure, sans compter ses acolytes se démener à courir d'un pont à l'autre dans l'urgence. Mais malgré tout, il ne s'était pas attendu à ça.
Les vagues qui heurtaient la proue de plein fouet avaient permis à la mer de s'engouffrer sur le pont à petite dose, diluant et répandant le sang des blessés d'un bout à l'autre de l'embarcation. Pour se frayer un chemin jusqu'aux escaliers menant à la cave, le seconde classe Surcouf dut bien enjamber la moitié de son équipage réduit en charpie. Seuls les cris plaintifs permettaient d'identifier les morts des blessés. À deux reprises, le gabier manqua même de tomber dans les brèches creusées par les boulets de canon ayant tonné prêt d'une demi-heure avant l'abordage de cet après-midi.
Cette gabegie, Yvel y avait échappé, haut perché dans les cordages à orienter la voile du mieux qu'il pouvait selon les ordres qu'on lui aboyait périodiquement. En dépit des avaries sévères occasionnées par une artillerie impitoyable, l'abordage fut accueilli avec tact et rancœur et n'avait duré qu'un temps avant la retraite des flibustiers.
Dans l'affaire, la huitième division s'était encombrée de bien belles recrues : une vingtaine de forbans avaient été capturés. Cela ne compensait certainement pas la perte des hommes d'équipage, mais avait toutefois le mérite d'atténuer le goût de défaite cinglante imprégnée sur toutes les langues.
On avait souqué ferme pour enfin atteindre le minuscule embarcadère situé loin en périphérie de la partie urbanisée de l'île. Même les sous-officiers s'y étaient mis, on manquait cruellement de bras à bord, les amputés du jour en savaient quelque chose.
Un petit comité d'accueil avait su recevoir les gueules cassées. La 388eme division était elle aussi sur le pied de guerre lorsqu'elle fut prévenue de l'arrivée imminente de ses camarades. Et quels camarades. Ce n'était pas tous les jours qu'on pouvait se permettre d'observer pareil défilé de gueules cassées.
- On n'aura jamais assez de place dans l'infirmerie...
- Commandant Zoubi ?
La voix grave et monocorde semblant émaner des tréfonds même de l'enfer fit sursauter le principal intéressé. Zoubi n'avait pas vu s'approcher son confrère s'étant avancé dans un angle mort.
- Pété par le diable ! Vous m'avez fait peur ! Commandant, nous ne sommes qu'une petite garnison, les lits vont manquer pour vos blessés...
- Alors vous leur donnerez ceux de vos hommes.
- Co... Comment ç... Et mais ne partez pas comme ça ! J'ai mon mot à dire non ?!
Poursuivant Leke qui ne semblait pas lui prêter la moindre attention, le commandant local chercha à tempérer le donneur d'ordre lugubre. Rien n'y faisait, le commandant de la huitième ne démordait pas, les valides aménageraient le dépôt de munition pour y passer la nuit et les blessés hériteraient de leur matelas.
Bientôt, les ordres furent transmis à l'assemblée. Mains croisées derrière la nuque en guise appuie tête, Yvel essuya alors une légère moue insatisfaite. Non pas qu'il fut hostile à ce que ses camarades soient logés le plus confortablement possible, mais il aurait encore préféré dormir dehors que dans là où on les assignait.
- Le dépôt de munitions sergent ? On a suffisamment senti la poudre pour aujourd'hui il me semble. M'enfin ce que j'en dis...
- Ce que vous en dites monsieur Surcouf, le gouvernement mondial, toutes les peuplades civiles de cette planète, la basse flibuste, les canailles révoltées d'Aeden, chaque créature en ce bas monde, et tout être qui a existé ou existera un jour s'en tamponne le coquillard ! Un deuxième classe ça ferme sa gueule ! C'est encore ce que ça sait faire de mieux.
Sur ce rappel à la réalité savamment beuglé, le sergent Frobb prit congé de son matelot, ne manquant pas de lui adresser un coup d'épaule sévère afin de marquer son insatisfaction. Apathique comme à son habitude, Yvel laissa courit. Hausser le ton face à un plus haut gradé revenait à pisser dans un violon, un sinistre violon qui jouait la marche funèbre avant de vous traîner devant un peloton d'exécution.
Paquetage modeste dans son sac à dos pendu en bandoulière sur son épaule droite, le seconde classe Surcouf alla gagner ses quartiers. Dans le dépôt, comme il s'y était attendu, la poudre embaumait les lieux, bien plus encore qu'il ne l'aurait cru. On avait fait de la place pour y poser des paillasses sur toute la surface disponible, tous les marins étaient amenés à se marcher les uns sur les autres tant l'espace venait à manquer au fur et à mesure que de nouveaux soldats s'installaient.
C'était pourtant un grand hangar au plafond surélevé, mais l'espace manquait. Une pareille concentration humaine avait néanmoins du bon, le froid régnait dans tout l'entrepôt, sans la chaleur humaine pour contrer le gel, on aurait compté moitié moins de matelots au réveil.
- T'as pas l'impression de nous bouffer l'oxygène avec ton sac ? Je sais pas si t'as remarqué mais on est un peu les uns sur les autres ici.
- Pardon.
Conscient de l'appréhension que leur vouait les marins locaux pour le dérangement fortuit, Yvel ne fit pas de zèle. Peu contrariant qu'il était, et surtout résigné en toutes circonstances, il n'aurait de toute manière fait aucun foin suite à ce genre de remarque. Son tempérament soumis avait du bon en ce sens où celui qui venait de l'alpaguer se sentit tout con de l'avoir agressé d'emblée.
- Nan mais... laisse, ton sac il gêne pas, c'est juste que je suis un peu sur les nerfs. Je m'appelle Tenko, je suis troisième classe récemment assigné à Poiscaille.
Poli et civilisé, le gabier serra la pince qui lui fut tendue sans jamais comprendre ce qu'une poignée de main pouvait bien vouloir signifier. Un léger malaise s'installa suite au silence occasionné par cette rencontre. Yvel n'était pas particulièrement loquace.
- La coutume veut que quand quelqu'un se présente, l'autre se présente aussi en contrepartie. Enfin, c'est comme ça que ça se passait par chez moi.
Comme émergeant, le matelot de la huitième division revenait à lui. Ce manque de réactivité n'était pas à mettre exclusivement sur le compte de son apathie naturelle. Les péripéties en mer l'avaient miné, ce n'était que maintenant qu'il le réalisait, il était à bout de souffle.
- Ah ? Euh... Oui ! Excuse moi, ça a été une de ces journées...
Matelot seconde classe Yvel Surcouf, je servais de gabier à bord. Enfin... Quand il y avait encore des voiles, et quand le bateau flottait encore correctement.
Puisque le sujet avait glissé aussi rapidement en direction du fond de l'affaire, Tenko saisit la perche qui lui était tendue. Normalement, aborder pareil carnage devait se faire avec tact, mais la curiosité était trop forte et Yvel avait été le premier à le mentionner succinctement. L'occasion faisait le larron.
- C'était donc si horrible ? T'as pas l'air en méforme pourtant.
Première approche furtive, le tout consistait à amener son voisin de paillasse à en parler de son propre chef sans chercher à lui sortir les vers du nez. Après tout sur Poiscaille, l'art de la pêche était de rigueur, il fallait savoir le décliner pour attirer toutes sortes de poissons. Poisseux, Yvel enleva son képi de marine joliment orné et se gratta le crâne avant de se défaire de son long manteau d'un blanc plus si immaculé depuis les derniers événements en mer.
- J'étais dans les cordes. Littéralement dans les cordes, faut bien quand on est gabier. Puisqu'ils avaient pas énormément de canons montés sur trépieds, les salves étaient assez rares dans ma direction, mais en aval putain... Ça crachait. Je sais pas où ils se sont accaparés des canons pareils, mais faudrait que la marine pense à leur demander l'adresse de leur fournisseur. En face on pouvait rien.
Regard perdu droit devant lui, il se remémorait la bataille comme s'il y était, impuissant, à regarder les siens se faire canarder tout en s'estimant heureux puis honteux, de ne pas être à leur place. Rester debout commençait à lui peser tant les forces lui manquaient, et, poursuivant son récit, il s'assit en tailleur sur sa paillasse, bercé par les discussions multiples et bruyantes de ses collègues aux alentours.
- Après leur séance de tir aux pigeons, ou plutôt de tir aux mouettes, ils ont commencé à jouer les radins. Les boulets de canon manquaient, alors ils se sont mis en tête de nous aborder.
Mains posées sur ses genoux, il pencha la tête en avant et observa sur son t-shirt rose quelques tâches pourpre. Pourtant impassible jusque là, un léger sourire trouva sa place un instant sur ses lèvres.
- Les cons.
Tenko, toujours perché sur ses cannes le regardait en amont, ne manquant pas un mot de cette bataille. Lui aussi commençait à se sentir imprégné de ce souvenir, ayant l'impression de s'être trouvé cet après-midi aux côtés de son gabier de voisin.
- L'artillerie, on a vite compris que c'était pour compenser qu'ils avaient pas grand chose dans les tripes. Pour chaque homme qu'ils arrivaient à buter chez nous, on en descendait cinq en face, et pourtant, crois-moi, on était en infériorité numérique. De là-haut - dans mes cordages je veux dire - j'en ai perforé quelques uns avec mon mousquet. C'est chiant de devoir recharger entre chaque coup, j'en aurais buté plus autrement. Mais, ils ont vite compris qu'il valait mieux foutre le camp après qu'un quart de leur équipage y soit passé en trois minutes et qu'un autre quart se retrouve avec des chaînes aux poignets.
Ainsi se conclurent les ressouvenances du seconde classe Surcouf. Pour le coup, ce fut au tour de Tenko de ne plus trouver les mots.
- Eh bah... Tu reviens de loin. Une chance qu'ils aient pas réussi à toucher le mât principal, autrement vous étiez foutus.
À bien se souvenir, Yvel n'avait même pas réfléchi à ça. Qu'une salve d'acier pareil épargne la mâture relevait du miracle. Ou plutôt, d'une intervention de nature toute aussi divine.
- Non... C'était pas de la chance. De là où j'étais juché, je pouvais pas trop voir ce qu'il y avait en dessous. Mais, maintenant que tu le dis, il me semble bien que des boulets ont dévié de leur trajectoire, comme si on les avait repoussé dans une autre direction.
Se sentant vaguement nerveux, le matelot de la huitième se gratta frénétiquement le crâne. Quelqu'un ou quelque chose les avait sortis de la panade et il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Pareille obsession n'était pas bien saine après tant d'émotions, on vint heureusement y mettre un terme.
- Couvre-feu immédiat bleubites ! On ferma sa gueule ! On pionce ! Et demain, on se lève à quatre heure pour les réparations du navire !
Quatre heure du matin. On ne leur laissait même pas six heures de sommeil. Les plus grognons dans l'affaire furent les abonnés de la 388eme division, par solidarité malheureuse, ils s'étaient retrouvés embarqués dans la panade et étaient eux aussi de corvée. Ils découvriraient sous peu les joies du despotisme du sergent Ripert Frobb.