C’était pas le quartier le plus désagréable de Shimotsuki, peut-être même le plus populaire en fait. Un dojo au coin de la rue, des étales et des échoppes, cette effervescence aussi. Oui. Le commerce, l’artisanat donnaient un charme animé à l’endroit. Et puis il y avait cette ruelle étroite coincée entre une auberge et une forge dont la cheminée crachait une épaisse fumée, et le bruit du fer qu’on battait et qui rythmait les nuits. Inlassablement. De l’auberge la plus en vogue du quartier, les rires grivois se prolongeaient. Mais ce qui importait vraiment, derrière ces joies, c’était qu’au bout de la ruelle si sombre qu’on ne distinguait pas le fond il y avait cette ridicule palissade en bois qui séparait cette même ruelle d’une impasse. Et lorsqu’on frappait un peu dans la première planche, le passage cédait. Trop fin. Juste assez large pour un enfant, pour une maigrichonne peut-être.
Derrière encore, un escalier qui donnait sur une minuscule arrière-cour, carré, étroite, où d’un mur à l’autre on avait pendu du linge sur des fils pour mieux le faire sécher.
Et ce qui était important finalement, c’était qu’une troupe de danseuses résidait ici, qu’il y avait fort à faire et qu’on avait toujours besoin d’aide pour s’occuper des vêtements, pour étendre le linge, pour le laver, pour aider les filles à s’habiller, c’était toute la petite organisation de derrière, celle à laquelle personne ne pense jamais. C’était bien beau d’être un artiste, juste beau. Le reste ne se faisait pas tout seul, et à quoi bon perdre son temps pour se charger des basses besognes alors qu’on pouvait engager quelqu’un pour presque rien, juste en échange d'une paillasse dans une vieille cour délabrée à l'abris des regards, une couverture, et ainsi se donner tout entier à son art. Et tout en secouant à l’aide d’un bâton de bois la poussière qui se déposait sur le linge, Marylin se disait bien que c’était un peu abusé mais que ça valait mieux que l’emprisonnement ou les travaux forcés. C’était pas de bon ton à Shimotsuki d’être pauvre. Mais bon, la vie allait encore. C’était du travail, la soupe avait un goût de rouille mais c'était de la soupe quand même, du reste, elle se répétait que c’était provisoire. Pire. Y’avait de la fierté à abimer un peu ses mains.
_ Prend le cadeau qu’est là, c’est pour l’invité d’honneur de ce soir. Enfin il est invité mais on sait pas si y vient, donc tu lui apportes ça et tu lui dis de venir. Ca ferait du bien à la réputation si un monsieur important comme ça venait. On croule pas trop non plus tu vois. Si un monsieur comme ça il vient, les autres aussi y viendront, si les filles elles peuvent danser et qu'on vient les applaudir, alors y'a des robes à laver et à sécher bah donc tu peux gratter le fond de la marmite de soupe pour grossir un peu tes miches tu piges ? Tu vois où j'veux en venir ma fille ? Donc tu y vas, tu donnes. C’est les filles qui l’ont fait, j’sais pas trop ce que c’est, mais bon, on leur demande de danser pas d'faire la bricole. Puis après tu traînes pas hein les filles ont besoin qu’on leur repasse leur kimono, et moi j'vais avoir besoin d’aide pour préparer la salle. C’est pas que ça enchante les filles de jouer devant des marines, y connaissent rien à l’art, mais c’est des marines. Alors on la ferme et on fait un effort. C’est des bons partis tu vois. A choisir, y'a mieux, mais l’uniforme ça les excite faut pas chercher elles sont toutes jeunes, moi d'mon temps un honnête forgeron ça nous convenait. J’te dis pas ma fille, elles sont toutes comme des dindes, on dirait qu’elles reçoivent un prince... Ben alors, t’es encore là toi, faut y aller ma fille le ménage la livraison tout ça ça s'fait pas tout seul ! Même un bol de soupe ça se gagne.
Et la vieille à la fenêtre qui se taisait jamais, toujours à surveiller si le travail était bien fait. Elle était devenue bien aigrie. Avant elle dansait quand elle était jeune, moins tassée qu'aujourd'hui, quand elle n'avait pas besoin d'une canne. Elle ne le raconte jamais, mais tout le monde en parle encore aujourd'hui dans les coulisses. La légende veut que son pied ait touché les petites groseilles d'un élève du dojo il y a fort longtemps, et que son mari l'ayant surprise lui ait brisé ce même pied d'un gros coup de marteau. Cancans ou vérité établie, il n'empêche que la vieille ne danse plus depuis. Non maintenant, elle parle. Et c'est pire.
Alors toujours en râlant, la vieille lui jetait quand même une petite sculpture en bois, et c'était laid, et y'avait écrit Pour le Vice-Amiral avec des petits coeurs sur les i. Des dindes, elle avait raison la vieille.
_ Comment suis-je censée m'approcher d'un vice-amiral au juste ?
_ J'en sais rien. T'passes ton temps à dire que t'es bien née, que t'es une duuuuchesse. L'est temps que ça t'serve à quelque chose. Si la duchesse de machin boudin chose vient le voir, il va pas dire non. Donc si tu veux grailler plus tard, tu t'démerdes. Mais si j'tais toi quand même, bah j'irai à l'auberge d'à côté, les filles disent qu'elles ont vu des uniformes passer. Puis si c'est un homme un vrai not gaillard et qu'il aime la bonne boisson et pt'être aussi les jolies filles, c'est une bonne idée d'aller là. Parce que là, personne est farouche, tu piges ? Dandine un peu du cul, dis lui que vous dandinez toutes, c'est un homme, ça devrait suffire.
Alors Marylin, elle traçait son bout de chemin. L'arrière cour, l'escalier, la palissade. Mais elle ne passa pas la palissade. C'était bien beau de ne pas avoir de poitrine, d'être toute fine comme ça, mais c'était plus étrange encore d'avoir des hanches trop larges. Ca passait pas. Coincée entre deux murs.
Elle parvint tout de même à libérer une vision en poussant la planche pourrie de son long bras. Vue sur la ruelle étroite. Enfin presque, une partie. A la vérité cela tombait plutôt bien. Car c'était là que les clients de l'auberge voisine parfois venaient soulager leur vessie voir juste profiter de certains plaisirs charnels de la vie. Et tapie dans l'ombre elle fouilla la zone du regard jusqu'à ce qu'elle le vit, l'homme retourné contre un mur.
Et de sa voix la plus aigue, avec ses voyelles qui traînaient, qui s'allongeaient sur les secondes :
_ Excuseeeez-moi ! Oui vous ! Là. En train de faire ce que je pense que vous êtes en train de faire. Rangez votre attirail, il y a mieux à faire. Ca vous dirait d'aider une demoiselle en détresse ? Derrière-vous, l'andouille ! Approchez-vous, mais seulement si vous n'êtes pas une fripouille !
Elle réussit à avancer un bras dans la ruelle, et au bout du bras, la fameuse statuette innommable qu'elle agita dans l'air pour attirer l'attention du monsieur.
_ Tenez ceci d'abord, c'est une livraison. C'est très important d'accord ? C'est pour le Vice-Amiral de la marine. On ne plaisante pas avec ces choses-là. Ensuite mon tour. Car voyez-vous, il se trouve que je suis coincée si vous ne l'aviez pas encore remarqué. Ces choses-là arrivent figurez-vous. C'est très pénible, mais mon postérieur est pris en otage entre ses murs. Je vous assure que je ne comprends pas, j'ai beau suivre un régime draconien, je n'y peux rien : je suis une callipyge. Et ne pensez même pas à vous enfuir avec la livraison, je vous le dis, cette chose ne vaut pas un clou. Pas un vous entendez. Ca a juste le mérite d'être laid, indiciblement laid. Et c'est tellement laid que ça en est presque ridicule. Non attendez. Mieux. Tellement laid qu'on pourrait se demander si ce n'est pas à l'effigie de la personne à qui c'est destiné !
En insistant un peu, ce fut d'abord une tresse blonde qui se montra, puis tout un visage qui sentait la lessive, les joues rougies par l'effort, les yeux pétillants, la bouche rieuse.
_ Alors mon bon monsieur, auriez-vous l'amabilité de me décoincer ?
Elle tendit plus loin encore son bras dans la ruelle, ne resta bientôt plus que le bas de son corps qui ne parvenait toujours pas à s'échapper de là. Elle parut s'impatienter alors, avec toutes ces petites manies qu'elle avait, son bras qui insistait dans l'air, son sourire large, sa voix pressée.
_ Tirez-moi nom de dieu, tirez-moi !
Derrière encore, un escalier qui donnait sur une minuscule arrière-cour, carré, étroite, où d’un mur à l’autre on avait pendu du linge sur des fils pour mieux le faire sécher.
Et ce qui était important finalement, c’était qu’une troupe de danseuses résidait ici, qu’il y avait fort à faire et qu’on avait toujours besoin d’aide pour s’occuper des vêtements, pour étendre le linge, pour le laver, pour aider les filles à s’habiller, c’était toute la petite organisation de derrière, celle à laquelle personne ne pense jamais. C’était bien beau d’être un artiste, juste beau. Le reste ne se faisait pas tout seul, et à quoi bon perdre son temps pour se charger des basses besognes alors qu’on pouvait engager quelqu’un pour presque rien, juste en échange d'une paillasse dans une vieille cour délabrée à l'abris des regards, une couverture, et ainsi se donner tout entier à son art. Et tout en secouant à l’aide d’un bâton de bois la poussière qui se déposait sur le linge, Marylin se disait bien que c’était un peu abusé mais que ça valait mieux que l’emprisonnement ou les travaux forcés. C’était pas de bon ton à Shimotsuki d’être pauvre. Mais bon, la vie allait encore. C’était du travail, la soupe avait un goût de rouille mais c'était de la soupe quand même, du reste, elle se répétait que c’était provisoire. Pire. Y’avait de la fierté à abimer un peu ses mains.
_ Prend le cadeau qu’est là, c’est pour l’invité d’honneur de ce soir. Enfin il est invité mais on sait pas si y vient, donc tu lui apportes ça et tu lui dis de venir. Ca ferait du bien à la réputation si un monsieur important comme ça venait. On croule pas trop non plus tu vois. Si un monsieur comme ça il vient, les autres aussi y viendront, si les filles elles peuvent danser et qu'on vient les applaudir, alors y'a des robes à laver et à sécher bah donc tu peux gratter le fond de la marmite de soupe pour grossir un peu tes miches tu piges ? Tu vois où j'veux en venir ma fille ? Donc tu y vas, tu donnes. C’est les filles qui l’ont fait, j’sais pas trop ce que c’est, mais bon, on leur demande de danser pas d'faire la bricole. Puis après tu traînes pas hein les filles ont besoin qu’on leur repasse leur kimono, et moi j'vais avoir besoin d’aide pour préparer la salle. C’est pas que ça enchante les filles de jouer devant des marines, y connaissent rien à l’art, mais c’est des marines. Alors on la ferme et on fait un effort. C’est des bons partis tu vois. A choisir, y'a mieux, mais l’uniforme ça les excite faut pas chercher elles sont toutes jeunes, moi d'mon temps un honnête forgeron ça nous convenait. J’te dis pas ma fille, elles sont toutes comme des dindes, on dirait qu’elles reçoivent un prince... Ben alors, t’es encore là toi, faut y aller ma fille le ménage la livraison tout ça ça s'fait pas tout seul ! Même un bol de soupe ça se gagne.
Et la vieille à la fenêtre qui se taisait jamais, toujours à surveiller si le travail était bien fait. Elle était devenue bien aigrie. Avant elle dansait quand elle était jeune, moins tassée qu'aujourd'hui, quand elle n'avait pas besoin d'une canne. Elle ne le raconte jamais, mais tout le monde en parle encore aujourd'hui dans les coulisses. La légende veut que son pied ait touché les petites groseilles d'un élève du dojo il y a fort longtemps, et que son mari l'ayant surprise lui ait brisé ce même pied d'un gros coup de marteau. Cancans ou vérité établie, il n'empêche que la vieille ne danse plus depuis. Non maintenant, elle parle. Et c'est pire.
Alors toujours en râlant, la vieille lui jetait quand même une petite sculpture en bois, et c'était laid, et y'avait écrit Pour le Vice-Amiral avec des petits coeurs sur les i. Des dindes, elle avait raison la vieille.
_ Comment suis-je censée m'approcher d'un vice-amiral au juste ?
_ J'en sais rien. T'passes ton temps à dire que t'es bien née, que t'es une duuuuchesse. L'est temps que ça t'serve à quelque chose. Si la duchesse de machin boudin chose vient le voir, il va pas dire non. Donc si tu veux grailler plus tard, tu t'démerdes. Mais si j'tais toi quand même, bah j'irai à l'auberge d'à côté, les filles disent qu'elles ont vu des uniformes passer. Puis si c'est un homme un vrai not gaillard et qu'il aime la bonne boisson et pt'être aussi les jolies filles, c'est une bonne idée d'aller là. Parce que là, personne est farouche, tu piges ? Dandine un peu du cul, dis lui que vous dandinez toutes, c'est un homme, ça devrait suffire.
Alors Marylin, elle traçait son bout de chemin. L'arrière cour, l'escalier, la palissade. Mais elle ne passa pas la palissade. C'était bien beau de ne pas avoir de poitrine, d'être toute fine comme ça, mais c'était plus étrange encore d'avoir des hanches trop larges. Ca passait pas. Coincée entre deux murs.
Elle parvint tout de même à libérer une vision en poussant la planche pourrie de son long bras. Vue sur la ruelle étroite. Enfin presque, une partie. A la vérité cela tombait plutôt bien. Car c'était là que les clients de l'auberge voisine parfois venaient soulager leur vessie voir juste profiter de certains plaisirs charnels de la vie. Et tapie dans l'ombre elle fouilla la zone du regard jusqu'à ce qu'elle le vit, l'homme retourné contre un mur.
Et de sa voix la plus aigue, avec ses voyelles qui traînaient, qui s'allongeaient sur les secondes :
_ Excuseeeez-moi ! Oui vous ! Là. En train de faire ce que je pense que vous êtes en train de faire. Rangez votre attirail, il y a mieux à faire. Ca vous dirait d'aider une demoiselle en détresse ? Derrière-vous, l'andouille ! Approchez-vous, mais seulement si vous n'êtes pas une fripouille !
Elle réussit à avancer un bras dans la ruelle, et au bout du bras, la fameuse statuette innommable qu'elle agita dans l'air pour attirer l'attention du monsieur.
_ Tenez ceci d'abord, c'est une livraison. C'est très important d'accord ? C'est pour le Vice-Amiral de la marine. On ne plaisante pas avec ces choses-là. Ensuite mon tour. Car voyez-vous, il se trouve que je suis coincée si vous ne l'aviez pas encore remarqué. Ces choses-là arrivent figurez-vous. C'est très pénible, mais mon postérieur est pris en otage entre ses murs. Je vous assure que je ne comprends pas, j'ai beau suivre un régime draconien, je n'y peux rien : je suis une callipyge. Et ne pensez même pas à vous enfuir avec la livraison, je vous le dis, cette chose ne vaut pas un clou. Pas un vous entendez. Ca a juste le mérite d'être laid, indiciblement laid. Et c'est tellement laid que ça en est presque ridicule. Non attendez. Mieux. Tellement laid qu'on pourrait se demander si ce n'est pas à l'effigie de la personne à qui c'est destiné !
En insistant un peu, ce fut d'abord une tresse blonde qui se montra, puis tout un visage qui sentait la lessive, les joues rougies par l'effort, les yeux pétillants, la bouche rieuse.
_ Alors mon bon monsieur, auriez-vous l'amabilité de me décoincer ?
Elle tendit plus loin encore son bras dans la ruelle, ne resta bientôt plus que le bas de son corps qui ne parvenait toujours pas à s'échapper de là. Elle parut s'impatienter alors, avec toutes ces petites manies qu'elle avait, son bras qui insistait dans l'air, son sourire large, sa voix pressée.
_ Tirez-moi nom de dieu, tirez-moi !