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L'As, la Dame et le Valet

Enfin tranquille...

   J'avais trouvé un coin de table pour m'assoupir, dans le réfectoire, afin de ne plus entendre les jérémiades de l'intendant Bounder. Celui-ci avait enfin accepté que je débute ma formation de Marine, après quelques semaines en tant qu'homme de corvée. Je n'avais que treize ans, mais être le fils du colonel Kristian Frost, officier à l'Ambassade de Luvneelgraad, rendait les choses plus simples. Surtout lorsqu'on passait son temps à fouiner dans les bureaux administratifs et les archives afin de parfaire ses connaissances de la Marine et du Gouvernement Mondial.
   Mes épaules endolories se relâchaient doucement, mon corps s'affaissait de plus en plus sur le bois. Celui-ci sentait le chêne et le vin... Je baillai, la tête entre les bras.

- ARHYE FROST !

   Un vent hurlant me tira de mes songes tandis que mon corps se faisait de plus en plus léger. Lorsque je pris conscience du toucher effectué par les mains de l'énorme Boris sur mes hanches, je compris que j'étais sur le point de m'envoler. Et en effet je volai au dessus d'une table, puis d'une deuxième... pour atterrir violemment contre le mur d'en face, le dos en premier. Je lâchai un hoquet de douleur et de surprise. Sonné je tentai de me redresser. L'intendant Bounder m'y aida, sans me ménager le moins du monde. Sans me lâcher, il vociféra :

- Tu crois que c'est le moment de roupiller ?! Que dirait ton père s'il voyait ça ? Une honte, gamin !
- Punaise, Boris... Tu m'emmer...
- C'est MONSIEUR BOUNDER pour toi, gamin ! Ici nous sommes dans MA réserve ! Avec les hommes affiliés à la surveillance de l'Ambassade et la protection de ses alentours. C'est du sérieux ! Les paresseux finissent soit recalés, soit décédés sans les honneurs sur le terrain ! Pigé ?!
- Oui oui... Enfin c'est pas un balai qui va me tuer non plus...
- Tu veux jouer les malins ? Cinquante tours de la caserne.
- Qu-quoi ?! Mais elle est énorme ! Plus grosse que toi !

   BAM ! Un nouveau coup sur le sommet du crâne me rappela à l'ordre.

- Discute pas et grouille-toi ! Tu t'entraînes avec Lady Crow ce soir, je te rappelle.

    Ah c'est vrai. Maman...
    J'étais aussi le fils de Lady Orenna Crow, matriarche de la famille du même nom, fondatrice d'une entreprise commerciale vieille de plus d'un siècle maintenant, et d'un art martial de plusieurs centaines d'années. Un style héréditaire, transmis de génération en génération, qui n'a jamais été utilisé par quelqu'un d'autre que les Crow. Leur réputation au sein du royaume de Luvneel leur a permis d'élever rapidement leur rang social jusqu'à obtenir il y a vingt ans un titre de noblesse.
   Mais je n'avais pas vraiment le temps d'y penser davantage, car déjà Boris me soulevait d'une main et me jetait au dehors.

[...]

   Après cinquante tours de caserne, trois heures d'efforts et plusieurs litres de transpiration étalés sur des kilomètres, je me laissai choir au sol, le nez dans la poussière et les mains tendus vers les jambes de l'intendant ventripotent.
   Ce type était un ancien officier, affilié maintenant aux affaires administratives. Mais malgré un goût prononcé pour les pâtisseries du coin, qui entraîna irrémédiablement chez lui une prise de poids conséquente, et l'affreux caractère d'un ours mal léché, Boris restait un excellent soldat, un meneur d'hommes compétent et un bon ami de mon père. Et dire qu'il m'avait connu dès le berceau...

    Après avoir recouvré quelques forces, je finis par me redresser tant bien que mal et m'asseyais à côté de l'intendant. Celui-ci avalait goulûment l'un de ses croissants aux groseilles. Il m'en tendit un, sans détourner ses yeux de l'horizon visible au-delà du muret de la réserve. Le soleil commençait à descendre. Il devait être aux alentours de dix-sept heures... Je m'entraînais dans deux heures.
   Je pris la viennoiserie et mordis dedans. Je souris. Y avait pas à dire : j'adorais ça et je remerciai chaque jour l'inventeur de cette recette, pourtant simple.
   Le gros Bounder tourna enfin la tête vers moi :

- Tu sais, Arhye... tu as beau être agaçant, c'est fou ce que tu ressembles à ton père.

   Je l'observai sans trop comprendre pourquoi il me disait ça, d'un coup. Il ferma les yeux un moment puis soupira. Il se gratta le sommet du crâne, par dessous sa casquette d'officier :

- Ouep... toujours à voir le meilleur côté des choses, même quand personne ne veut y croire... Et toujours à trouver la merde sans jamais la chercher.
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J'étais rentré à la maison. il s'agissait d'un grand domaine situé dans les beaux quartiers de Luvneelgraad. Le tout était composé d'un manoir à deux étages, d'un jardin d'environ deux-cents mètres au carré, d'un terrain d'entraînement côté faubourg et d'un garage qui servait de débarras. Je me trouvais au terrain d'entraînement en compagnie de ma mère.

   Elle était belle, avec son éternel sourire, ses yeux rieurs et sa peau rosie par la fraîcheur de l'hiver. Sa tunique noire, qu'elle utilisait pour le karasu kata, accentuait l'aura qu'elle dégageait. L'aura d'une battante, imperturbable. De mon côté, je me sentais presque trop banal avec ma tenue de combat. Sans émettre le moindre jugement, Lady Crow me demanda :

- Es-tu prêt, Arhye ?
- Je suis prêt, maman.
- Alors en garde.

   Chacun de nous deux se mit en position. J'avais quelques courbatures à cause de la punition de Boris, et je me sentais fatigué, mais je ne pouvais me dérober à l'entraînement de ma mère, si je ne voulais pas me retrouver avec père sur le dos. Et il pouvait se montrer beaucoup plus imaginatif que l'intendant en matière de sanctions... Je soufflai pour me relâcher un peu de pression.
   Sa jambe glissa légèrement sur le sol :

- C'est parti.

   Soudain elle s'élança vers moi. Je fis de même, conscient que la plupart de ses assauts pouvaient être bloqués à plus courte distance. Seulement elle s'arrêta après trois pas... et je ne pouvais plus freiner mon élan ! D'un simple mouvement du bras, elle accompagna mon avancée et me fit trébucher au sol.

- Trop agressif. Ca te rend prévisible, et incapable de te défendre. C'est la base de la Voie du Corbeau, Arhye : toujours être prêt en cas de contre-attaque.

   Elle attendit que je me relève. Je me remis en position et avançai à nouveau, plus prudemment. Maman fit de même. Puis d'un coup elle bondit en avant et déplia l'une de ses jambes juste sous mon nez. J'eus à peine le temps de bloquer avec mon bras et j'en profitai pour l'agripper de l'autre. Je la projetai plus loin mais elle se réceptionna parfaitement. Elle enchaîna, paume en avant et phalanges resserrées, à la manière de serres d'oiseau et visa mon plexus. Je parai, je ripostai, j'esquivai... A un moment, elle se baissa et fit un tour sur elle-même, me balayant du pied au passage. Je tombai fesses contre terre et roula sur le sol pour éviter une nouvelle attaque. Je reculai à quatre pattes pour rester hors d'attente de ses assauts.
   Elle ne me laissait aucun répit... J'exécutai un saut de main pour me redresser puis, continuant sur ma lancée, fit un salto arrière, jambe droite détendue.

Corbeau Ascendant

    Elle réduit la force d'impact en sautant vers l'arrière. J'étais encore jeune, et elle était élancée. J'avais encore du mal à analyser son jeu de jambes, tant je le trouvai rapide. Pourtant, je la voyais s'exercer depuis ma plus tendre enfance.
    Et les assauts continuaient de plus belle. Je n'avais pas le temps de reprendre mon souffle ! Le sourire de ma mère s'élargissait au fur et à mesure que les échanges duraient.
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Je ne me souvenais plus rien à mon réveil. Sauf que j'avais faim.
   Mon ventre gargouillait bruyamment. J'avais mal au crâne, au dos, aux bras, aux jambes... Surtout au genou.
   Puis je me rappelai : vers la fin de l'exercice, maman avait esquivé mon coup de paume et avait utilisé mon élan pour me faire faire un arc de cercle au dessus d'elle avant d'atterrir au sol, à plat. En voulant me relever, elle s'était installé sur ma jambe et m'avait flanqué une droite en pleine tempe.

    Ma mère était là, près de moi à mon réveil, et m'annonçait que le souper était prêt et que mon père nous attendait, impatient d'entamer son assiette. Je me redressai avec peine et la suivis à l'intérieur.
Nous rejoignîmes le colonel Frost dans la salle à manger. Une pièce du premier étage éclairée par deux portes-fenêtres immenses donnant accès à un unique balcon, face à l'entrée ; des murs beiges et des meubles en bois peint, finement taillés, sur lesquels reposaient des statues, des chandelles, des fleurs ; un miroir de deux mètres de hauteur muni d'un cadre doré reflétait notre tablée sur la droite en entrant.
   Mon père siégeait au bout, vêtu de son uniforme, la barbe naissante et le cheveu rebelle. Prenant sa fourchette et son couteau, il entama sa salade composée ainsi que la conversation de la journée :

- Alors, cette journée fils ?
- Pas si mal.

   Il marqua une pause et me fixa du coin de l’œil, l'air neutre. Puis il reprit sa mastication en haussant les épaules.

- Si tu le dis... Boris n'avait pas l'air particulièrement fier de ton attitude d'aujourd'hui, quand je l'ai croisé tout à l'heure.
- Papa... y a-t-il un seul jour où Boris a été fier de quelque chose ?
- Pas faux.

   Et il mangeait toujours, visiblement indifférent. Quand il eut finit et que maman fut partie en cuisine chercher la suite du repas, nous nous fixâmes. Après quelques secondes, il pouffa et nous finîmes par éclater de rire. Au départ je pensais vraiment qu'il se lèverait pour m'en coller une. Il était imprévisible.
Imprévisible, mais surtout incapable de rester sérieux bien longtemps.

- Ahahah ! Et qu'est-ce que t'as fait encore ? Non attend dis rien... Tu t'es endormi c'est ça ?
- Dans le réfectoire oui !
- Pouahaha ! Fidèle à toi-même hein... Mais pour sûr que t'es bien mon fils : économiser ses forces, c'est la clé du succès.
- Parce que tu dors pendant le service, toi ?
- Non, mais j'ai confiance en mes hommes.
- Quel rapport ?
- Je sais qu'ils sauront faire tout le travail que je leur refilerai...
- ... Héhé... Sérieusement ?!
- Oh que oui ! Ahahah ! Par contre fils...
- Oui ?
- Ça n'excuse en rien ton attitude.

   Avant que je ne puisse réagir, il donna une pichenette à la salière. Enfin, disons plutôt que l'index qu'il retenait depuis un moment partit à la manière d'une balle percuter le récipient qui s'en fut projeter contre mon front.
PAF !
Le choc failli me faire tomber de ma chaise. J'imaginais ce qu'il aurait pu faire en me frappant directement du poing. Pour le coup je ne riais plus du tout.
   Je l'avais dit : imprévisible.

- Demain tu t'excuseras auprès de Boris. Sinon je m'assurerai que ta formation soit reléguée à Stanley, du service comptabilité.
- Aïe... D'accord je le ferai.
- Parfait. Et pour l'instant tu...
- Pour l'instant, nous mangeons. Demain est un autre jour, et rien n'est jamais semblable. Arhye se montrera à la hauteur.
- Tu as raison, ma chérie ! D'ailleurs, comment s'est déroulé votre entraînement ?
- Notre enfant progresse.
- Moi j'ai l'impression de me prendre encore plus de coups...
- C'est parce que ta mère se retient de moins en moins, c'est bon signe !
- Si tu le dis...
- Tu préférerais t'entraîner avec moi, peut-être ?
- Non merci !

   Et mon père éclata de rire à nouveau. Maman le regardait, amusée. C'est fou comme son regard en disait long sur l'amour qu'elle lui portait. Ce qui me rendait heureux.
Mais ce qui était sûr, c'était que je ne m'entraînerai pas de si tôt avec papa. Il ne retenait pas ses coups. Jamais.
   Je terminai de manger en silence, en regardant mes parents s'échanger mots doux et regards complices.
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Le lendemain, je me retrouvai face à l'intendant Bounder avec une tenue de mousse et un balai à la main. Le gros officier termina sa tartine de fromage et me dit :

- Pas de corvée pour toi, gamin. Aujourd'hui, tu t'entraînes avec des recrues en formation.
- Attend voir Boris... Pour de vrai ?

   PAF ! Le poing de l'intendant percuta le sommet de mon crâne.

- C'est MONSIEUR ici ! Imprime-le une bonne fois pour toute.
- Je peux pas m'en empêcher Bo... Monsieur. C'est l'habitude.
- Ah les habitudes... Si seulement elles étaient toutes bonnes !

   Mon tuteur lâcha un profond soupir avant de me faire signe de le suivre sur le terrain qu'occupaient déjà quatre jeunes hommes. Tous portaient la mouette sur le dos de leur marinière blanche à manches longues.
   Il ne faisait pas chaud aujourd'hui.

   Boris se racla la gorge pour attirer leur attention vers nous :

- Les gars, voici un nouveau compagnon : Arhye Frost. Montrez-vous aussi bienveillants envers lui qu'envers n'importe lequel de vos frères d'arme. Il a beau être jeune, sa valeur n'envie pas la vôtre.

   Les recrues collèrent leurs jambes et saluèrent. Puis je m'approchai et ils me serrèrent la main avec un grand sourire. Je m'attendais sincèrement à être jugé pour mon âge, mais il n'en était rien, car nous étions tous là pour la même raison : être formés pour servir au mieux l'ordre et la paix. Nous étions encore bien innocents. L'intendant Bounder affichait une mine satisfaite et demanda à ce qu'on l'écoute.

- Maintenant que les présentations sont faîtes, nous allons pouvoir commencer ! Et notre jeunot peut en témoigner : rien de mieux pour entamer la journée qu'une bonne heure de course autour du terrain. C'est parti et sans pinailler !

   Horrible. Juste horrible ! Une heure... C'était beaucoup trop long ! J'aurais dû écouter ma mère et manger plus ce matin. J'allai avoir faim avant même que sonne onze heures. Enfin bon je trottai, au rythme des quatre autres, en contrôlant au mieux mon souffle pour économiser mon énergie. Je n'étais pas trop mauvais aux épreuves d'endurance, mais celles de Boris étaient particulièrement terribles. Nous étions tombés un bon jour, cette fois. Mais qui sait ce qu'il nous réservera demain.
    Alors que je tournai près du muret pour la cinquième fois, j'entendis une voix m'appeler. En tournant la tête, je reconnus d'anciens élèves de mon école, devenus adolescents eux aussi, mais toujours aussi détestables :

- Hé Arhye ! Toujours envie d'être Marine ? Tu veux suivre les traces de ton vieux, c'est ça ?
- Mais pourquoi t'cours ? T'as fait des conneries j'parie, c'est ça ? T'pouvais pas faire les corvées correctement ?

   Bon sang... La ferme, bande de crétins. La ferme...

- De toute façon, tu seras jamais Marine. Tu finiras quoi, au mieux... Valet ?

   La ferme. La ferme !

- Ouais c'est ça ! Son père c'est un As. Lui c'est qu'un Valet.
- Sans oublier la Dame qui lui sert de mère.
- LA FERME BANDE DE PAUVRES MERDES !

    Je m'arrêtai de courir et marchait vers eux d'un pas pressé. J'étais hors de moi.
Cela faisait tellement longtemps qu'ils me harcelaient. Petits, ils m'emmerdaient déjà. Ils se moquaient de mes origines et de mes convictions, en bande. De la méchanceté gratuite et de la jalousie, je le savais bien... Mais je ne parvenais toujours pas à m'y faire. Une fois arrivé à la réserve, je pensais me débarrasser de leurs quolibets incessants. Mais pas moyen. Ils m'avaient retrouvé, ou suivi, et leurs moqueries se recollaient à moi comme des putains de parasites !
   Je n'avais plus qu'une envie, c'était de leur flanquer mon poing dans leur vilaine figure. De leur donner une leçon. Mais on me bouscula, puis une main se ficha sur mon épaule pour me demander d'arrêter.

   Les futurs Marines avaient vu la scène et s'étaient arrêtés aussi. Trois d'entre eux m'avaient ensuite dépassé en me voyant les approcher et le dernier restait en arrière pour me surveiller. Le trio de tête toisa les insolents qui ne souriaient plus.
Par contre, qu'est-ce qu'ils avaient l'air niais !
    Mes nouveaux compagnons roulèrent des épaules et firent craquer leurs articulations, menaçants, et intimèrent ces imbéciles à cesser de m'importuner et de ne plus jamais revenir dans le coin. Ils s'exécutèrent.

   Quand je demandai au quatuor pourquoi ils étaient venus à mon aide, ils répondirent simplement que "si les Marines devaient protéger les plus faibles, ils devaient déjà être en mesure de porter secours à leurs camarades".
   Ce geste fraternel me toucha particulièrement. Mais cela n'empêcha pas l'intendant Bounder de nous obliger à continuer l'échauffement. Cependant, les efforts me paraissaient bien plus légers.
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- ZzZz...

   Quoi de mieux que le temps d'une sieste ? Sans doute de voir apparaître un croissant aux groseilles au réveil... Mais pour l'heure je rêvais d'aventures fantaisistes, où je naviguais sur les mers en quête de gloire et de justice. Depuis longtemps je souhaitais voyager. Et depuis peu ce rêve prenait forme ! Intégrer la Marine me permettra un jour de voguer par delà les blues et de contribuer à les rendre plus sûrs. Mais d'après Boris, être un bon soldat passait par un entraînement aussi bien physique que psychique. Et mon père l'approuvait. Je devais peut-être réviser plus sérieusement...

- Monsieur Frost ? Monsieur Frost !

   Apparemment, mon précepteur était d'accord lui aussi.
Et le croissant aux groseilles dans tout ça ?

    Après une heure supplémentaire de cours sur l'histoire du Royaume de Luvneel, les successions, la quintessence du Gouvernement Mondial et enfin sur la géopolitique de North Blue, je pus descendre rejoindre le salon, où mon père m'attendait, le nez dans sa gazette et les pieds sur la table basse, assis dans son fauteuil personnel :

- Tu as terminé, fils ? Ca tombe bien ! Tu veux bien aller chercher le pain pour ce soir ?
- Mais... maman te l'a demandé ce matin en prévision de ton retour à la maison !
- Hum oui il parait oui... Mais beaucoup de choses sont arrivées et j'ai oublié. Alors vas-y donc, le temps que je finisse de lire mon journal !
- Tu peux très bien le lire plus tard...
- T'es certain de vouloir que je me lève, là tout de suite ?!
- Je suis parti !
- Voilà qui est raisonnable ! Tu es formidable, fils.
- Et toi, pantouflard comme pas deux.
- Allons, tu te rappelles ce qu'on disait à table la dernière fois, non ? C'est juste de l'économie d'énergie. Mouahahah ! Toi aussi un jour tu auras quelqu'un à qui demander de faire les choses, histoire de réduire les efforts. Mais en attendant, va !

   Je soupirai bruyamment, vérifiant au passage si ce simple son suffirait à faire lever mon paternel de son trône pour me corriger. Heureusement, la lecture de son article le passionnait davantage.
Je sortis du manoir et me dirigeai vers la boulangerie. Une fois arrivé en centre-ville, je me rendis compte que j'avais pris mon propre porte-feuille plutôt que celui de mes parents. En y réfléchissant, je me dis que c'était un fabuleux hasard : j'allais avoir droit à mon croissant aux groseilles !
   Je courrai presque en direction de la rue marchande et, arrivé au carrefour, je manquai de percuter un individu qui avait déboulé sans prévenir de derrière le mur de la bâtisse qui faisait l'angle. Je le regardai et voulus m'excuser quand je le reconnus, lui et son petit groupe.

   Mes anciens camarades de classe. La poisse...

- Hé, quelle surprise ! Voilà que le Valet nous tombe dans les bras !
- On t'a tant manqué qu'ça ?
- Du tout. Désolé mais je suis occupé là.
- Ah ? Des courses à faire pour tes parents ? Les nooobles gens que tout Luvneelgraad adore ?
- Est-ce que tu les appelles "papa" et "maman" ? Ou "Maîtres" peut-être ?

   Les autres s'esclaffaient. Je haussai les épaules, conscient que répondre à leurs provocations ne ferait que m'entraîner dans les ennuis. La plupart d'entre eux étaient les enfants des familles fondatrices du Royaume et de leurs proches. Je passai devant eux en évitant tout contact visuel...

- Est-ce qu'ils t'aiment, au moins ?

   Cette fois je m'arrêtais.

- Je te demande pardon, l'affreux ? Tu as dit quelque chose ? J'espère que c'est suffisamment intelligent pour ça vaille la peine que je m'arrête.
- Moi j'suis sûr que non. Les officiers comme ton père, ça passe son temps au travail ou sur le terrain Pas le temps de s'occuper d'une famille. Ta mère aussi c'est une combattante. Et une commerciale en plus ! Y a que les quotas qui doivent l'intéresser.
- Ça se trouve, t'es juste né pour une question de chiffre.

    Je serrais les poings, je serrais les dents mais je me retenais. Pas question de rentrer dans leur jeu... Il ne fallait pas.
"Ce n'est pas grave, ils ne savent pas de quoi ils parlent. Ils ne connaissent pas la vie que mènent mes parents. Ils ne les connaissent pas comme moi je les connais. Ils sont jaloux. Ils voudraient que leurs parents s'occupent aussi bien d'eux que les miens de moi...".

- Ça se trouve, t'es même pas désiré.
- Ahah ! Ca lui va bien, au Valet ! Un accident ! Kiahaha !

   CRAC !

   Ce fut le bruit de son nez une fois que je le lui eu éclaté. Il tomba par terre, les mains sur sa protubérance ratatinée et ensanglantée en gémissant et en pleurant comme un gosse. Un sale gosse. Les autres le regardaient, bouches bées. Son autre ami parlant, plus costaud et moins impressionnable, me fixa d'un œil mauvais. Si je me souviens bien, celui-là s'appelait Lars et apprenait également le combat à mains nus en compagnie de son oncle. J'allais peut-être regretté d'avoir perdu mon sang-froid au dernier moment. Il fit craquer ses phalanges :

- Cette fois, y as pas tes gardes du corps en marinière pour te tirer d'affaires.
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Le combat était inévitable. Lars arrivait sur moi à grandes enjambées, prêt à m'en coller une. J'esquivai au dernier moment, d'un simple pas sur le côté, en répliquant aussitôt. Il para sans difficulté. Derrière lui, les affreux l'encourageaient, espérant me voir mordre la poussière. Lui enchaînait les bottes et les attaques directes, visant surtout mes flancs et mon visage. Mon jeu de jambes me permettait d'esquiver la plupart des coups et d'en repousser d'autres. Mais il ne me laissait pas beaucoup de temps pour contre-attaquer. De plus, la Voie du Corbeau n'était pas faite pour le combat pur et dur. C'était ce que répétait toujours ma mère.
   Pourtant tous ces mouvements devaient le fatiguer. Il fallait une sacrée endurance pour frapper aussi vite différents endroits sans perdre le rythme ! Je minimisais au mieux les dégâts et les efforts pour esquiver, économisant le plus d'énergie possible.

   Et cela finit par payer.
Lars soufflait fort, presque comme un buffle. Ses naseaux dilatés crachaient un petit nuage de vapeur... Je m'attendais presque à le voir charger telle une locomotive en criant "Tchou Tchou !".
   Si tôt dis, si tôt fait. Sans le bruit cependant : il se jeta sur moi, mains en avant et m'attrapa par les épaules avant de me soulever de terre. Il avait une sacrée poigne ! Je me débattis un moment. Il s'apprêtait à me lancer quand je parvins à lui coller mon pied dans la figure. Libéré, je reculai pour temporiser. Seulement j'avais fait fi d'un détail important. Je n'étais plus face à son groupe.

- A quoi ça sert de frapper si fort si c'est pour s'épuiser aussi vite ?
- Tu cognes pas trop mal, mais y a un truc que j'ai et que t'as pas.
- Et c'est ?
- Des camarades.

   Sans que j'ai le temps de comprendre, deux d'entre eux me ceinturèrent les bras et les jambes. Mais quels lâches !

- Mais quels...
- La fin justifie les moyens !

   PAF !
   Je laissai échapper un cri étouffé tandis que son poing s'enfonçait dans mon estomac. Je sentis la bile remonter jusque dans ma gorge. Pas très agréable... Il roula des épaules en souriant et frappa à nouveau, puis encore, et encore. Ses phalanges venaient s'écraser contre mes côtes, mes tempes, mes joues, ma mâchoire... Chaque impact à la tête me sonnait. Après un énième coup, il s'arrêta enfin et me regarda, la tête penchée et les jambes prêtes à s'écrouler sous moi.

- T'es pas mieux loti qu'un miséreux, Arhye. T'as une jolie p'tite famille, c'est vrai. Mais au fond, t'es tout seul. Je s'rais presque triste pour toi.

   Ses amis s'esclaffaient. Je ne répondis rien. Lars se pencha sur moi :

- Tu sais quoi. J'vais te dire une bonne chose : au fond c'est pas ta faute. T'es pas né là où tu aurais dû naître, voilà tout. Je suis pas envieux, loin de là.
- Alors c'est quoi ton problème ?..
- Mon problème ? C'est que j'aime pas ta famille. J'aime pas la Marine. Ni le Gouvernement.

   Je levai la tête tant bien que mal pour le regarder dans le blanc des yeux :

- J'vais te faire une confidence, Arhye. Tu vois mon père ? Tu connais mon oncle ? Bah ils sont contre tout ça. Ce sont des Révolutionnaires. Hé oui !
- Enfoiré... Pourquoi tu me racontes ça ?
- Tout simplement parce que je viens d'avoir une idée géniale. Tu vas crever ici-même, pour l'exemple. Le temps de déguerpir que personne saura qui a fait le coup. Personne ne se doutera qu'il s'agit de nous, car après tout : qui oserait s'en prendre à la famille de l'Incroyable Colonel Frost ?

   Il me cracha au visage tandis que ses complices hésitaient. Ce revirement de situation n'avait pas l'air de les enchanter :

- Hé oh Lars... Qu'est-ce que tu racontes ? On va pas le tuer hein ? Tu plaisantes...
- La ferme les gars ! Faîtes ce que je vous dit et vous verrez que c'est pour le mieux ! Ce con-là va devenir un Marine plus tard... Comme dirait l'autre :"Mieux vaut prévenir que guérir."
- Mais quand même... On est pas des tueurs !
- Vous voulez devenir Révos ou pas ?! Fermez vos gueules et laissez-moi faire, ça va être rapi...

   CRAC !

   Profitant de l'hésitation de mes anciens camarades de classe, je me libérai de leur emprise et décochai un coup de pied dans la mâchoire entrouverte de Lars, lequel se mordit la langue. Il tomba la bouche en sang, comme son compagnon.

- PUTAIN !

   De rage, je continuai à le frapper alors qu'il était au sol. J'entendis ses os se briser à chacun de mes coups, ses muscles se ramollir. Je cognais et frappais encore, sans que personne n'ose m'arrêter. Quand l'un d'eux voulut me retenir je lui fit rencontrer mon front et il fut assommé net. Vengeur, je faisais fi de la douleur et continuai de le marteler, espérant réduire son corps à l'état de purée.
   Son corps devenait flasque et ses gémissements devenaient presque inaudibles.
Me tuer ? Moi ? Non Lars, je n'allai pas mourir. Mais si tu tiens à ce qu'il y ait des morts, alors je vais exaucer ton souhait.

- ÇA SUFFIT !

   Je reçus un nouveau coup à l'arcade. Mais celui-ci était nettement plus puissant que les précédents. Je n'eus pas le temps de le voir venir que déjà je volai au dessus des harceleurs et m'écrasai contre le mur d'une maison. Le choc fut intense et les étoiles dansaient devant mes yeux. Je sentis le sang couler le long de ma nuque.
   Avant de sombrer dans un profond sommeil, je crus apercevoir flotter près du corps de Lars un manteau blanc. Avec une mouette bleue dessus... Et le mot "Justice".
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...
   Arf... Mal au crâne.

- ... pas dû, Kristian.

   Une voix que je reconnaissais s'élevait de derrière la porte de ma chambre.
Par contre je ne me rappelais pas être rentré dans ma chambre. D'ailleurs je ne me rappelais pas grand chose.

- Allons chérie, tu n'es pas sérieuse...
- Non Kristian, je regrette mais tu n'aurais pas dû voir Drey ! Tu aurais dû te contenter d'emmener son fils à l'hôpital. Arhye n'a pas tant souffert, mais Lars est...
- Ce petit con n'a eu que ce qu'il méritait ! Une chance que tu m'aies renvoyé chercher notre fils avec le pain, sinon il serait mort.
- Et notre fils aurait été un assassin !

    Dans le couloir d'à côté, ma mère était dans tous ses états. Petit à petit je me souvenais : la bande de Lars, mon combat contre lui, son corps que je martelais de coups alors qu'il était au sol... Puis le Marine qui était venu m'arrêter. Mon père.

- Orenna, Drey est un révolutionnaire. Je ne devrais même pas prendre sa défense...
- Mais tu n'as aucune preuve de sa culpabilité non plus ! Alors laisse-le tranquille et contente-toi de lui écrire à l'avenir.

    Oh attendez une minute... Qu'étaient-ils en train de raconter là ?! Ils savaient pour l'affiliation du père de Lars ? Et rien n'avait été fait contre lui ? Je ne saisissais pas. Mon père devait l'arrêter, s'il était au courant... D'ailleurs comment pouvait-il être au courant s'il n'y avait aucune preuve ?

    La porte s'ouvrit. Je m'empressais de fermer les yeux, contrôlant au mieux ma respiration. Mes parents s'approchaient du lit et la main de ma mère vint caresser une mèche de mes cheveux :

- Que penserait notre fils s'il savait ?
- Je ne sais pas. Vraiment je ne sais pas... Tout ce que je souhaite, c'est qu'il continue de croire en la justice et en la vérité.
- Mais bientôt il devra...
- Bientôt les choses à Luvneelgraad deviendront compliquées, voire dangereuses... J'espère qu'Arhye sera prêt à faire un choix à ce moment-là.
- Il est notre fils, Kristian, pas un vulgaire morceau de viande !
- C'est parce qu'il est mon fils et que je l'aime que je veux le voir s'élever au plus vite et se faire une idée de ce qui l'attend à l'avenir. Il souffrira peut-être, mais j'ai confiance en son innocence. Et en son potentiel.
- Je ne suis pas prête...
- Allons... Ce n'est pas pour tout de suite. Les préparatifs de la Révolution prendront encore un moment avant d'être effectifs. Et le Gouvernement met tout en place pour retarder l'échéance.
- Le Royaume est partagé.
- Le Royaume est neutre dans cette affaire. Cela ne concerne que la Marine et la Révolution. Nous ne laisserons pas les civils être directement concernés.
- Mais ils sont concernés ! Nous sommes tous concernés ! Et tout le monde a le droit de se battre pour...
- Tout le monde n'a pas le devoir de se battre. Là est la différence, Orenna. Cette responsabilité n'incombe pas au peuple de Luvneel.

    Je contenais mal mon rythme cardiaque : mon pouls était tellement fort que je crus qu'il soit entendu dans toute la pièce. La raison pour laquelle Lars et moi étions en conflit constant était dû à la tension entre les deux factions présentes. J'avais entendu parler des quelques rapports sur l'activité révolutionnaire de l'île, mais je n'aurais jamais cru être impliqué si facilement, simplement à cause de ma famille. Et tout cela cachait quelque chose de plus gros encore. Je ne comprenais toujours pas comment mon père savait pour celui de Lars, ni l'enjeu du conflit qui s'engageait, mais je ne pouvais rien dire...

   Non. La vérité, c'était que je ne voulais rien dire :

- J'ai demandé à Drey de convaincre son groupe d'attendre. Ils ne doivent pas agir, sous peine de représailles... Si les Révos sèment la pagaille maintenant, je ne pourrais contenir davantage les limiers du Gouvernement, et on se retrouverait avec d'autres problèmes sur le dos. Quant à notre fils... tout ce que nous pouvons faire, c'est de veiller à ce qu'il grandisse bien. Aimons-le et soyons le plus sincère possible avec lui.
- Ne va-t-il pas se sentir trahi, au final ?
- Arhye n'est pas un idiot. Il sait faire la différence entre le bien et le mal. C'est ce que je crois. A lui seul de choisir ce qu'il voudra faire de sa vie. Assurons-nous qu'il ne la gâche pas avant ça...

    Sans un mot de plus, ma mère s'écartait du lit. Je pouvais deviner qu'elle pleurait lorsque le son de sa voix quitta la pièce. Mon père restait là, statique.
Il finit par s'agenouiller devant ma couche et posa sa tête sur le drap :

- Je suis désolé, fils. J'espère ne pas avoir fait d'erreur...

    "Ne crains rien, papa, pensais-je, je ne peux vous en vouloir, à maman et toi. Vous m'avez offert tout votre amour et m'avez donné la chance que beaucoup d'autres n'auront jamais. Je ne sais rien de ce que vous avez fait pour être ainsi impliqués, que ce soit pour ou contre la Révolution, mais ce que je sais, c'est que je ne peux pas me délester de ce que vous m'avez enseigné."
    Cet épisode était terminé pour moi. Pour l'instant. Je devais faire comme si de rien n'était jusqu'au jour où ils me diront la vérité. De mon côté, je garderai le silence. J'avais foi en la Justice de mon père.
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