Prise de fonctions
Tenko Sozen
Une estrade avait été installée au milieu de la place d'arme, devant le mat au faîte duquel claquait le drapeau de la Marine. Les soldats étaient rangés en rangs identiques et à la géométrie parfaite. Les caporaux se distinguaient en bout de ligne et géraient leurs rangs. Les sergents coordonnaient les colonnes. Sur le plancher de bois surélevé, Tenko se tenait droit et fier au milieu d'autres soldats du rang promus à des postes de sous-officiers. Il était le seul à avoir intégré la sphère des officiers subalternes, après avoir été recommandé comme vice-lieutenant par Décro Foin, le seul lieutenant de la base. Le commandant Big Zoubi avait donc donné son accord et la cérémonie avait été organisée. On avait ressorti les vieilles demandes de promotion pour éviter d'organiser quoi que ce soit pour un seul homme et on avait réuni tout le gratin de l'île. Directement à sa gauche, à quelques mètres de lui, se tenaient Pordric Malsouin et Robert Blop, le premier étant l'un des trois grands exploitants-poissonniers de l'île et le second étant le maire de Poiscaille. Ils semblaient tout deux être venus par politesse plus que par véritable intérêt. Le jeune officier jeta un regard dans leur direction puis se concentra à nouveau sur son supérieur direct, Décro-Foin, qui tenait un discours à l'occasion de la cérémonie.
"Et c'est pour cette raison que nous ne devons jamais perdre de vue la seule lumière capable de guider nos pas dans l'obscurité: l'intégrité! Cette même vertu qui nous différencie de ceux que nous combattons et qui légitime notre action, cette même vertu qui permet à nos concitoyens de dormir sur leurs deux oreilles, cette même vertu qui enfin me pousse à faire confiance en notre institution, pure et honnête, puissante et courageuse, implacable et juste!"
Une nuée d'applaudissements résona alors que le jeune marin réprimait un fou rire. S'il se trouvait sur cette estrade à ce moment précis, c'était justement pour permettre au discours du lieutenant à tête de cheval de devenir une vérité permanente sur Poiscaille. La garnison était remplie de corrompus prêts à fermer les yeux devant les méfaits des puissants industriels en échange de coquettes sommes. Et à la tête du système se trouvaient Big Zoubi et les Trois Videurs, représentés ce jour-là par Malsouin et son homme de paille Blop. Le vieux commandant s'approcha du bord de l'estrade et remercia son subordonné avant de lui aussi tenir un petit discours de remerciement aux soldats dévoués à leur tâches et prêts à donner leurs vies pour les idéaux défendus par leur institution. Il finit même par demander une minute de silence pour tout les hommes tombés dans les guerres qu'ils avaient menés. Cela aurait presque été émouvant si les propos étaient sortis d'une bouche réputée sincère. Le vieil homme invita enfin Tenko à se rapprocher de lui et il retira ses galons de troisième classe pour les remplacer par l'insigne qui officialisait son grade de vice-lieutenant: deux chevrons bleus sur fond blanc. Pour couronner le tout, Décro Foin plaça sur les épaule de la jeune mouette son manteau au dos duquel était indiqué son nom et son grade.
Le jeune officier salua ses supérieurs et se tourna vers la foule. C'était lui qui devait donner le troisième et dernier discours de la cérémonie, au nom de tout les autres promus. Il se racla la gorge et commença. Le stress lui nouait l'estomac. Non pas qu'il était effrayé par la perspective de devoir s'adresser à ceux qui étaient maintenant sous son autorité d'une manière différente, mais surtout parce qu'il devait donner la meilleure impression possible aux pontes de la corruption. C'étaient eux qui décidaient du sort de chaque soldat sur cette île, et il était évident que le plan sagement et prudemment monté avec Décro Foin pour enfermer tout ce beau monde ne serait envisageable que si le jeune officier jouait de la carte du zèle avec parcimonie
"J'aimerais remercier ma hiérarchie pour ma promotion, et bien entendu pour celles de mes camarades. Je crois qu'il est important que vous sachiez que l'escalade de l'échelle n'est pas impossible. Il y a un jour encore, j'étais un soldat comme vous, tout en bas de l'imposante hiérarchie. Mais parce que j'ai montré mes compétences et que j'ai participé à l'entraide essentielle à notre tâche avec ferveur, je me trouve aujourd'hui sur cette estrade, devant vous. C'est un honneur, beaucoup trop grand pour ma personne, que d'intégrer le corps des officiers. Mais c'est aussi une grande responsabilité."
Il s'arrêta, jetant un regard sur l'assemblée qui semblait pendue à ses lèvres. Où peut-être était-ce là seulement une impression? Il fut saisi d'un doute l'espace d'un instant mais continua. S'il n’intéressais pas les troupes, il n’intéresserai pas Malsouin et Zoubi.
"C'est pourquoi je compte sur une coopération optimale entre tout les acteurs de cette île. Nous ne sommes jamais à l'abri d'une tragédie, même sur Poiscaille. Pensez au naufrage de notre patrouilleur, au meurtre d'Ugon par Motière ou simplement à l'assassinat de Colombe par la Reine des Cendres il y a de cela peu. Nous vivons dans une époque instable, dans laquelle le vivre-ensemble est crucial. Poiscaille est une île indépendante mais fidèle au Gouvernement Mondial. Et nous avons la chance de pouvoir travailler main dans la main avec monsieur Blop ou encore monsieur Malsouin. Alors si mon discours doit faire passer un message..."
Un bruit de bottes résonna derrière alors que Décro Foin quittait l'estrade en trombe, ayant compris le message à double sens du jeune officier: promouvoir la corruption et inciter le rang à y participer. En levant les yeux, Tenko put apercevoir le sergent Saaros se désolidariser des troupes et suivre le lieutenant. Des murmures s'élevèrent dans l'assemblée et Tenko se rejouit intérieurement. Tout se déroulait comme ils l'avaient prévu jusqu'ici. Même si ça ne représentait pas grand-chose, cela faisait du bien de commencer l'opération correctement. Mais il faudrait encore déterminer l'impact du discours sur les trois gros poissons.
"Si je dois donc faire passer un message, c'est celui-là: Restons unis et apprenons à tirer parti des opportunités pour ressortir plus fort des épreuves à venir!"
Un tonnerre d'applaudissements s'éleva. Les soldats avaient pu interpréter le discours de deux manières possibles: la manière honnête, qui clamait la puissance de l'union des forces ; la manière intéressée, qui encourageait à profiter plus encore du climat de corruption de l'île. Zoubi lui donna une accolade amicale sur l'épaule et encouragea les hommes d'arme à quitter la place, les sous-officiers ayant été décorés au préalable. Le reste de la journée fut consacrée à une explication exhaustive des tâches que sa fonction lui conférait à présent. La moitié de la paperasse s'accumulant sur le bureau de Décro Foin fut acheminée jusqu'à son propre bureau qui ne se trouvait pas loin du premier. C'était une pièce rectangulaire de taille modeste, au milieu de laquelle trônait un vieux bureau qui avait dû avoir du cachet quelques décennies plus tôt. Il s'installa sur sa chaise et inspecta quelques papiers, avant de voir qu'une note avait été laissée pour lui. Il devait s'occuper d'inspecter la section du sergent Saaros. Une procédure de routine visant à vérifier que les troupes étaient toujours en conditions pour agir selon leurs devoirs. C'était aussi le moment de répertorier leurs éventuelles blessures avec un examen médical. L'inspection était effectuée tout les trois mois pour assurer à la Marine de posséder des troupes irréprochables. Mais beaucoup dérogeaient à la règle et n'effectuaient que des visites annuelles.
Tenko se leva, se saisissant d'un carnet et de quoi noter. Il parcourut les couloirs, rendant leur salut aux hommes qu'il croisait. A plusieurs reprise il dut se retenir de saluer des sous-officiers. Il ne se faisait toujours pas à sa soudaine progression dans la hiérarchie. Il déboucha enfin dans la cour et croisa un des hommes sous le commandement du sergent blond. Il lui demanda de ramener sa section dans la cour d'entraînement et se dirigea vers le terrain en question. Quelques minutes plus tard, le sous-officier sortit avec ses hommes. Six escouades de cinq soldats chacune s'alignèrent en rangs tandis que le vice-lieutenant faisait un appel exhaustif de la troupe. Trois noms attirèrent son attention: Gert Flip, caporal de la 1ère Escouade ; Luk Poms, première classe vétéran de la 4ème Escouade ; et enfin Trys Murt, caporal de la sixième escouade. Le jeune officier laissa traîner son regard sur chacun de ces hommes, essayant de les jauger. Leur choix n'était pas réellement anodin: les enquêtes qu'avaient menées Décro Foin au fil des années passées dans la garnison lui avaient permises d'identifier les principaux maillons de la chaîne des ripoux. Giri Saaros remarqua le regard insistant de son supérieur sur certains de ses hommes et lui demanda la permission de commencer les tests d'aptitudes physiques. Tenko acquiesca sans lâcher un mot.
Il se rapprocha de son subalterne pour observer les soldat qui étaient encadrés et examinés par leurs caporaux respectifs. Saaros s'assura qu'aucune oreille ne traîne dans les parages et s'adressa au jeune officier sur un ton presque informel.
"Il y a quelque chose qui vous gêne chez Flip, Poms et Murt, vice-lieutenant?"
Tenko ne répondit pas immédiatement, attendant qu'un des hommes en question soit à portée d'oreille pour répondre à son interlocuteur. Autant en faire profiter ceux qu'ils visaient. Saaros travaillait de concert avec lui dans cette opération souterraine, et son rôle avait été de prédisposer les pourris à devoir trouver un nouvel associé après que le précédent ait eu un "tragique accident." Le bougre était enfermé dans une maison tranquille où personne n'irait le chercher jusqu'à ce que le plan soit terminé. Tenko haussa sa voix et plongea son regard dans celui du dénommé Poms. Un vieux soldat qui avait presque autant rempli ses poches que Zoubi dans toute cette affaire.
"Il paraît que ce sont d'excellent soldats! Les meilleurs de toutes les mers!"
"Votre source est fiable pour sûr lieut'nant!"
Flip souriait de toutes les dents qui lui restaient en regardant l'officier subalterne qui lui rendit son sourire en essayant de ne pas montrer le dégoût que lui inspirait la bouche du caporal. Il inspecta les relevés des performances des six escouades et constata qu'avec l'absence d'entraînement régulier, un bon tiers des hommes étaient passés en dessous des exigences en agilité, en endurance et en préçision au tir. Il envoya les hommes de rang à l'infirmerie pour l'examen médical obligatoire. Il chargea aussi Murt, le troisième homme qu'il gardait à portée de vue d'apporter les dossiers des blessures dans son bureau. Le caporal s'exécuta, presque trop zélé. Les soldats revinrent par escouades de l'inspection et se placèrent à nouveau en rangs dans la cour. Parmi eux, Tenko sembla déceler une certaine appréhension. L'étape suivante était supposée être l'inspection des chambres par l'officier en personne, tandis que le sergent chargé de coordiner la section devait surveiller ses hommes. Mais quand ils furent tous là, le jeune vice-lieutenant leur donna la permission de rompre les rangs, malgré les protestations du sergent Saaros.
Tenko usa de son autorité sur son associé et mit fin à la conversation. Il allait manger dans la main des hors-la-loi jusqu'à ce qu'ils l'invitent dans leurs cercles. Une fois dans le système, il essaierait de se mettre à une place confortable et de gagner la confiance de Big Zoubi, sa cible principale. Alors que les hommes se dispersaient, le jeune officier se rapprocha de Flip, Poms et Murt, qui discutaient adossés contre un mir. Il attendit que Saaros disparaisse de sa vue pour entamer la conversation avec les trois hommes. C'était maintenant que tout aller se jouer: se fondre dans la meute ou être visible comme un pachiderme au milieux de souris. Il croisa mentalement les doigts et prit enfin la parole, s'adressant à celui qui lui avait répondu plus tôt.
"Flip, il y a quelque chose dont je voudrais vous parler."
Dernière édition par Tenko Sozen le Jeu 9 Mar 2017 - 14:09, édité 1 fois