Dans le genre pire idée du siècle, sortir la serviette et aller faire mumuse avec le toutou trempé et assoiffé de sang, il y avait bien moyen que ça atteigne le top. C’était tout du moins la pensée qui traversa l’esprit de Raphaël juste avant que Dorothy ne parvint à s’approcher suffisamment du prédateur pour lui susurrer quelque mots à l’oreille. Un instant plus tard, elle enfourchait la bête et hâche brandit à la manière d’une princesse guerrière, la laissait démarrer comme un boulet de canon, hurlant à la mort de ses ennemis.
Le croupier savait de source sûre que les idées stupides amenaient souvent à d’étranges situations. De celles qui l’avaient amené jusqu’ici, La première avait été d’écouter un vieil homme et de lui faire confiance. Le souvenir d’une photo de famille usée par le temps, une chevalière entraperçue à Cocoyashi, un compagnon de voyage croisé au cours d’une drôle d’aventure, et cet étranger qui pour la première fois se présentait à visage découvert l’avait convaincu : Séville était en danger.
Trop tard pour la sauver à présent, cette vérité avait beau déchirer son cœur il ne pouvait plus rien faire pour elle. Ses semaines de geôle lui avaient permis de pleurer l’archéologue et le moindre des souvenirs qui lui été attaché. «
D’où viens-tu ? Qui es-tu ? ». Cela faisait des années qu’il n’avait pas rêvé de cette nuit, de la morsure de l’eau glacée, des rires et des cris. Cela faisait des années qu’il ne s’était plus réveillé avec cette douce voix l’enserrant dans ses bras chaleureux, pourtant à travers son visage couvert de sable et d’algues, il revoyait toujours le sourire et les boucles noires de cet ange venu l’accueillir. Il se revoyait encore s’inventer un patronyme, menteur et fugitif, et pourtant se voir offrir un toit, une éducation, une nouvelle famille et une nouvelle vie. Il se revoyait encore cracher sur tout ça, enfant gâté dont on ne voulait pas passer le caprice, trop curieux, trop insouciant, trop étranger à sa nouvelle île pour en accepter les règles. Chaque fois qu’il s’était lové contre la pierre rêche de Rhétalia, il avait repensé à la dernière fois qu’il l’avait vu, claquant la porte pour ne jamais revenir : «
Très bien, je me débrouillerais seul. ». Chaque fois qu’il avait fermé les yeux, recroquevillé sur lui-même dans l’insipide prison il frissonnait en la revoyant lui sourire une dernière fois, agenouillée, vaincue, sueur et sang mêlant les boucles de ses cheveux de cendre.
Et si à chacune des personnes qu’il avait abattues depuis, l’impact de ces souvenirs s’était peu à peu refroidi pour le faire lentement glisser vers l’indifférence, une nouvelle idée stupide venait de germer dans son esprit. Un parasite. Un nuisible. Une rébellion : Aujourd’hui il s’échappait, pour lui, pour celle qui avait été sa mère d’une vie.
"
Bordel il faut qu’on s’active si on veut trouver un moyen de s’en sortir, prends à droite, je les prends par la gauche ! Je pense avoir une idée pour qu’on puisse atteindre le pont. "
Emporté dans son élan pour s’écarter du chemin de Toto, mais surtout par celui de son nouvel objectif, Raphaël dut probablement surprendre l’homme à lunettes qui lui servait de coéquipier en prouvant qu’il était capable de formuler des phrases complètes. Ce-dernier acquiesça sans broncher et s’éloigna de son côté pour laisser une allée royale, direction Morue, à Dorothy et son destrier. Las d’être sur la défensive, le vert qui avait abandonné son bouclier s’empara d’une seconde épée en enjambant un cadavre pendant sa course.
Contre le cri de son mollet blessé, il se jeta de toutes ses forces sur l’épouvantail dont le visage couvert de sang trouvait encore moyen de sourire. L’attaque du marine l’avait privé d’un œil. De son côté Mountbatten se retrouvait face au visage difforme de Tin Man, dont le heaume de fer blanc s’était retrouvé fendu par la même attaque. Contre les ordres du maître des lieux, il avait préféré l’enlever et dévoiler au monde sa réelle apparence. Une oreille et le nez rentrés dans le crâne, des zébrures de peau brunâtre gargouillant en pustules et rides indiscernables, des petites touffes de cheveux maculées de sueur et de sang, et la seconde oreille soigneusement découpée en même temps que le casque qui la protégeait. Les spectateurs les plus proches, habitués à voir se battre une légion de guerriers charismatiques laissèrent parler leur surprise et leur dégoût, les plus secoués étant bien sûr ceux qui depuis ses débuts avaient supporté le bûcheron de fer blanc.
Mais contre toute attente l’engouement du public explosa. Les lames des gladiateurs vinrent une fois de plus éclater les unes contre les autres. Aussi surprenant que cela pouvait paraître les spectateurs manifestèrent un déchaînement d’émotions à la découverte de l’hideuse identité du guerrier.
Ce dernier, percevant l’agitation de la foule se laissa troubler un instant. Ses deux oreilles mutilées ne lui permettaient plus d’entendre qu’un vertigineux brouhaha qui pesait sur sa concentration, mais sa vue toujours très bonne lui permettait d’anticiper les attaques de Mountbatten.
Pas celle de la gueule de Toto en revanche.
"
Idiot ! "
Cri d’effroi dans la foule.
Complètement fou, le loup avait d’abord chargé Morue sans la moindre considération pour son environnement, balayant et déchiquetant les cadavres sous ses pattes. Sa cavalière avait bien tenté de garder un semblant de contrôle, mais après avoir jeté le colosse à terre et avoir barré son visage d’une sanglante estafilade, la bête s’était aussitôt retourné pour trouver les proies qui l’intéressaient le plus : Tin Man et Scarecrow, les gladiateurs qui l’avaient fait tomber à l’eau. D’un coup de mâchoire puissante, Toto brisa l’armure de l’homme de fer au niveau de son torse, plantant profondément ses crocs dans sa chair. Il le secoua avec hargne avant de le laisser violemment retomber au sol.
Réagissant très rapidement, Mountbatten se rendit invisible et roula sur le côté pour se dégager du passage destructeur de la bête. Raphaël, lui profita de la petite diversion pour faire apparaître et plaquer une main chaussettée contre la garde de Scarecrow, se ménageant au passage une ouverture. Ses épées roulèrent entre ses mains et d’un mouvement puissant, il vint les planter toutes deux dans l’abdomen de son opposant.
"
Cette fois je suis un peu près sûr que tu vas arrêter de m’emmerder. "
Laissant les épées en place pour s’épargner une nouvelle douche de sang, le croupier laissa l’épouvantail, estomaqué, tomber à genoux. Ils y étaient presque.
"
Plus qu’un ! Les gars, il faut qu’on tienne bon la liberté nous tend les bras, la vérité va éclater et je compte bien faire fermer cet enfer. -
On attend toujours la brillante idée, censée nous faire sortir ! " répondit Mountbatten en se rendant de nouveau visible un court instant.
"
Ça arrive, ça arrive ! -
On peut toujours essayer d’utiliser Toto si il faut ! Crève Morue !" hurla Dorothy en réussissant à reprendre le contrôle sur sa monture qui s’approchait dangereusement de la tête de Raphaël.
Si durant ses jours en cellule, Raphaël n’avait jamais vraiment cherché à discuter avec les autres détenus, il avait toujours tendu l’oreille et entendu beaucoup d’histoire. L’une d’elle était celle de Dorothy Gale Castel, épouse, mère, et surtout l’une des journalistes d’investigation les plus réputées de sa génération. Engagée, populaire et porteuse d’idéalismes, ses témoignages avaient pour beaucoup valeur de vérité absolue, y compris parmi les officiels. Ce qui expliquait probablement la présence de son secouriste. Et si elle avait toujours éviter de se montrer en public pour préserver sa vie privée, son seul nom avait de quoi faire trembler les compagnies et les empires corrompus. Mais même en n’étant pas Madame tout-le-monde, on ne se frottait pas si facilement aux affaires Rhétalienne, et Riguel lui-même s’était délecté à l’asservir, à lui trouver une nouvelle identité et une nouvelle sorte de popularité.
Contre son gré, Raphaël avait commencé à l’admirer. Sentiment contradictoire qui l’avait encore un peu plus poussé à se renfermer sur lui-même.
"
Vous n’allez pas vous en sortir si facilement ! "
Se relevant d’un bond, l’immense gladiateur saisit le loup par la nuque et lui fracassa la tête contre le sol de l’arène. Dorothy, écrasée, eut un haut le cœur. Incapable de saisir son arme elle était prisonnière de sa propre mort. Toto tenta de se débattre , crocs et griffes dehors, ses muscles puissants étaient taillés pour broyer des os humains. Seulement Morue, lui, semblait être taillé pour broyer n’importe quoi et d’une simple pression s’apprêta à briser la nuque de l’animal.
"
Allez… Bats-toi ! Tu peux le faire… Uurghh… " encouragea la journaliste d’une voix tremblante et étouffée par le poids de la bête en train de se débattre.
-
Crève sale clebard ! "
Mais un coup de poing dans son œil vint l’empêcher un court instant de passer à l’acte. Les légionnaires du croupier étaient de retour. D’un mouvement de bras, il balaya les chaussettes volantes qui esquivèrent pour mieux l’entourer. Peu importe. Elles n’étaient que des pucerons pour lui, à peine porteuse de la force du croupier. Chaque chose en son temps, d’abord il devait s’occuper du loup. Ce qu’on ne lui laissa pas faire, un trou sanglant venant s’ouvrir dans son pied. L’invisible ! Se cambrant sous l’effet de la douleur, il chercha par réflexe à attraper son agresseur et relâcha du même coup la pression sur Toto et Dorothy. Le loup lui croqua aussitôt l’avant-bras. Hâche à la main il voulut frapper mais, un peu en retrait, il vit le vert occupé à récolter des sabres et des épées sur le champs de bataille. D’autres de ses mains artificielles l’accompagnaient et quand relevant les bras dans une drôle de position il croisa son regard, Morue sentit l’ombre de l’inquiétude le gagner.
"
Qu’est-ce que--
Sword Box ! "
Disparaissant à l’unisson, la dizaine d’armes blanches qui flottaient dans les mains de Raphaël réapparurent dans un bruit étouffé tout autour de lui. Une chaussette empoignant chacune des lames en direction de ses organes vitaux. Incapable d’analyser cette attaque invraisemblable, un pied cloué au sol et un bras entravé par une puissante mâchoire, Morue se laissa déborder par la situation qui le cernait. Cinglantes, les dix lames s’abattirent froidement, transperçant la chair du gladiateur comme dans un célèbre tour de magie. Seulement ici pas de boîte, pas de trucage.
"
Bordel, on se tire ! "
Hurlement de douleur. Déluge de sang. Dorothy et sa bête eurent tout juste le temps de se dégager que le corps du colosse commença à s’agiter. Vif Mountbatten, lui donna le coup de grâce de sa fameuse attaque en croix sous les applaudissements, les sifflements et les huées des spectateurs tandis que Raphaël plantant sa propre épée dans le pont de brique jaune préparait leur sortie.
Ses assistantes s’agitèrent aussitôt pour ramasser de nouvelles lames, avec suffisamment de prises les trois compères pourraient escalader.
"
Arrêtez. " résonna solennellement la voix de Riguel dans tout le stade, figeant Raphaël et Dorothy en même temps qu’elle imposait le silence dans les gradins.
"
Je crois que nous avons nos deux gagnants. "
Bras tendus vers la foule, radieux et triomphant, Riguel s’avançait en grand maître sur le balcon d’où il présidait tous les combats. Il commença à applaudir et tout le monde suivit. Sourire aux lèvres, la perte de Morue ne semblait même pas avoir fait frémir son cœur, il se délectait du pouvoir qu’il exerçait sur ses pions. Aucun d’eux n’étaient irremplaçables.
Tétanisés, les corps des gladiateurs ne répondaient plus. Les invocations de Raphaël s’évanouirent, laissant retomber dans une cacophonie métallique les sabres qu’elles portaient à plusieurs mètres de hauteur. Toto, calmé par la voix écrasante de son ancien maître gémissait nerveusement en attente d’une réponse de Dorothy. Le marine qui arrivait aux limites de son endurance redevint visible et ne put cacher la cerne d’inquiétude qui palpitait sur son front. À trop se focaliser sur sa sortie, il n’avait pas pensé aux problèmes que lui poseraient le Peto Peto no Mi. Du coin de l’œil il aperçut Scarecrow et la boîte de conserve usagée qu’était devenue Tin Man. L’un était en train d’agoniser en silence, contraint par l’ordre de Riguel tandis que l’autre s’agitait lamentablement, tentant de ramper et d’appeler au secours de sa voix presque éteinte.
Le collier de gelée verte entourait les quatre cous humains, mais pourtant un se débattait encore. Et tandis que la cavité ensanglantée qui marquait un peu plus le visage du bûcheron donnait à Mountbatten de premiers éléments de réponse, le maître des lieux fit d’un mouvement de bras taire les spectateurs.
"
Seulement, avec nos deux vaillants gladiateurs beaucoup trop de nuisibles subsistent Peto Peto Peto... C’est pourquoi j’en appelle à vous ! Pour les faibles, les mourants sera-ce donc la vie… " déclara-t-il bras tendu et pouce levé vers le haut avant de violemment le faire pivoter vers le bas "
OU LA MORT ?! "
L’agitation reprit le public. Les cadavres étaient si nombreux qu’ils discernaient à peine le bûcheron et l’épouvantail. Tous les autres étaient morts, y compris Morue et Coward le lion gigantesque. Son binôme, désorienté, commença à s’énerver et à se cabrer pour faire chuter sa cavalière qui venait de l’enserrer au cou. Raphaël lui s’était jeté par surprise sur le marine et le maintenait au sol, une lame sous la carotide.
À mort ! À mort ! À mort !
Le message de l’assemblée était clair. Il fallait encore faire couler davantage de sang. Le rire de Riguel se mêlait aux hurlements des spectateurs, son bras encore tendu dans une position indécise, il jouait avec l’impatience et l’humeur de ses concitoyens. Le lieutenant Mountbatten, désarmé, se débattait du mieux qu’il pouvait contre son ancien allié. D’une main il repoussait sa guillotine, de l’autre il essayait de saisir le visage de son agresseur ou un bout de tissu qu’il pourrait déchirer.
"
Bouchez-vous les oreilles ! Si vous ne l’entendez pas son fruit ne marche pas ! Bouchez-vous les oreilles bon sang ! "
Il avait trouvé une solution, mais n’arrivait-elle pas trop tard ?
"
Alors ce sera LA MORT ! "
Théâtral, le pouce de Riguel s’affaissa enfin dans un hurlement euphorique. La lame iridescente de Dorothy marqua une jolie courbure dans les airs avant de fendre le crâne de son ami d’un jour. Les larmes perlèrent à ses yeux. Elle ne contrôlait rien d’autre. Au même signal, le corps de Raphaël voulut enfoncer le fil de son épée dans la chair de sa victime. Mais Mountbatten réagit plus vite et d’un coup de poing échappa au sort qu’on lui avait désigné. D’un autre il déclencha un nouveau tremblement de terre en se relevant et d’un dernier il envoya valser Raphaël dans la pataugeoire qui commençait à se former entre les cadavres.
À l’impact, de grandes éclaboussures s’envolèrent aux quatre vents et en sentant ses pieds mouillées, le secouriste dut bien reconnaître qu’il n’était pas encore capable de déclencher des tremblements de terre.
L’arène se reconfigurait. Le niveau de l’eau montait.
***
"
Kwoa Kwoa Kwooooooa"