Aujourd’hui, c’mon tour de patrouiller. C’est toujours pas marrant d’aller se balader dans la jungle pendant que les autres se la coulent douce à réhabiliter les barraques, mais au moins, on n’est plus censé se faire tirer dessus depuis que l’accord de paix a été négocié entre les sauvages et Thorn. Par contre, on patauge toujours dans l’humidité, la végétation trop luxuriante et les nuages d’insectes qui s’abattent sur chaque pouce carré de chair à l’air libre.
On s’y fait, j’suppose. Ca fait à peine quelques jours, et on n’a toujours pas d’accident à déplorer. J’pense que Bouba tient suffisamment bien ses petits camarades qu’ils viennent pas casser de l’envahisseur. Faut dire aussi qu’on a toujours des otages, des p’tits jeunes entre six et dix ans qui vont avoir la joie de découvrir la vie telle que proposée par le Gouvernement Mondial. Les veinards.
On a quasiment les mains dans les poches mais pas totalement. Quand les fourrés vingt mètres plus loin commencent à s’agiter, les sabres commencent à sortir de leurs fourreaux, les fusils sont mis en joue. C’est finalement que notre éclaireur, qui fait un signe avant de s’approcher. Il se contorsionne bizarrement, écarte délicatement les branches et les herbes pour pas laisser de traces, si ce n’est celles de ses godasses dans la terre meuble. Il commence à maîtriser l’environnement, j’ai l’impression.
« Lieut’nant. Y’a des traces un peu plus bas, qui vont vers le cours d’eau. »
J’creuse ma mémoire, j’recase la géographie et la topographie des lieux.
« Des traces de quoi ? D’animaux ? Des grosses bestioles ? Ou des sauvages qui respectent pas la ligne de démarcation ?
- Nan, nan, c’est ça qu’est bizarre. C’est humain mais pas eux.
- Des pirates qui auraient accosté en douce ?
- Possib’.
- On y va, mène. »
Les autres ont assez entendu de l’échange pour savoir que ça va p’tet barder.
« On y va en douceur. Si on est trop peu nombreux, on repart aussi sec et on appelle des renforts. On s’est pas fait chier à prendre l’île pour que les premiers connards venus y fassent ce qu’ils y veulent. »
Après les grognements d’assentiment de rigueur, on prend la route derrière l’éclaireur, Davy Mains-Moites. Il jette fréquemment des regards excédés derrière lui à cause du bruit qu’on fait, mais il a pas d’autre choix que faire avec. Il nous faut une bonne demi-heure pour arriver là où on veut, et en étant devant, j’ai pu voir quelques traces qui, effectivement vu les marques de bottes, sont pas celles des sauvages, qui favorisent des sandales en truc tressé ou les pieds nus.
Sur quelques signes de sa part, on se baisse tous. D’après ce que je sais de l’île, on est assez proche d’un ruisseau relativement déserté. Y’a une petite cascade sur une dizaine de mètres aussi, généralement plus un filet d’eau ou un ru qu’une rivière. Ici, il y a davantage de traces, ce qui fait dire qu’ils doivent avoir établi un genre de campement. Ca paraît bizarre qu’ils soient là depuis longtemps mais… D’un autre côté, un cours d’eau, la mer à une petite heure, et doit même y avoir un genre de crique pas loin. Ca se défend plutôt bien, comme point de ravitaillement.
On avance pliés en deux en évitant la trace, suffisamment proches pour la lire sans y foutre les pieds. Le glougloutement de l’eau se fait plus insistant, jusqu’à une petite clairière de rien du tout, trois mètres sur quatre à tout casser. On fait le tour, tout doux, mais plus de piste, plus rien. Quelques pas vers l’intérieur, en posant délicatement le pied, et…
Une fraction de seconde plus tard, on se retrouve projeté en l’air, serré les uns contre les autres, entassé dans un filet. Le plus vieux truc de la jungle, le piège à touristes, putain. Davy lâche un juron bien senti au milieu de ma propre série ininterrompue. On est tellement collé les uns aux autres que j’peux même pas sortir un couteau, bloqué que j’suis au niveau des bras et des jambes.
Les autres, ceux qui sont pas dans le piège, ont des sourires goguenards.
« Ramenez vos faces de rats et sortez-nous de là, que j’ordonne.
- C’pas plutôt vous qu’êtes faits comme des rats, Leut’nant ?
- Très drôle, Surin. »
Ils ricanent un peu, suffisamment aguerris pour rester méfiants de ce qui les entoure. Surin hausse les épaules et commence à grimper dans l’arbre pour couper la corde. J’me retiens de lui faire remarquer qu’on va tous se viander les uns sur les autres. Il doit pertinemment le savoir, mais ce sera pas moi qu’aurai mal, avec le Tekkai. Chacun sa merde, au bout d’un moment.
« Hé, attends, Su… commence un Marine. »
On s’met alors à chuter, comme prévu, ce qui coupe le souffle du gars, qui en prime se trouvait tout en dessous du sac de corde. Il laisse échapper une suite de gémissements en tombant au sol puis quand ses petits camarades lui tombent dessus, moi compris. Il nous faut pas beaucoup plus de temps pour nous dépatouiller du piège et nous épousseter, chacun affectant de ne pas avoir eu sa p’tite fierté personnelle écornée par l’interlude.
« Hep hep hep. Maintenant qu’on a bien rigolé, il serait temps de trouver qui a posé ce putain de piège, non ? »
La corde qui a servi à nous coincer là est le classique cordage multi-fonctions, utilisable aussi bien pour un bateau, tant que ce que ça tient n’est pas trop massif, que pour des poteaux ou j’sais pas quelle connerie dans une ville. La thèse de pirates venus faire relâche dans un coin de l’île progresse dans un coin d’ma tête. Ça nous changera des sauvages, au moins. Puis c’est le GM, ici, maintenant.
Reste à trouver la trace, qu’on avait perdue en arrivant dans la clairière, avant de tomber dans le piège. Davy lève soudainement la tête, et grimpe dans l’arbre auquel la corde était accrochée. Il examine soigneusement les branches, l’écorce. Ah. M’faut quelques secondes pour paner que si y’a pas de traces au sol, elles sont p’tet en l’air. Mais comme on est des bœufs, on le laisse faire le tour des arbres, essayer de trouver ce qu’il cherche, que ce soit un bout de vêtement, une branchette cassée ou une crotte de singe qui indique l’étoile du nord.
On fait relâche pendant qu’il bosse, rapidement secondé par deux autres types moins manchots que nous, qui ont davantage la fibre d’éclaireurs. C’est cool, il en faut toujours quelques-uns dans chaque section. J’pourrais aider, j’ai les bases, mais d’une j’veux pas étaler mes nombreux talents, et de deux, j’dois dire que j’ai un peu la flemme, surtout après être tombé dans le piège. J’préfère mâchouiller que j’me suis fait avoir en paix.
Une dizaine de minutes plus tard, alors que mes hommes ont disparu dans la canopée, l’un d’eux surgit d’un buisson, et alerte tous les Marines, qui braquent leurs fusils sur lui.
« Wowowo, les gars, du calme, c’est moi !
- Merde, t’es con !
- Allez vous faire foutre !
- Dites, bouclez-la, pour voir. T’as trouvé un truc ?
- Oui, Lieut’nant, on a une trace vers le nord.
- Vous avez identifié ce que c’est ?
- Justement, on sait pas trop…
- Pas des bottes ou quoi ?
- Sauf vot’ respect, si c’était des chaussures normales, on aurait reconnu.
- Ouais, pas faux. Tant pis, on y va, alors. »
J’le suis de près à travers les fourrés, les autres derrière. J’communique en langage des signes de s’écarter un peu, histoire de pas se faire à nouveau piéger. Puis, si on tombe dans une vraie embuscade, on sera plus à même de trouver une bonne couverture. Plus à même de se faire cramer, aussi, mais, hein…
Il faut pas long avant qu’on arrive à une grotte à l’entrée étroite. Même si la végétation est abondante à cet endroit, les traces de passage le sont tout autant, que ce soit au sol, où la terre est bien plus battue qu’ailleurs, ou les feuilles et branches brisées qui sont nettement visibles, même pour des regards moins entrainés que ceux de nos éclaireurs.
L’entrée est quand même salement étriquée. J’impose volontaire pour passer devant, des fois que y’ait un piège, et j’déploie mon haki de l’empathie. Le couloir s’élargit au bout de quelques mètres, et y’a une dizaine de personnes groupées un peu plus loin. Caché dans un renfoncement, un type respire l’envie de meurtre. Quand la sagaie prend son envol, je sais déjà où elle va atterrir, alors j’me contente de me tourner de côté et de la saisir quand elle passe.
J’la retourne d’un mouvement du poignet mais j’la lance pas. M’ont pas l’air bien dangereux, les loulous. J’lâche un sifflement et les autres Marines entrent au compte-goutte. A ce stade, ça sert plus à grand-chose d’essayer d’être discret, de toute façon. Le lanceur a reculé pour rejoindre ses camarades, et ils s’enfuient tous en courant par ce qui est probablement une sortie de secours. En à peine une dizaine de secondes, ils s’égayent dans la jungle, hors de portée de mon haki.
Chacun de leur côté, aussi, ce qui tue un peu la thèse des pirates, à moins qu’ils soient naufragés.
Et ils laissent un des leurs en plan.
Avec un soupir, j’enfile l’étroit corridor jusqu’à ce qui doit servir de salle commune et de pièce à vivre. Un petit feu achève de mourir dans un coin, tout comme l’homme allongé sur une paillasse de fortune, au teint pâle et aux joues hâves, avec une couche de sueur sur toutes les parties de son corps que j’aperçois. Ca pue la maladie, les corps sales restés enfermés trop longtemps, la promiscuité. Rien dont j’ai pas l’habitude.
A vingt centimètres, j’sens déjà la chaleur de la fièvre du malade. Pas besoin de signaler quoi que ce soit, mes soldats sont efficaces. Ils font rapidement le tour de la caverne, et se postent aux deux points de sortie, en cordon de sécurité standard. La soldat la plus calée en médecine et premiers secours, Bib, se pointe avant même que j’aie pu ouvrir la bouche pour donner un ordre.
Elle commence son examination, prend le pouls, la respiration du malade. Elle m’écarte pas trop délicatement en me poussant de l’épaule, et j’me bouge ailleurs en attendant qu’elle finisse. Elle soulève la couette jusqu’à mettre à jour un genre de cataplasme puant au niveau du mollet. Bib le renifle, ce que j’aurais pas osé vu que j’manque d’étouffer de là où j’suis. Puis elle se relève en s’époussetant les mains.
« Alors ?
- Infection. Faudrait retirer la bouillasse dégueulasse pour pouvoir voir ce qu’il y a en-dessous. Et lui filer des antibiotiques.
- On a des médocs ?
- En ville, ouais.
- Et dans les kits de premiers secours ?
- On pourrait l’amputer maintenant, mais vaut mieux regarder déjà. Ca va probablement se finir à la scie, cela dit.
- Il a pas l’air bien.
- Ouais. On va pouvoir le ramener ?
- Si on tarde pas trop, il devrait survivre.
- Bon, on remballe, alors. »
J’ai hésité à foutre une patrouille qui resterait ici, mais on sait pas qui va revenir, ou si même ils reviendraient. Autant rentrer tous à la maison et essayer de voir ce qu’on peut tirer de mon nouveau grabataire préféré. Des pirates venus faire relâche deviennent de moins en moins à l’ordre du jour. P’tet des naufragés, ou des victimes d’une mutinerie.
Il nous faut quelques heures, même en ligne droite, pour retourner en ville et balancer le malade dans les pognes des docs de la Division. Ils sauront bien s’en occuper, et ont pour ordre de m’envoyer chercher dès qu’il reprendra conscience. Conscience pour de vrai, pas le blabla fiévreux infâme qu’il a bafouillé à l’oreille des Marines qui le portaient à travers la jungle.
C’est le beau milieu de la nuit quand une douce voix féminine me susurre à l’oreille.
« Psst, Lieutenant ?
- Mgnh…
- Woh, Lieutenant, réveillez-vous !
- Heing, ouais, j’suis réveillé, quoi ? »
J’ai la voix trainante et les yeux qui collent. Pas assez dormi, et de loin. Il fait encore bien nuit, de ce que j’vois de mon hamac, et j’ai vraiment pas envie de me lever. Une forme sombre est dressée à côté de mon épaule.
« J’me remue, que j’dis en bataillant en me levant.
- Ouais, ouais. »
J’retrouve Bib dehors, j’suis totalement débraillé et j’finis à peine de boucler ma ceinture qu’elle entame.
« Le patient s’est réveillé, Lieutenant.
- Ngqui ? »
J’bois une gorgée à ma gourde, tiède et au goût de cuir, évidemment, mais ça me détend déjà un peu l’intérieur de la bouche.
« Le mec qu’on a trouvé ?
- Ouais, vous vouliez être prévenu.
- Yep, allons-y. Il va comment ?
- Euh… Vous verrez. »
J’aime pas trop quand on me dit ça, mais j’suis encore un peu embrumé, donc j’laisse filer en essayant de finir de me réveiller. Sera bien temps de voir plus tard.
Dans la grande tente qui sert d’hosto de campagne, y’a pas grand-monde. Quelques gastros plus ou moins fictives de types qui veulent esquiver le boulot, et nos quelques blessés des accrochages avec les sauvages. La plupart vont déjà suffisamment mieux pour pas rester dans l’odeur de médocs. Séparé des autres par des rideaux tirés, l’inconnu regarde autour de lui en secouant à intervalles réguliers les menottes qui l’attachent aux barreaux du lit.
Il a l’air plus en forme que tout à l’heure, mais y’a un creux en-dessous d’un de ses genoux. La scie –lavée, et le maillet posés un peu plus loin veulent tout dire. Il a les yeux fixés sur nous, enfoncés au milieu de son visage qu’avait déjà un front proéminent et une mâchoire prognathe. Il retrousse les lèvres sur ses dents un peu moisies. Bon, tant de bosser un peu.
« Salut, mon gars. »
Devant l’absence de réponse, j’reprends.
« J’suis le Lieutenant d’élite Angus, de la Vingtième Division. A côté, c’est Bib, toubib de fortune. Tu veux pas nous dire qui t’es ?
- Les démons. Ils sont où ?
- Quels démons ? Y’a pas de démons ici.
- Mais si, avec leurs pagnes et leurs lances, et leurs cracheurs de feu maintenant…
- Les sauvages ?
- Oui, les démons sauvages !
- A l’autre bout de l’île, peuvent plus trop venir ici, en fait.
- Je sens qu’ils sont dans le coin, là. Tout autour. »
Je hausse un sourcil en direction de Bib, et elle secoue la tête.
« Non, ils sont vraiment pas là.
- C’est FAUX !
- Si tu nous dis comment tu t’appelles, je leur dis de partir.
- Vous ne pouvez pas, ils sont partout. Il faut retourner se cacher…
- Pas besoin de se cacher, ils ont peur de venir ici.
- Ils viendront dans la nuit, pieds nus, on ne les entendra pas. Ils tueront tout le monde, brûleront les maisons… Comme… Comme…
- Comme ?
- Comme la dernière fois ! »
J’me fige quand il dit ça. La dernière fois que tout a cramé sur l’île ? C’était y’a deux ans, dans la mutinerie des Saigneurs.
« Fait combien de temps que t’es là ?
- Je ne sais pas. Une dizaine d’années !
- Non mais, dans la jungle, à survivre ?
- C’est depuis… depuis… Le Grand Feu !
- J’te laisse retrouver ton prénom. Si tu nous dis pas, on pourra pas te faire une nouvelle jambe.
- Jambe ?
- Ouais.
- Ah, ma jambe ! Elle me gratte un peu ! »
J’me tourne vers Bib.
« Morphine ?
- Ouais, la belle dose.
- Ceci explique cela.
- Nan, l’est vraiment totalement parano.
- Sans la jambe, je ne peux pas courir ! S’exclame le survivant.
- Justement, nous faut le nom pour faire les papiers. Pour la nouvelle jambe, t’sais.
- Jerome. J’aurai vraiment une nouvelle jambe pour courir ?
- Sûrement. Et sinon, tes petits camarades ?
- Oui ? Dit-il d’un air méfiant.
- Ils sont sur l’île depuis aussi longtemps que toi ?
- Certains sont arrivés un peu avant ou un peu après, je ne me souviens plus très bien…
- Ils étaient tous là pour le Grand Feu ?
- Et la Traque, oui, ils étaient tous là. Il ne reste que nous. Enfin, Anne et Georg se sont fait attrapés peu après le début… Ils ont sûrement été mangés…
- On pourrait les trouver où, tes copains ?
- Vous avez trouvé le Refuge. Ce n’est plus sécurisé… Ils ont dû se disperser. La Fin est proche… »
Tout au long du dialogue, son visage s’est peu à peu couvert de sueur, et il entrechoque de plus en plus les menottes qui l’attachent et l’empêchent de s’enfuir ou je sais pas quoi. J’ouvre la bouche pour continuer mon interrogatoire quand Bib me pose la main sur l’épaule. Elle fait un signe de tête et on s’éloigne un peu.
« Faut éviter de trop l’agiter, Lieutenant. Il sort d’une amputation, est encore fiévreux, et semble salement parano.
- Ouais, j’ai vu. Mais du coup, t’as entendu ? C’est p’tet les seuls survivants de l’attaque de l’île. Faut retrouver les autres. On pourra p’tet éclairer des aspects, ou en tout cas, ça fera du bien au GM.
- Mais pour le moment, il a besoin de repos. Les autres attendront bien encore un peu.
- T’as pas compris ? Ils ont une espèce de religion bizarre, maintenant, quand même. On sait pas ce qu’ils peuvent foutre.
- On les retrouvera pas si on n’a pas plus d’informations. Et de toute façon, avis médical, il lui faut du calme, c’est non-négociable.
- Okay, okay, avis du doc. »
Le truc, c’est que j’suis pas sûr du tout qu’on aura le temps de retrouver les autres, entre les colons et les sauvages.