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Pathétique.
Le premier sentiment qui vient à l'esprit de Thatch est pourtant mitigé. En pensant cela, il se rappelle de sa propre situation bien peu de temps auparavant. D'abord mousse, puis réel matelot, il avait pris les armes très jeune et assurait dès lors le rôle multi-tâche de pirate et de matelot. Si désormais il navigue par ses propres moyens et avec son propre équipage, il se trouvait à la place de tous ces agitateurs auparavant. Et ça n'était il n'y a pas si longtemps.
Il parcourait les ports et tavernes les oreilles grandes ouvertes pour guetter tout recrutement, lorsqu'il avait du quitter ses anciens compagnons. Soit par recherche d'un meilleur profit, soit parce que l'ancien équipage n'existait tout simplement plus. Alors il se cherchait de nouveaux alliés, de quoi gagner son pain pour la semaine, le mois, voire l'année. Quelques rapines efficaces, il n'y a rien de mieux !
Alors non, même si c'est ce mot qui est venu à son esprit en premier, non, cette situation n'est en rien pathétique. Cette situation fonde les racines de la piraterie telle que Thatch l'a vécue.
Mettant ce mot de côté, il entreprend de terminer son appétissant plat sans trop se laisser distraire par l'atmosphère générale qui alterne entre accalmie soudaine et remue-ménage délirant. Tavernier est un travail vraiment difficile. La piraterie, c'est bien plus calme.
Ironie.
Voilà que le soûlard de service se ramène et s'effondre lamentablement dans l'assiette de Thatch, projetant le peu de nourriture restant tout autour, brisant le tout et se tailladant les joues avec les débris. Puis il glisse sur le côté de la table, laissant derrière sa tête une trace rougeâtre dégoulinante.
Le vrai souci, ça n'est pas qu'Edward ait les vêtements parsemés de petits éclats de nourriture. Le souci, c'est qu'il était tout juste à la fin de son repas. Le souci, c'est qu'il a isolé durant tout ce temps les meilleurs extraits de son plat afin de les rassembler en une bouchée finale destinée à ravir ses papilles au plus haut point. Le souci... c'est que cet abruti d'emmerdeur de type bourré vient de foutre en l'air la totalité de son repas en le privant d'une douceur finale unique et irremplaçable. Le souci, c'est qu'en dépit du fantastique festin qu'il vient de déguster, son repas est à ses yeux totalement gâché.
Et s'il y a bien une seule et unique règle à ne pas enfreindre ce soir, c'est de pourrir le repas de Thatch alors qu'il profite d'être au La Belle Rouge pour s'en mettre plein la panse.
«
Oh héhé c'est couillon ça, y a Robeeeert qu'a défoncé ta table hihihiiiiii ! »
Idiot ! Il a quoi dans le crâne ce couillon ? Quand même, ça se voit que ce pirate à l'épaisse barbe noire n'est pas le genre qu'on emmerde, ça se voit qu'il faut pas le provoquer, ça se voit tout ça quand même ! Non ? Peut-être. Mais le pote de Robeeeert, il est bourré. La preuve. "Robeeeert".
Saoul ou pas, Thatch l'assomme net en frappant d'un grand coup de bras la tête du gars sur la table rouge du sang de Robeeeert. Leurs deux camarades tentent de se lever mais sans réel succès : encore plus imbibés d'alcool, ils s'effondrent de la manière la plus pathétique du monde en renversant leur propre table et leurs chaises, s'assommant eux aussi dans leur propre action. Alors l'homme à la barbe noire entasse les uns sur les autres les quatre corps évanouis des quatre abrutis devant sa table, de manière à se faire une sorte de muraille humaine. Enfin, il se dirige vers le comptoir.
Personne ne semble s'être intéressé à cette courte scène. Et tant mieux. Que l'autre capitaine s'occupe de recruter, Thatch n'est pas là pour ça.
«
Eh Barm, tu m'ferais un autre plat s'il te plaît ?
- Encore faim ? Avec ce que t'as englouti ?
- Toujours faim. Surtout quand on me gâche ma fin de repas. »
Il fait signe au chef cuistot en lui montrant sa table, un peu à l'écart de la salle, désormais protégée par quatre soûlards empilés.
«
Tu m'as fait quoi encore là-bas ?
- J'ai pas aimé leur attitude. T'en fais pas, tu sais que je te payerai si dégâts il y a. J'aime bien ce lieu.
- J'm'en fais pas pour ça. J'm'en fais surtout pour eux. Ils sont morts ?
- Si mort il y a, c'est à cause de la boisson. J'en ai frappé qu'un.
- Mouais...
- Au passage, viens un coup nettoyer ma table. Ils ont laissé des morceaux d'eux dessus. »
Levant les yeux au plafond, Barm Hahn suit le pirate à travers le capharnaüm. Soirée bien avancée. Pirates bien bourrés.
«
Tiens Edward, on dirait qu'on ta volé ta place !
- Putain.
- Ouais oooh s'cuse nous "Edward", on savait pas qu'y avait ton nom ici, tant pis pour toi du coup ! Eh toi le vieux derrière, envoie nous à boire, on a soif tous les deux !
- Il m'a tutoyé là ou je rêve ?
- Laisse tomber Ed'...
- Il m'a appelé Edward ! Mais il est fou ! Eh l'affreux ! Vous allez me donner du "Monsieur Thatch" ! On n'est pas des connaissances tous les deux ! Et vous allez déguerpir d'ici immédiatement !
- C'est qu'il mordrait le toutou aux poils noirs ! »
Levant les bords de leurs vestes, les deux ahuris signifient bien clairement qu'ils sont armés. Pistolets et couteaux, le parfait attirail du petit pirate.
«
Edward... »
Mais sans prêter attention aux paroles de Barm Hahn, Thatch projette depuis ses manches une corde sur chacun des deux marins d'eau douce, qui s'enroule immédiatement autour de leur frêle cou. Alors qu'il réagissent à peine et montent leurs mains à leur gorge pour se débattre, il les attire à lui en les faisant passer par dessus la table et les cogne violemment l'un à l'autre, pour les entasser, à leur tour, sur les quatre autres.
«
Avec ça, on m'fera plus chier. »
Puis, remarquant le regard noir de son camarade le coq :
«
Plus fort que moi. Sers moi les deux boissons qu'ils auraient prises, ça compensera. Et, s'il te plaît, passe un coup sur cette table, on dirait qu'on y a égorgé le porc que tu vas me servir tout à l'heure. »
«
Merci Barm. »
Et Thatch se réinstalle enfin à sa chaise, calmement, dans son petit bout de paradis tout relatif.
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