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Deuxième jour.
Oui, minuit vient de passer.
Un bébé singe tout noir, tout poilu et tout mignon s'extrait du buisson avec une extrême difficulté et regarde d'un air attendri le monstre à ses côtés.
«
Baaaaaa !
- Bordel de Diable... »
Deux mains géantes surgissent de l'ombre autour de l'un des pirates et se claquent l'une contre l'autre, aplatissant le pauvre homme, réduisant son corps à un état mi-liquide mi-pâteux. Fier de son œuvre d'ouverture de la confrontation, le gorille se dresse sur ses pattes arrières et tambourine son torse dans un vacarme assourdissant.
Les quatre pirates restants dégainent leurs sabres et se préparent à l'affrontement qui risque fort de tourner à la catastrophe. Ils sont placés en arc de cercle face à la bête, assez espacés les uns des autres.
Le gorille charge à pleine puissance sur l'un d'eux, qui n'a pas le temps d'esquiver et se fait écraser contre un arbre. Embroché sur les branches.
Préférant éviter de perdre d'autres hommes bêtement, Thatch adopte une nouvelle tactique. Il s'écarte vivement sur le côté alors que le monstre se déchaîne contre le corps déjà sans vie martyrisé contre l'arbre. Edward envoie valser ses cordes en direction du bébé singe, l'enroule et l'attire immédiatement à lui. Il sort un pistolet et le pose contre la tête de l'animal.
«
Eh mon gros ! On va arrêter les conneries, ok ? »
Le gorille se retourne. Vision d'horreur pour lui, son petit est pris en otage. Il s'arrête, pense, réfléchis même. Cela se voit dans ses yeux, il est loin d'être idiot. Il ne sait pas quoi faire, alors il imite : bravant les risques de voir son petit se faire tuer, il attrape les deux équipiers encore en vie de Thatch et les ramène à lui, les serrant dans ses énormes mains.
«
Tu veux jouer à ça ? Très bien ! »
Les yeux du pirate se remplissent d'un noir profond, perceptible même avec la noirceur environnante. Maintes fois il a eu recours à ce tour de passe passe destiné à effrayer les plus faibles esprits. Un simple animal n'échappera pas à la règle.
Mais ce gorille ne semble pas être une bête aussi influençable. A son tour, il reproduit l'action et ses deux monstrueux globes surmontés de sourcils broussailleux se remplissent à leur tour d'une sombre lueur pénétrante.
«
Comment... ? »
Misant tout sur ce dernier coup, Thatch utilise le tour ultime, celui qui à coup sûr fait son effet parmi les hommes. Une vague intangible de ténèbres déferle tout autour de lui. Le bébé singe se couvre les yeux, les pirates admirent leur Capitaine, le gorille recule de quelques pas, se couvrant la tête, malmenant au passage ses prisonniers. La vague noire se répand comme un anneau d'obscurité et de sombres sensations tout autour de l'homme à l'épaisse barbe noire. L'aura noire du diable.
«
Le noir, c'est moi ! »
L'animal tremble, détourne la tête, mais se reprend. Et, fidèle à ce qu'il sait faire, il imite. Il imite le regard sombre, il imite la vague de terreur, il imite la déferlante de ténèbres. Il copie à l'identique ce que fait Thatch.
Les deux monstres de noirceur se font face et envoient leurs prisonniers valser sur le côté, comme pour se débarrasser d'éléments gênant, comme si cela les empêcher de prendre le dessus sur leur adversaire. Le gorille a descendu son visage au niveau de celui du pirate, leurs yeux sont à moins d'un mètre l'un de l'autre, deux paires remplies de ténèbres qui rivalisent de terreur. Leurs déferlantes se déversent l'une contre l'autre, elles sont intangibles mais apparaissent bien dans l'esprit de chacun. Les vagues noires se heurtent l'une à l'autre, formant des volutes de sombres fumées qui ne sont que visions illusoires mais qui font leur œuvre dans les âmes.
Mais l'imitation est parfaite, Thatch ne parvient pas à surmonter son adversaire. Il ne faiblit pas, il n'est pas surpassé, mais il n'arrive pas à passer outre la force de la déferlante opposée.
Sur le côté, les deux pirates et le bébé singe se sont assis, attendant patiemment que la scène se passe.
«
Bon, ça commence à bien faire là...
- 'vont rester longtemps comme ça ?
- Baaaaaa
- Ouais p'tit singe comme tu dis... Déjà 20 minutes, qu'ils sont comme ça.
- C'est ton papa ?
- Ba !
- C'est oui ou c'est non ça ?
- J'sais pas... Attend... Est-ce qu'il fait nuit ?
- Ba !
- Est-ce qu'il fait jour ?
- Ba ba ba !
- Et voilà ! Donc c'est ton papa... Il est fort ton papa dis donc.
- Ba ! »
De concert, Thatch et le gorille s'arrêtent. Et, comme pour demander la paix, le monstre de poils tend son énorme main vers le pirate. Plongeant son regard plus apaisé qu'auparavant dans celui de la bête, Edward accepte et lui serre la main. La sienne est frêle en comparaison de celle du singe, mais le gorille fait attention à ne pas la broyer. Les deux anciens adversaires s'échangent un sourire satisfait, mi-carnassier, mi-bienveillant.
«
Aéonbaba !
- Il a dit "papa" ?
- Meuh non, "baba" !
- J'aurais juré qu'il avait dit "ça c'est mon papa"...
- Un singe ça parle pas !
- Ouais mais... 'sont foutrement intelligents eux deux... »
Le Capitaine revient vers ses hommes, alors que le petit singe court vers son papa.
«
Eh bien...
- Comme vous dites M'sieur Thatch...
- On fait quoi maintenant ?
- On rentre. On vient de perdre deux gars réduits en purée, et on est pas de taille à se venger. Et puis... ça ne servirait à rien. »
Alors lui et ses hommes commencent à se mettre en marche. Mais les deux singes leur emboitent immédiatement le pas.
«
Euh Capitaine ? Ils nous suivent je crois...
- Mais... Pourquoi Diable ?
- Baba é éoé ou o eu ahi
- Son papa est désolé pour nos deux amis.
- Vous comprenez le petit ???
- Ouais, j'savais qu'il pouvait dire oui et non mais de là à faire des phrases...
- Mais c'est pas des phrases ça !
- Et dis moi petit singe, pourquoi vous nous suivez ?
- On baba eu ou aihé ou e este e ot i
- Et là ?
- J'ai rien compris. Attendez... Vous nous suivez c'est ça ?
- Ba !
- Vous allez nous attaquer ?
- Ba ba ba !
- Ouf... Vous allez nous aider ?
- Ba !
- A faire quoi ?
- Ai a oi
- Merde... ne posez que des questions fermées, on va pas s'en sortir sinon...
- Vous voulez nous aider pendant longtemps ?
- Ba !
- Très longtemps ?
- Ba !
- Il parle ton papa ?
- Ba ba ba...
- Bon... En route, on verra bien ce que ça donne ! De toute manière, on ne peut pas les empêcher de nous suivre... »
Alors le groupe constitué des trois pirates, de l'immense gorille et de son petit reprend sa route. Déjà, direction le campement de fortune qu'ils avaient abandonné pour la course poursuite. Et ensuite, au matin, il faudra rentrer à la calanque.
La tête qu'ils vont faire, là-bas...
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