Tandis que les récents événements l’avaient brusquement détournée de sa mission et de son compte rendu, voilà que ces derniers avaient soudainement refait surface au cours des derniers jours de navigation en direction de Marie-Joie. Le retour s’était déroulé sans encombre… jusqu’à ce que la jeune femme ne poussât les portes de l’immeuble où était secrètement basé le CP9.
Elle n’avait jamais trop pris la peine de détailler les locaux où elle résidait lorsqu’elle n’était pas en mission. L’endroit, plutôt grand, faisait à la fois office de bureaux sur plusieurs étages ainsi que de lieu de résidence pour les agents non affectés, les coordinateurs et l’administrateur. Celui-ci possédait de toute manière toute une panoplie de logements et ne restait sur place que lorsqu’il devait veiller tard.
Il était tard.
Le débarquement s’était achevé une heure plus tôt, le temps de rejoindre Marie-Joie depuis le G-0 sans trop se presser. Le temps de changer d’habits en chemin, dans un endroit pas trop exposé, pour revêtir son habituel apparat de civil. Lorsque Annabella travaillait, Amanda n’existait plus, c’était notamment vrai lorsqu’il s’agissait d’aller voir son supérieur. Après tout, personne n’allait au travail déguisé et la cheffe d’équipe ne faisait pas exception.
Dire que l’endroit était abandonné, en cette heure tardive, relevait donc d’un euphémisme, à l’exception d’une lumière illuminant l’une des loges des bureaux du deuxième étage. Ceux-ci étaient vastes, simples, similaires aux espaces ouverts dont on pouvait aisément constater le foisonnement dans bon nombre de bâtiments typiques de l’architecture rectangulaire Marie-Joenne. La ville qui s’étendait sous les pieds du domaine des Dragons Célestes était froide de base, mais sa décoration d’intérieur laissait tout autant à désirer et l’office des agents du CP9 ne dérogeait définitivement pas à la règle infâme. Mise à part une petite machine à café vrombissante à force d’être constamment utilisée, le mobilier faisait peine à voir et les décorations sur les murs de l’espace partagé étaient tout bonnement inexistantes. Là, le cadavre d’une fleur pouvait à la limite traîner dans un vieux vase tubuleux que personne n’avait rempli depuis des lustres. La pauvre bestiole était totalement desséchée, momifiée au point de ne plus être reconnaissable.
Annabella aurait parié sur une tulipe.
Derrière la porte en verre, la silhouette de Sloan O’Murphy était distinguable, bien que floutée par le grain sur la surface vitrée qui permettait à l’administrateur de conserver un brin d’intimité. Consciente que celui-ci ne l’avait pas entendue venir, elle fit donc une courte halte dans sa propre loge où elle déposa prestement ses affaires, son manteau et le sac contenant son uniforme, avant de se servir une tasse de café. Depuis le temps qu’elle n’avait pas fumé, elle se délecta même d’une simple cigarette avant que la porte vitrée qui barricadait la pièce où se trouvait le bureaucrate ne produisît un léger claquement. C’était un signe, celui-ci l’attendait.
Effaçant le reste de son mégot sur un cendrier déjà bien garni, l’agente du CP9 fit donc marche en direction du seuil non sans adopter une démarche bien singulière : celle d’une femme qui se sent de retour chez elle et peut enfin se décontracter un minimum. La présence du supérieur n’y changeait rien. Enfin, c’était ce qu’elle pensait.
La main sur la poignée ronde prestement dévissée, elle entra. Et fut surprise de voir que le bureaucrate n’était pas seul : devant lui, un petit brin de femme semblait passer le temps en regardant le vide. Non, c’était plus compliqué que ça : ses yeux semblaient calculer quelque chose dans l’air. Ou lire. Mais avant qu’Annabella ne pût comprendre comment fonctionnait cet état de stase, la brunette aux cheveux courts s’arracha à sa contemplation pour river sur l’arrivante deux immenses prunelles, les plus grandes qu’eut pu voir l’albinos dans toute sa misérable vie, qui la mirent spontanément mal à l’aise. Sans broncher, la blonde finit toutefois par s’asseoir sur la chaise que lui présentait O’Murphy dans un sourire… bienveillant. Elle n’avait pas écouté le moindre mot découlant de ses formules de politesse et avait répondu hasardeusement :
- Oui, quelle chance qu’il fasse aussi beau.
Il faisait nuit à présent, même si Anna n’était pas totalement dans le faux. Elle avait l’esprit occupé, car désormais elle se rendait compte que le visage et la silhouette de sa voisine lui rappelaient quelque chose… ou plutôt quelqu’un.
- Ma foi. Agent Browneye, si vous voulez bien nous excuser, je dois m’entretenir seul à seul avec notre cheffe d’équipe ici présente. Nous avons… et elle le vit, elle vit son regard sombre, l’espace d’un millième de seconde, avant qu’une sorte d’angoisse à demi-simulée ne prît le dessus. Il se passait définitivement quelque chose de pas net, mais la blonde était sûre de connaître le fin mot de cette histoire avant longtemps. Nous avons beaucoup de sujets à aborder. Je vous laisse nous attendre dehors, auprès de la machine à café ? Je l’entends bouillonner d’ici.
Nouveau sourire froid, nouveau geste de la main pour ordonner à la novice de fiche le camp poliment. Celle-ci ne se fit pas prier, peinant toutefois à détacher le regard de sa supérieure qui la dévisageait désormais avec des grands yeux étonnés. Browneye, hein ? pensa-t-elle tandis qu’elle replaçait une mèche de cheveux pour mieux voir son interlocuteur du coin de l’œil, le temps de tourner la tête.
- Je viens faire mon rapport au sujet d’Arcadia, comme convenu. Avec un peu de retard mais je suppose que..
- Vous supposez bien ma chère, je suis au courant. Vous avez bien fait, même si j’avoue avoir été surpris d’apprendre que vous n’étiez pas restée superviser la construction aux côtés de Flint comme je vous l’avais… préconisé. indiqua-t-il pour toujours rester dans le politiquement humble, ni plus ni moins. Mais Anna commençait à connaître le bonhomme, elle ne lui tenait de toute manière pas rigueur : c’étaient ses directives qui avaient fait d’elle l’agent émérite qu’elle était désormais. Et vous m’avez agréablement surpris ! Cette intervention auprès du Vice-Amiral Fenyang… un véritable exploit. Vous savez décidément toujours être au bon endroit, au bon moment. Et une fois n’est pas coutume, votre présence tombe, malheureusement, à pic.
Le bureaucrate croisa alors ses mains, tandis que son visage venait s’assombrir seconde après seconde. L’air lui-même dans la pièce semblait se rafraichir progressivement, pourtant ça n’était pas faute de bénéficier d’un bon radiateur et de murs particulièrement bien isolés. L’atmosphère était juste froide, mentalement parlant.
- Malheureusement ? ne put s’empêcher de relever la jeune femme en plissant les yeux, définitivement soupçonneuse.
Elle l’avait senti dès son arrivée, elle savait que quelque chose d’anormal se tramait. Mais l’homme d’affaires avait baissé la voix au point de ne quasiment plus se faire entendre : quoi qu’il était en train de se passer, ça n’était pas encore sorti de cette pièce.
- Vous n’êtes probablement pas sans savoir que notre bien aimé directeur, Noxe, est en mission depuis plusieurs mois.
- Il est vrai que je n’ai pas eu l’opportunité de le voir depuis… mon arrivée, monsieur O’Murphy.
- La malchance que voilà ! Malheureusement, je suis au regret de vous annoncer que vous n’aurez peut-être jamais cette occasion… En effet, il y a de fortes chances que le Directeur Noxe soit mort.
Le mot fut décoché dans l’air tel une flèche, brutal comme la balle d’un revolver qui vint se ficher directement dans le cœur de l’albinos. Alors c’était ça, se dit-elle. Désormais l’administrateur arborait un visage des plus ténébreux, à demi-mangé dans l’ombre de la lampe qui n’illuminait que le plan de travail et les contours de son facies. Adossé contre sa chaise, les mains croisées comme dans un élan de machination psychopathique, il était difficile de dire si le jeune homme se réjouissait de la mort de son collègue ou s’il la déplorait. Enfin, sa voix trahissait tout de même une certaine douleur. Les deux hommes faisaient équipe, malgré tout. D’une certaine façon.
- Comment.. commença l’agente d’une voix chevrotante digne de la plus innocente des brebis. Elle n’eut pas à terminer sa phrase, par chance, ce qui lui évita de dévoiler plus longtemps son impuissance.
- Rien n’est certain, il est peut-être encore aux mains de l’ennemi. Mais disons que j’ai un moyen personnel de m’assurer que… Eh bien, vous connaissez les Vivre Card ?
Annabella dodelina fébrilement du chef, saisissant où l’administrateur voulait en venir. Elle-même possédait l’un de ces précieux bouts de papier qui lui permettait de se tenir au courant de l’état de santé du Vice-Amiral. Elle devinait actuellement l’état de la feuille qui devait renseigner celui du Directeur. Et comme s’il lisait actuellement dans ses pensées, l’administrateur vint piocher dans l’une des poches avant de son costard pour en retirer une miette agonisante.
De la largeur d’un pouce sur une hauteur similaire, le bout de papier écorné continuait à se consumer par une combustion interne sortant de l’ordinaire. Les yeux de la blonde ne s’écarquillèrent que davantage.
Noxe n’était techniquement pas mort, mais son état de santé laissait présager que ça serait pour bientôt.
- Et je suppose que vous me dites cela parce que…
- Parce que j’ai besoin que vous enquêtiez sur cette affaire.
Elle comprenait mieux désormais. Pourquoi les bureaux étaient si vides, même si la nuit était plutôt avancée. Pourquoi la jeune femme attendait à la porte. Pourquoi elle seule était au courant du bienfondé de la mission, tandis que la nouvelle n’aurait probablement jamais l’occasion de connaître la véritable identité de…
- Curtis Grant. C’était son nom de couverture sur le terrain. Il enquêtait sur… Vous connaissez la situation de Parisse, Anna ? C’est un royaume à proximité d’Arcadia, on peut y accéder grâce au Train des Mers…
Vaguement. Elle en avait certes entendu parler à bord de l’Umi Ressha, mais ça n’était pas vraiment allé plus loin. Un pays tranquille, à ce que l’on disait, bien que dévoré par une profonde ségrégation. Enfin, c’était déjà pas mal de savoir ça, Anna en fit part à son supérieur qui, toutefois, garda deux yeux fixés sur elle tels deux pupilles noirâtres n’exprimant rien sinon le vide sidéral de son âme. Oui, c’était un politicien, et il était bien connu que les politiciens n’avaient pas d’âme.
- Eh bien... C’est un peu plus compliqué que cela. En effet, il y a des… mmh… disons des castes à Parisse. Celles-ci sont représentées par des mouvements populaires. Au sein de la capitale, la Métropole comme on l’appelle, on trouve le Syndicat. Dans la région qui entoure la ville, la Campagne, demeurent les Insurgés. Puis, entre les deux, pour ceux qui ne rentrent ni dans une case ni dans l’autre, existent malgré eux ceux que l’on appelle les… Dissidents, voilà. expliqua l’homme avant de s’interrompre temporairement en voyant le regard perplexe que lui jetait sa subalterne. Non, non, pas des groupuscules révolutionnaires non… Enfin, ce n’était pas censé l’être. Mais il y a quelques mois, un faisceau d’indices a commencé à apparaître, des preuves comme quoi le pays ne serait pas si sain que cela.
- Sain ? Vous parlez des prémices d’une révolte ?
- Je parle des prémices d’une guerre similaire à celle qu’Arcadia a connue il y a près d’un siècle et qui l’a plongée au fond de l’abîme. gronda l’administrateur après s’être prestement levé pour bloquer ses deux poings sur son plan de travail et s’en servir comme support.
Dans ces rares moments, Sloan O’Murphy pouvait se montrer faible : les victoires révolutionnaires le rongeaient de l’intérieur et c’était particulièrement visible. Et si la victoire sur Arcadia devait l’avoir fait planer longuement, désormais il en était bien autrement. C’était tout de même un directeur de Cipher Pol qui avait disparu… tout comme le regretté Ao Novas, là-bas, à Alabasta.
Se redressant à son tour pour quitter le confort moelleux de son siège et goûter aux courbatures liées à un manque de confort évident suites aux dernières péripéties, la jeune femme rabattit alors une mèche rebelle avant d’annoncer tout haut ce que l’administrateur peinait à dire tout bas. Il semblait étrangement mal à l’aise, la Vivre Card toujours fichée dans sa main, si bien que l’agente supposa qu’il comptait la lui donner pour l’aider dans ses investigations. C’est donc tout en tendant une paume creuse qu’elle annonça finalement:
- Bien. Je pense avoir compris ce que vous attendez de moi, Monsieur O’Murphy. Je mènerai l’enquête pour savoir ce qui est arrivé à notre Directeur et essayerai d’éclaircir cette histoire de révolution.
- Je n’en attendais pas moins de votre part, ma chère Anna. conclut l’homme fatigué, dont les cernes étaient désormais plus qu’apparentes, en se débarrassant à contrecœur du petit morceau de papier grésillant qu’il tenait entre son index et son pouce. Tout cela sonnait beaucoup trop sentimental pour un manipulateur comme O’Murphy, mais Anna n’en tint pas compte : elle était particulièrement mal placée pour savoir ce qui se passait dans le crâne des autres. Elle peinait déjà à comprendre les rouages qui manœuvraient sa propre tête à elle.
- Et je suppose que… je ne serai pas seule pour cette mission, n’est-ce pas ?
D’ores et déjà arrivée à proximité de la porte, elle tourna à nouveau la poignée pour dévoiler, juste derrière, la silhouette de la fillette à la coupe façon carré plongeant. Celle-ci patientait devant la machine à café, observait nul ne savait quoi d’un air étonnement absent. Ce ne fut que dix secondes après qu’elle sembla s’éveiller et se rendre compte de la présence des deux individus qui attendaient visiblement d’elle qu’elle fût… eh bien… là.
- Un bon élément. compléta le bureaucrate qui peinait visiblement à tenir debout puisqu’il dut une nouvelle fois prendre appui contre un mur. Nous venons de l’accueillir dans nos rangs. Miss Sweetsong, je vous présente Angelica-
- Browneye, oui, j’ai cru entendre ce nom. coupa involontairement l’albinos qui n’avait désormais d’yeux que pour la petite nouvelle. « Angelica », ce nom résonnait indéfiniment entre ses deux oreilles. Il faisait écho à un passé lointain, à une douleur soudaine, à une perte. Tout cela s’était passé il y avait si longtemps maintenant que ça semblait presque être un rêve. L’absence de vide dans l’orbite droit de l’agente ne faisait que fortifier cette impression. Enchantée de faire votre connaissance, agente Browneye. Je suis sûre que Monsieur O’Murphy m’a déjà introduite auprès de vous, ce qui m’épargne donc l’obligation de le faire une fois de plus. Du moins, si nous devons véritablement faire équipe. J’ai déjà eu la chance de… mmh… combattre n’est pas le mot… disons « opérer » aux côtés de votre sœur, la Lieutenante Veronica Browneye. Et je dois dire que je place beaucoup d’espoirs en vous pour cette prochaine mission.
La cheffe d’équipe s’était finalement exprimée de façon autoritaire et véloce, comme elle avait pris le pas de le faire avec ses recrues au sein de la 346ème Carter.
Ses dernières expériences avaient probablement considérablement changé sa façon de voir la hiérarchie, apportant à Annabella une vision plus militarisée de la chose. Ce qui n’était pas nécessairement un mal, toutefois quand il s’agissait de faire respecter des ordres à la lettre. Ceci couplé aux enseignements du vieux Larson faisait finalement d’elle un officier flexible et réfléchi, dans la mesure où elle restait encore maîtresse de ses émotions. A ce moment-là, rien n’aurait su faire fléchir une telle image, pas même l’administrateur qui admirait la ferveur de son élément le plus brillant, s’il en était.
Dans tous les cas, la jeunette semblait avoir du mal à placer un mot. Sa bouche s’ouvrait et se fermait comme un poisson amnésique, si bien qu’au bout de dix secondes de silence gênant la cheffe d’équipe reporta son attention sur l’administrateur qui lui dévoila un grand et mielleux sourire.
- Je crois que la demoiselle est quelque peu intimidée par votre carrure d’officier supérieur de la Marine, ma chère Annabella. ironisa-t-il tout en sifflant entre ses dents trop grandes et trop blanches.
Mais une petite voix claire et fluette, légèrement monotone, ne tarda pas à démentir son affirmation.
- Excusez-moi cheffe, j’étais en train de réfléchir... à quelque chose. Bien sûr, de même, je… Enchantée de faire votre connaissance, Miss Sweetsong ! réagit enfin la prénommée Angelica tout en s’empressant de venir serrer hâtivement la pogne de sa supérieure. Je dois aussi dire que j’ai beaucoup lu à votre propos.
« J’ai beaucoup lu » avait-elle dit.
Automatiquement le regard de la blonde descendit donc pour venir inspecter les mains de son interlocutrice. Sans surprise, elle reconnût l’objet rectangulaire qu’elle tenait fermement entre ses doigts crispés. Et elle ne put s’empêcher de sourire à son tour, le plus naturellement du monde. Chose qui était pour le moins aussi rare qu’excentrique chez l’albinos. Elle éclata même d’un rire assez rauque, presque masculin. Des restes de sa couverture de Commodore, c’était certain.
- Hahaha ! Pas de doute, vous êtes bien une Browneye !