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Chance


Je déambule dans les rues peuplées, longeant les murs pour rester à l'ombre du soleil et des regards. Un cri aiguë de gosse me hérisse le poil, mon regard le trouve non loin et son index tremblant me vise. A sa tête, à ses gestes et à sa voix, je devine vite ce qu'il dit à celle qui l'accompagne.

- Mais-mais-mais c'est-c'est quoi ce dé-délire.. ELLE A QU'UN BRAS ! MAMAAAAAAN C'EST PAS HUMAIN ÇA !

Je m'arrête net. Mais j'en ai pas pour longtemps. Ce mioche m'a attiré trop de regards alors je dois me présenter. Effectivement, me manque le bras droit et j'ai découpé la manche de ma veste. Du coup, à qui veut, j'offre la vue de nombreux asticots blancs qui pataugent dans ma chair en prenant l'air. Les enfants aiment les glaces, alors mon regard se glace à son intention. Je transperce tellement ses yeux horrifiés que je m'imagine le paysage qui se trouve derrière sa tête. Le devenu muet frissonne et tremble davantage. Sa mère le tire, en vain. La peur décuple les forces du bambin et il résiste, ses pieds sont comme cloués sur place. Alors pour le faire bouger et pouvoir partir de meilleure humeur, j'agis vite. Trop vite pour son temps de réaction gelé. J'attrape un asticot gros comme l'ongle et lui lance avec précision vers ses cheveux blonds. Je reprend ma marche, je tourne, change de rue et... Il crie de tout son coeur. Intérieurement je suis satisfaite, car ce hurlement de terreur est bien plus beau à l'oreille que l'étonnement de tout à l'heure.

Un musicien mendiant, talentueux, profite de la panique pour s'attirer l'attention des âmes troublées. Il calme la foule qui est comme hypnotisée, gagnant par la même occasion quelques pièces. Déjà éloignée, j'entends peu les mélodies de son ocarina alors ça marchera pas cette fois, sur moi.

Je passe devant un homme inquiet. Il manque des barreaux à son échelle. Il me défie du regard.

- Madame ! Des pies voleu...

Je l'ignore.

- CONTRE DE L'ARGENT !

Je change de rue pour quitter son champ de vision. Les gens sont chiants quand il fait beau temps. Sont de bonne humeur et ils accostent n'importe qui. S'il a un souci la marine existe eh. Oh. Je m'arrête. Une taverne. J'éclate d'un shoot la porte d'ébène. Elle vole à l'intérieur et..

- SALUT LES FIFI-AH.

..la porte se fracasse contre des caisses en bois au fond d'une vaste pièce.

- NON MAIS ÇA VA PAS D'ENTRER CHEZ LES GENS COMME ÇA !
- Chéri, ce matin le vent a décroché le panneau de la taverne adjacente et il s'est coincé sur notre balcon, j'ai oublié de te le dire. Mais je me disais qu'étant nouveaux ici et ne connaissant personne ça nous permettrai d'accueillir des gens venant à l'improviste et ainsi se faire quelques amis. Oh je lis dans ton regard ta réaction. Je sais bien que tu ne bois pas et que faire venir de piètres poivrots serai un mauvais cercle amical mais..

Pendant que son mari est sous l'emprise de la voix qu'il aime tant, la femme me fait discrètement signe de partir. Elle doit avoir ses raisons et ça m'arrange.

C'est donc à côté que je voulais aller. Je ressors. Pourtant j'observe là une porte à l'apparence métallique, détail curieux pour une taverne en bois. Pas sûre de la faire danser en l'envoyant valser d'un coup de pied. Qui ne tente rien n'a rien. Je prend de l'élan, et je la dégage facilement. C'était un trompe-l'œil joliment peint, le patron doit en avoir marre des entrées sans respect. Toujours est-il que je peux enfin m'adresser au bon public.

- SALUT LES FIFILLES ! VOUS DEVRIEZ ÊTRE EN TRAIN DE TÉTER LES SEINS DE VOS MÈRES, LE LAIT FAIT GRANDIR PAS L'EAU ! FAITES LES PARIS ! J'VOUS PREND TOUS AU BRAS DE FER !

Et je m'asseois à une table vide sans regarder les réactions. Je pose sur la table mes avis de recherche pour comparer avec les têtes présentes. Rien. Je les réunis et m'en fait un éventail. Le proprio bronche pas, tant mieux. D'une table de trois, un gars se lève et vient sourire aux lèvres. Lui se fie pas aux apparences. Il s'asseoit perplexe et deux secondes plus tard il perd. J'ai lu dans ses yeux qu'il voulait pas me faire mal en modérant sa force. Tant pis pour lui, au suivant.

- Haha mais j'ai fait exprès !
- QUI EST LE SUIVANT ?

Et là ça commence vraiment, ils fallait qu'un idiot se jette à l'eau pour que tous accourent.

Cinq minutes plus tard, y'a un demi million sur la table. Je les ai tous défaits alors que c'était des droitiers. Tous, sauf deux personnes assises dans une pièce voisine. Ils veulent finir leur partie de poker. C'est alors qu'entre le voisin furax qui vient me réclamer l'argent des réparations. Il en profite pour gueuler au proprio que son foutu panneau ne tient pas. Le barman trop souriant, grâce à l'ambiance bon enfant qui règne, ne se laisse pas gâcher la bonne humeur et règle ça vite fait bien fait.

- Monsieur Motoro, avec les économies que vous ferez en devenant dès demain un client privilégié et venir boire selon votre gré, vous pourrez même avoir une porte en or massif. Aussi, concernant le panneau, je dois vous mettre dans la confidence. Les anneaux de fer rouillent en quelques jours sous l'assaut de l'air iodé, mais savez-vous que depuis quelques années les affaires de Fargas vont mal ? Les forgerons pullulent et le travail manque, c'est pourquoi nous défendons financièrement notre cher ami local en lui laissant effectuer des réparations temporaires. Moi, je suis pas censé savoir que l'acier inoxydable existe, et quel malheur ce serai de réparer ce panneau une bonne fois pour toutes. Adieu la convivialité autour d'un verre pour une bricole à réparer, ce serait éloigner les gens trop longtemps et même se comporter en égoïstes vis-à-vis de l'argent. Il faut partager ce que l'on possède, il n'y a que les rapports humains qui enrichissent. Monsieur Motoro, il faudra que je vous raconte une histoire passionnante mais là, voyez-vous, l'envie de parler me manque cruellement puisque cette jeune femme attablée nous illumine la journée. Voulez-vous assister à ses spectaculaires bras de fer ?
- Sans façon, lâche-t-il d'une faible voix avant de se diriger vers la sortie, la tête prête à imploser sous l'abondant flux de paroles.

Il ne reviendra pas le lendemain et regrettera son récent déménagement, ainsi que le fait d'avoir quitté la campagne pour la ville : un caprice de sa femme.

Sortent enfin de la pièce isolée les tant attendus finalistes de la partie. L'un est une montagne cornue, l'autre une personne déguisée en kangourou qui tient une mallette dans sa poche, le gagnant sûrement. Toutes les personnes présentes les incitent à me défier, une manière de dire "sauvez l'honneur ou perdons tous ensemble". De toute façon après une bonne cuite ils oublieront, j'espère. Le déguisé se prête au jeu et s'asseoir face à moi. Et là, je vois ses yeux vairons. L'un noir, l'autre violet. Je le reconnais direct comme étant un primé à un million. Il ne me connais pas et pose son coude sur la table, main ouverte pour m'inviter à la prendre. Avec grand plaisir. Je lui attrape et je lui tord le poignet dans un angle impossible. Je le tire vers moi et un coup de crâne plus tard il tombe inconscient.

Je sors son avis de recherche et le pose sur la table. Je prend mes gains et quitte l'endroit en disant..

- Voilà un million pour qui veux. Moi je garde mon demi gagné à la loyale. Faites-en ce qui vous chante. Tchao les gens.

Et je sors tranquillement, suivie de prêt par une ombre imposante. La montagne cornue me suit, sans rien dire. Taverne quittée, une bagarre générale débute.

Une minute plus tard, je lui demande pourquoi il me suit. Il me répond en langue des signes que c'est juste moi qui le précède sur un chemin commun. Soit. Je continue ma route en le regardant fréquemment derrière moi. Frustrant. Je lui demande de passer devant pour le garder à l'œil. Son silence me plaît et ses yeux brillent de fidélité aveugle. Mais j'en sais trop peu sur lui pour m'attacher.